jeudi 31 juillet 2025

Première munichoise de la Pénélope de Gabriel Fauré

C’est la femme qui donne forme à l’absence, en élabore la fiction
car elle en a le temps : elle tisse et elle chante. 

Roland Barthes, in Fragments d'un discours amoureux

Le Festival d'été de l'Opéra de Munich a donné l'occasion de découvrir un trésor caché de l'histoire de l'opéra, Pénélope, poème lyrique en trois actes de René Fauchois sur une musique de Gabriel Fauré, un compositeur surtout connu pour son Requiem, ses mélodies et sa musique de chambre, dont on commémorait l'an dernier le centenaire de la mort. 

Pénélope fait son entrée au répertoire de la Bayerische Staatsoper dans une production menée par trois maîtresses femmes : la cheffe finlandaise Susanna Mälkki est à la direction d'orchestre, la bavaroise Andrea Breth, qui fait ses débuts à l'Opéra de Bavière, assure la mise en scène et la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva incarne le rôle titre. Que l'unique opéra de Fauré ait été confié à un triumvirat féminin semble aller de soi :  au cœur de l'opéra se trouve Pénélope, un personnage issu des derniers chants de l'Odyssée d'Homère, une femme combative dans sa passivité et fidèle qui a pendant des années  résisté avec succès aux tentatives de séduction d'hommes avides de pouvoir qui cherchaient à succéder à son mari Ulysse, que l'on croyait perdu, sur le trône. Face aux exigences brutales des prétendants grossiers, avides, goujats, le combat de Pénélope est celui de la lenteur et de la patience, celui d'une femme qui puise sa force dans son intériorité et dont les armes sont celles de l'ingéniosité du prétexte de la confection d'un linceul pour le père de son époux, chaque jour tissé, chaque nuit parfilé.

L'oeuvre est définie comme un poème lyrique. Ce sous-titre est loin d'être indifférent, il livre une clé de lecture de l'opéra et de sa composition musicale. Hegel l'a fort bien formulé dans ses Leçons d'esthétique : « La poésie lyrique est à l'opposé de l'épique. Elle a pour contenu le subjectif, le monde intérieur, l'âme agitée par des sentiments et qui, au lieu d'agir, persiste dans son intériorité et ne peut par conséquent avoir pour forme et pour but que l'épanchement du sujet, son expression. » 

Andrea Breth explore la question de savoir si les retrouvailles entre Pénélope et Ulysse, le couple régnant, séparés depuis des années, peuvent être harmonieuses ou si elles risquent plutôt de s'accompagner d'aliénation et de déception. La metteuse en scène, réputée pour son réalisme psychologique et sa capacité à créer des atmosphères poétiques, investigue les états d'âme et la psyché de Pénélope.  

Dès l'ouverture, sa mise en scène expose les thèmes essentiel de la lenteur, de l'attente, de la monotonie et de l'ennui. La scène vide expose comme dans un musée des grands plâtres d'art antique, des statues muséales décapitées et démembrées, à l'exception de la statue d'un homme barbu assis et plongé dans ses pensées, peut-être une statue d'Ulysse méditant sur son rocher. Un homme en costume blanc pousse très lentement un fauteuil roulant dans lequel est assise une femme endormie, un autre homme lui aussi de blanc vêtu avance tout aussi lentement depuis le fond de la scène, puis se retire à reculons. Plus tard on se rendra compte que les deux hommes sont deux avatars d'Ulysse (le mendiant et le guerrier) et que la femme assoupie est Pénélope. Dans une scène plus éloignée, les rôles s'inverseront et c'est Pénélope qui poussera le fauteuil roulant où est assis Ulysse.

Victoria Karkacheva (Pénélope)

À la fin de l'ouverture un long caisson comportant trois pièces sort du côté cour et se dirige lentement vers le côté jardin. Un univers féminin pour la scène  initiale du premier acte. Des femmes sobrement vêtues de tenues aux couleurs sages et unies, du beige, du brun, du jaune pâle,... sont couchées les unes contre les autres, quatre femmes lavent du linge dans des lavabos, une femme agenouillée nettoie le sol. Le choeur des fileuses s'élève, une musique typiquement fauréenne aux tonalités gracieuses. Mais bientôt apparaissent des hommes en costumes et chapeaux mous, ils rôdent comme à l'affût de grivoiserie, ce sont les infâmes prétendants qu'accompagne une musique qui se fait menaçante. Le caisson continue de défiler, une quatrième pièce apparaît avec pour seul décor des bottes d'épis de blé, auprès desquelles Pénélope, assise à même le sol, brode avec soin le linceul toujours inachevé de Laërte, un linceul aux motifs végétaux dont les contours représentent des vagues bleues stylisées.  Une dernière pièce montre les prétendants en train de se gorger du vin d'Ulysse.

Andrea Berth a détriplé le personnage d'Ulysse. On voit la nourrice Euryclée en train de laver les pieds d'un jeune garçon qui n'est autre que le jeune Ulysse même si, pour un instant seulement, l'idée nous effleure qu'il s'agit de Télémaque, qui, avec Minerve, est un des grands absents du livret. Ulysse est joué par trois personnages, le jeune garçon, le mendiant et le roi d'Ithaque. Plus tard, Pénélope est représentée alitée inerte sur un lit qu'entourent les prétendants harceleurs, alors que dans la pièce à côté elle se trouve aux côtés d'Ulysse déguisé en mendiant. On voit Ulysse bander son arc. 


La scénographie fort bien agencée de Raimund Orfeo Voigt a encore prévu de montrer les carcasses bouchères de porcs destinées au festin du mariage de Pénélope avec un des prétendants. Une fois délestés de ces bovidés, les crochets serviront à suspendre des candidats au trône d'Ithaque, faits prisonniers, dans l'attente de leur exécution.

Euryclée (Rinat Shaham), Ulysse (Brandon Jovanovich)

Après l'entracte, la deuxième partie se déroule à nouveau dans le musée où un jeune berger fait paître deux moutons. C'est Eumée, le génial porcher d'Ulysse converti par René Faurois en berger, un être solaire porteur d'espoir, qui sur sa colline chante " le vent qui passe plein d’extases pacifiques !" Pendant mâle de la nourrice, le fidèle Eumée est, à l'égal d'Ulysse, conquérant ou mendiant, le second personnage masculin positif du livret. Quant à la nourrice, transformée en gardienne du musée, elle passe pas mal de temps à lire un livre qui semble la captiver. Aurait-elle trouvé un exemplaire de l'Odyssée ? C'est à présent au tour d'Ulysse de s'asseoir dans la chaise roulante poussée par Pénélope.

Pour leurs  retrouvailles, Ulysse et  Pénélope chantent leur fidélité. Les prétendants avancent comme une armée face à Ulysse, sans se douter encore du sort qui les attend. 


Le troisième acte se déroule à nouveau dans les pièces du caisson qui se font animalières : aux moutons et aux carcasses de porcs sont venus s'ajouter à présent des corbeaux dont la présence est un funeste présage qui annonce la mort des prétendants. Les suivantes de Pénélope, qui avaient dû subir les sévices sexuels de ces infâmes sont à présent munies de flèches puis de haches. Pour illustre le tir à l'arc, Andrea Breth a fait appel à Daniela Maier, une archère acrobate qui dans un extraordinaire numéro digne des meilleurs cirques parvient en se tenant en équilibre sur les mains à tirer d'un arc une flèche avec ses doigts de pieds tout en dessinant de son corps une figure parfaite. Les prétendants exécutés, le retour d'Ulysse sur le trône d'Ithaque et sa réunion avec sa femme sont célébrés dans un grand hymne choral dédié à Zeus.

Thomas Mole (Eumée)

Un poème symphonique

Grâce à la transparence de la musique de chambre et à l'utilisation de leitmotivs inspirés de Richard Wagner, le compositeur a créé une partition où l'orchestre est utilisé de manière symphonique, tout en privilégiant l'expression mélodique lyrique et l'intelligibilité textuelle de la voix humaine. La musique est celle d'un compositeur classique d'avant-garde, sa modernité consiste à créer un langage musical entièrement personnel en repoussant les limites du classicisme en lui faisant parler le langage de l'extase.

L'utilisation des leitmotivs (à l'époque de la création de Pénélope on parlait de thèmes) est plus réduite que chez Wagner et Fauré a trouvé une manière toute personnelle de les utiliser. Les thèmes principaux apparaissent dès le prélude. Le compositeur et musicologie Louis Vuillemin, qui avait assisté à la première, les avait repérés et définis : 

Le thème de Pénélope, anxieux, fervent et mélancolique comme la solitude de de l'épouse incomparable : les cordes l'exposent largement ; le thème d'Ulysse, que décèlent d'abord les trompettes, thème héroïque, mais d'un héroïsme où la force, la subtilité et — puis-je dire — la sagesse sont également mêlées ; n'est-ce point là l'héroïsme du prudent roi d'Ithaque ? Le thème qui nous dit l'amour et l'espérance irréductibles de Pénélope (écoutez, dans les stances qu'elle chante au premier acte, cette phrase : " Pas dont tous les chemins devraient garder la trace ! " Ceux qui nous peignent successivement la frivolité grossière des Prétendants, la paix départie aux mœurs pastorales d'Ithaque, etc., tous ces thèmes se font tout de suite entendre nettement à l'auditeur attentif et sensible. La logique de leurs développements, de leur union, nous a vite frappés et retenus. L'unité qu'elle confère à Pénélope nous a émerveillés et attachés; l'exactitude individuelle des caractères ne nous a pas moins conquis que la volonté qui les règle sur la vérité profonde de l'œuvre. 

Le poème symphonique de Gabriel Fauré est empreint de grandeur et d'éloquence tout en gardant de la simplicité. Le compositeur réussit des enchaînements harmoniques pleins de charme, qui servent souvent à accompagner l'expression de l'émotion. Son inspiration mélodique a de nobles accents. Susanna Mälkki a réussi à rendre toute la majesté et la puissance de cette composition éminemment inspirée. La voix de l'orchestre a un tel dynamisme et une telle présence qu'il faut de grands chanteurs pour la traverser. Le chant faurien est déclamatoire avec souvent des phrases avec une ligne montante, il fait penser au Sprechgesang. La mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva a pénétré avec beaucoup de finesse la psychologie et la force intérieure de son personnage qu'elle exprime avec justesse en des accents émouvants. Le ténor américain Brandon Jovanovich fait preuve d'une intelligence scénique raffinée  dans l'interprétation du personnage d'Ulysse qu'il interprète avec une grande éloquence de son ténor vibrant à la voix bien projetée et à la diction précise. La mezzo-soprano Rinat Shaham donne une Euryclée convaincante de sa voix chaude et bien posée. Le baryton anglais Thomas Mole, heureuse recrue de l'ensemble de la Bayerische Staatsoper depuis cette saison, donne un Eumée enchanteur, son interprétation est précise, sa voix chaleureuse résonne avec une grande clarté et une fameuse puissance qui lui valent une belle ovation aux moments des salutations. Les rôles des prétendants et ceux des servantes sont tous bien tenus.

Pour la toute grande majorité du public, qui a accueilli très chaleureusement la performance de tous les interprètes, du chœur et de l'orchestre, la découverte de cet opéra fut semblable à la découverte d'une terre inconnue. Si le poème symphonique nous a paru facile d'accès et très captivant dans sa manière de développer une vaste fresque, le chant déclamatoire des solistes mériterait une seconde écoute après lecture du livret de René Fauchois qui a des richesses poétiques qu'une première audition ne permet pas d'apprécier. C'est sans doute une oeuvre qu'on appréciera davantage en prenant le temps de la pratiquer.

Distribution du 29 juillet 2025

Direction d'orchestre Susanna Mälkki  
Mise en scène Andrea Breth 
Scénographie Raimund Orfeo Voigt  
Costumes Ursula Renzenbrink 
Lumières Alexander Koppelmann 
Choeur Sonja Lachenmayr 

Pénélope Victoria Karkacheva 
Ulysse Brandon Jovanovich
Euryclée Rinat Shaham
Eumée Thomas Mole
Cléone Valerie Eickhoff
Mélantho Seonwoo Lee
Alkandre Martina Myskohild
Phylo Ena Pongrac 
Lydie Eirin Rognerud
Eurynome Elene Gvritishvili
Antinoüs Loïc Félix
Eurymaque Leigh Melrose
Léodès Joel Williams
Ctésippe Zachary Rioux
Pisandre Dafydd Jones
Un berger Henrik Brandstetter (Soliste du choeur d'enfants de Bad Tölz)

Double d'Ulysse Stefan Lorch
Double de Pénélope Teresa Sperling
Archère acrobate Daniela Maier

Ensemble vocal LauschWerk 
Orchestre d'État de Bavière.

Crédit photographique © Bernd Uhlig

lundi 28 juillet 2025

Stravinsky à Paris. La vie en rose et noir au Theater-am-Gärtnerplatz.


Le ballet et l'orchestre du Gärtnerplatztheater ont réuni en une seule soirée les créations de Jeroen Verbruggen et de Marco Goecke,  deux brillants chorégraphes qui opèrent dans des directions totalement différentes. Le spectacle Stravinsky à Paris a été réalisé en coproduction avec le Festival du château de Ludwigsburg.

Farewell in Paris, un ballet rhapsodique de Jeroen Verbruggen sur des musiques de George Gershwin (An American in Paris) et Aaron Copland (Billy the Kid Suite).
Le Sacre du Printemps, un ballet de Marco Goecke sur la musique d'Igor Stravinsky.


En mai 1913 les Ballets russes créaient au Théâtre parisien des Champs-Élysées Le Sacre du Printemps  sur la musique qu'avait composée Igor Stravinsky. La première donna lieu au scandale le plus célèbre de l'histoire du ballet. La chorégraphie de Vaslav Nijinski, tout comme la musique d'Igor Stravinsky, qui plaçait le rythme comme élément principal de l'œuvre, provoquèrent un chahut et un charivari énorme, ses détracteurs qualifiant l'œuvre de « massacre du printemps ». Stravinsky en fut tellement affecté qu'il dut peu après passer six semaines dans une maison de santé. Très vite pourtant le génie de sa musique fut reconnu. Moins d'un an après sa création, le critique musical Pierre Lalo, le fils du compositeur, écrivait dans le journal Le Temps :
 
La partition du Sacre du Printemps n'a pas plus de barbarie qu'elle n'a de laideur. Elle est tout entière d'un musicien extrêmement raffiné, raffiné par la sensibilité et par le goût, qui possède toutes les ressources de son art, et qui n'en sacrifie aucune à on ne sait quel idéal de sauvagerie primitive. Qu'il ait employé çà et là, avec une divertissante insistance, des rythmes francs et vigoureux, qui convenaient à la sorte de livret chorégraphique qui lui était proposée, il serait extravagant d'y voir une aspiration à la barbarie : c'est simplement l'accord de la musique avec le sujet.

Depuis le sujet ne fait plus débat et le monde musical tout entier reconnaît le génie en son temps novateur du Sacre du printemps dont la composition a  radicalement enrichi la tradition musicale avec des sonorités puissantes et des harmonies décalées.

Treize années après la création du Sacre, le séjour de Gershwin à Paris en 1926 lui a inspiré son célèbre poème symphonique  An American in Paris, qui fut créé au Carnegie Hall en 1928. Le génie musical américain a perfectionné le « jazz symphonique » avec des rythmes entraînants, des klaxons et des accords de saxophone. L'oeuvre, dont les développements symphoniques font penser à ceux de Stravinsky dans Petrouchka, puise à la fois dans la musique classique et la musique populaire américaine tout en les fusionnant dans de joyeuses sonorités qui trouvent un juste équilibre entre ces sources d'inspiration divergentes,

Gershwin et Stravinsky se sont rencontrés pour la première fois en personne à New York en 1925. Cent ans plus tard, le ballet et l'orchestre du Gärtnerplatztheater ont conçu le projet de fêter l'anniversaire de cette rencontre en juxtaposant en une seule soirée leurs musiques de natures si différentes, un  projet aussi audacieux que celui de tenter de marier l'eau et le feu. Au vu de l'énorme succès que connaît ce spectacle dans la capitale bavaroise depuis sa première du 17 juin, le pari du théâtre a été remporté haut la main. Nul doute que Stravinsky à Paris verra des lendemains qui chantent !  

Une amusante anecdote, non vérifiée mais rapportée à diverses époques par la presse française, évoque une autre rencontre des deux musiciens :

À Paris, dans une chambre de l’hôtel Majestic, Gershwin écrivit son fameux poème symphonique : Un Américain à Paris, où, pour la première fois, il introduit quatre trompes d’auto dans l’orchestre classique. Gershwin voulait absolument que Ravel lui donnât des leçons. Mais le compositeur du Boléro jugea qu’un apprentissage technique tardif risquerait d’étouffer le don d’inspiration de son jeune confrère, qui finit par se rendre à ses raisons. Néanmoins, il adressa également une demande identique à Igor Stravinsky. Avant de répondre, celui-ci posa une question : — Combien vous a rapporté votre dernière œuvre ? — Je ne sais pas... Peut-être 50.000 dollars*, dit Gershwin. — En ce cas, mon ami, ce serait plutôt à moi de vous demander des conseils...
Bien que les anecdotes sur Gershwin soient à peu près toutes apocryphes, on peut, connaissant Stravinsky et ses éternels besoins d’argent en raison de sa nombreuse famille, tenir celle-là pour véridique.
[*D'autres journaux mentionnent 20.0000 dollars.] 


Farewell in Paris de Jeroen Verbruggen 

Une ville trépidante, les rues de Paris, les véhicules, les cafés et surtout les gens, comment ils agissent et réagissent les uns aux autres - c'est ce qui a inspiré Gershwin à composer lors de son voyage en Europe , et c'est ainsi qu'est né ce ballet rhapsodique, qui constitue la première partie de cette soirée de ballet en deux parties. Pour contraster avec la composition de Gershwin, quatre mouvements de la suite Billy the Kid d'Aaron Copland sont utilisés afin de soutenir l'idée que dire au revoir fait partie des nouvelles expériences.

Jeroen Verbruggen s'est exprimé à propos de sa chorégraphie :

Sous les nuages et une silhouette qui se dissout de la fontaine iconique que l'on peut voir dans la suite finale du film An American in Paris. Cela rappelle le proverbe : “It's raining cats and dogs" ("Il pleut des chats et des chiens”), un rappel de l'imprévisibilité et du chaos de la vie, un peu comme le temps à Paris. Les deux thèmes jouent sur la corde raide entre la joie et la tristesse au son des musiques de Gershwin et Copland, car après tout, la vie est un cabaret de la complexité, et le rire rend même les adieux un peu plus faciles ! C'est une tapisserie métaphorique qui embrasse le caractère unique de chacun, tandis que nous célébrons nos expériences humaines communes, en nous moquant peut-être un peu de nous-mêmes. Et peut-être, juste peut-être, apprendrons-nous à nous dire au revoir avec grâce et avec un clin d'œil. Comme une fleur saisie par la brise, dont les pétales sont un adieu. Léger comme un rire. Farewell in Paris - dédié à Patsy et Edie.


Le monde de Jeroen Verbruggen se décline tout en rose, comme dans la chanson d'Edith Piaf. Le rose est la couleur de la légèreté, de la futilité, du bonheur, de la joie, de la douceur et de l'émerveillement. C'est aussi la couleur du luxe, — les années 20 avaient mis les bijoux roses à la mode, — et de l'élégance.  Les blazers unisexes des danseurs et des danseuses, dont les sexes se confondent, sont à rayures roses et blanches et se portent sur des pantalons roses, ou alors c'est l'inverse, les pantalons sont à rayures et les blazers roses. Tous portent des canotiers de paille ornés d'un ruban rouge. Seul l'Américain (Jerry) se distingue par un costume différent : dépourvu de chapeau, il a les cheveux gominés tirés vers l'arrière et séparés par une raie, une coiffure à la Gershwin, et porte un marcel côtelé sur son joli torse et un pantalon de satin rose qui moulent des fessiers à damner une nonne. Sur le fond de scène d'un noir rosé se détachent des structures roses, des arabesques filigranées,  qui descendent des cintres. Certaines, déposées sur la scène, figureront des animaux à bascule.  Plus avant le blanc prendra l'avantage sur le rose qui restera dans les motifs, ainsi des chaussettes et des shorts blancs arborant des fleurs roses. La chorégraphie semble inspirée des shows des grands cabarets parisiens ("Somebody loves me" fit le succès de la Grande Revue du Moulin Rouge) ou de ceux de Broadway, avec des portés spectaculaires, des arabesques, des développés, des écarts et des figures acrobatiques, le tout tout en douceur et en souplesse. Jereom Verbruggen déploie de grandes qualités de  conteur et son récit chorégraphique se pare de tendresse, d'émotions et de poésie, avec une symbolique aisément décodable à partir de laquelle chaque spectateur peut recréer son récit personnel. Le chorégraphe a aussi cherché à gloser le thème de l'adieu, bien sûr celui de l'adieu de Gershwin à Paris, mais aussi plus généralement aux moments tristes ou joyeux de l'existence, laissant là aussi le champ ouvert à l'interprétation. Gershwin avait commenté l'épisode final de son opus : « Peut-être en rentrant dans un café pour prendre un verre, notre ami américain ressent soudainement un profond mal du pays » ce qu'évoquent la musique aux tonalités du jazz américain, mais comme l'avait avancé le compositeur : « La nostalgie n’est pas une maladie mortelle ». C'est bien vrai, et sa musique pétille joyeusement comme une coupe de champagne rosé. 


Le Sacre du printemps

Le Theater-am-Gärtnerplatz n'avait jamais monté Le Sacre du printemps, La nouvelle chorégraphie de Marco Goeke est une première mondiale chorégraphique. 

Au rosé succède les noirceurs d'un monde ténébreux au sein duquel des personnages qui se font un sang d'encre s'agitent frénétiquement. Ils expriment le malheur d'être nés, condamnés qu'ils sont à vivre dans un monde incompréhensible, ressemblant " à une immense algèbre dont la clé est perdue. "  Au regard du chorégraphe la question fondamentale que pose le Sacre du printemps est celle de la peur et de la manière de l'affronter. La peur est inhérente à l'être humain et les réponses que tentent de lui apporter les sociétés, les institutions et les religions sont inopérantes. Cependant, il existe une issue de secours à cette terreur de vivre qui est celle de la création. Ainsi paradoxalement nos angoisses peuvent elles nourrir notre inventivité. Le rituel de l'ancienne Russie (Le Sacre du printemps est sous-titré Tableaux de la Russie païenne en deux parties), qui exige une victime sacrificielle pour permettre la renaissance du printemps, se  nourrit de la peur de tous ceux qui pourraient être désignés. 

" La lutte entre la victime et l'agresseur est un aspect fondamental de notre monde, elle fait partie de l'existence humaine et fonctionne comme une force dynamique qui propulse la vie vers l'avant. Personne n'y échappe, et chacun d'entre nous souhaite être du bon côté, même si nous nous retrouvons parfois, souvent sans le vouloir, dans le rôle de l'agresseur. Le côté dans lequel nous nous retrouvons fréquemment dépend uniquement des circonstances.

Le Sacre du printemps est une œuvre dynamique, marquée par une immense énergie et une grande puissance expressive, tant sur le plan mélodique que rythmique. Cette complexité se reflète dans la création de Goecke. En fin de compte, le tout forme un ensemble cohérent : un puzzle complexe composé de mouvements rapides comme l'éclair et de séquences de danse saisissantes qui explorent ce que le sacrifice signifie pour le chorégraphe, comment la musique de Stravinsky l'a inspiré et qui soulève une question profonde de la manière d'affronter nos peurs.

Le regard que Goecke porte sur ses danseurs est universel : tel un objectif grand angle , il saisit la manière dont les corps entrent dans une situation particulière et participent activement ou de manière réactive à une scène. En même temps, les mouvements sont si complexes que même la plus subtile expression faciale prend sa propre signification — presque comme un gros plan, un concept qui pourrait sembler paradoxal sur une scène de théâtre. " (Texte librement traduit de l'excellent programme).

Le spectacle est de bout en bout intense et captivant. On est subjugués par l'extraordinaire précision et des mouvements ultra rapides qui se succèdent à une allure folle. Les danseuses et les danseurs réussissent un travail d'une perfection qui semble à la limite des possibilités humaines. L'affolement des mains qui battent l'air comme des feuilles arrachées dans une tempête, la rapidité extrême des mouvements des doigts, des torsions du cou ou des épaules, tout est d'une précision qui dépasse l'entendement.  On se rend très vite compte que c'est notre monde et sa folie qui sont mis en scène. Un monde sombre qui porte son propre deuil et qui, incapable de considérer " la mort qui [tous] saisit sans exception ", est pris d'une fureur gestuelle. Et quand s'allume une ampoule jaune nue, solitaire qui ne fait qu'aveugler sans éclairer, on ne peut s'empêcher de penser à cette forme de torture qui consiste à soumettre un prisonnier à une lumière constante qui l'empêche de dormir sans lui permettre de rien voir.


À la fois, la chorégraphie de Marco Goecke a des qualités esthétiques inouïes, son travail est hallucinant de beauté créative, il prend à la gorge et aux tripes et nous met en face de cette humaine destinée à laquelle, cadavres en sursis, nous essayons vainement d'échapper par le divertissement ou les agissements d'actions intempestives. Marco Goecke nous a offert une des plus belles chorégraphies qu'il nous ait jamais été donné de voir.

Mené par la direction éclairée de Michael Brandstätter l'orchestre a rendu avec brio l'expressivité joyeuse et les harmonies  de la partition de Gerschwin et toute l'imagination débordante, débridée et à la fois vivante, colorée et brillante de celle de Stravinsky. Dans les deux oeuvres, le travail de la petite harmonie est particulièrement soigné. Les solistes et le corps de ballet du Theater-am-Gärtnerplatz ont livré un travail extraordinaire, dépassant encore tout ce qu'on en avait pu apprécier jusqu'ici de cette magnifique compagnie. Tous ces merveilleux artistes ont reçu des applaudissement nourris à la suite de Farewell in Paris, mais ils furent encore décuplés à la fin du Sacre. Une ovation déferlante, des bravi hurlés que rien ne semblait devoir arrêter pour ce spectacle à voir ou à revoir absolument !

Distribution du 27 juin 2025

Direction musicale Michael Brandstätter
Dramaturgie András Borbély T.

Un Américain à Paris
»Farewell in Paris«

Chorégraphie Jeroen Verbruggen
Scénographie Natalia Kitamikado
Costumes Emmanuel Maria
Lumières Jeroen Verbruggen
Assistance chorégraphique Benjamin Stone

Jerry Matthew Jared Perko
Anima Ethan Ribeiro , Micaela Romano Serrano
Les Élysiens Jana Baldovino , Francesco Cuoccio , Montana Dalton , Joel Distefano , Douglas Evangelista , Alexander Hille , Marta Jaén Garcia , Mikayla Lambert , Amelie Lambrichts , Yunju Lee , Alexander Quetell , Ariane Roustan , David Valencia , Emily Yetta Wohl , Chia-Fen Yeh , Gjergji Meshaj


Le Sacre du Printemps

Chorégraphie Marco Goecke
Scénographie Marco Goecke
Costumes Marvin Ott
Lumières Udo Haberland 
Assistance chorégraphique Patrick Teschner

Danseurs Jana Baldovino , Francesco Cuoccio , Montana Dalton , Joel Distefano , Douglas Evangelista , Alexander Hille , Marta Jaén Garcia , Mikayla Lambert , Amelie Lambrichts , Yunju Lee , Gjergji Meshaj , Matthew Jared Perko , Alexander Quetell , Ethan Ribeiro , Micaela Romano Serrano , Ariane Roustan , David Valencia , Emily Yetta Wohl , Chia-Fen Yeh

Ballet du Staatstheater am Gärtnerplatz
Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz

Crédit photographiqe @ Marie-Laure Brianne

samedi 26 juillet 2025

Première de la Pénélope de Gabriel Fauré au Théâtre des Champs Elysées — Un article d'Arthur Pougin

Pénélope de Gabriel Fauré (1845-1923) est cet été à l'affiche du Festival d'été de l'Opéra munichois (la Bayerische Staatsoper). La première a eu lieu ce vendredi 18 juillet au Prinzregententheater. La radio bavaroise BR Klassik a réalisé une captation audio de l'opéra qui est actuellement disponible en ligne, la page affiche également la distribution munichoise.

Pour préparer la découverte de cet opéra rarement joué de nos jours, voici la belle recension que donna le critique Arthur Pougin après avoir assisté à la première parisienne de Pénélope au Théâtre des Champs Élysées. La langue en est si noble, l'expression en est si simple et pourtant si raffinée qu'elle donne grande envie, à 112 ans d'intervalle, de se presser vers le Théâtre munichois du Prince Régent, pour assister à la nouvelle production de la Pénélope de Gabriel Fauré par l'Opéra de Munich.
Affiche de Georges-Antoine Rochegrosse 1913

THÉÂTRE DES CHAMPS-ELYSÉES. — Pénélope, poème lyrique en trois actes, paroles de M. René Fauchois, musique de M. Gabriel Fauré. (Première représentation le 10 mai 1913.)
Un article d'Arthur Pougin (1834-1921) paru dans  le Ménestrel du 17 mai 1913

Enfin, nous voici en présence d'une oeuvre saine, réconfortante, qui va nous reposer des divagations, des aberrations et des convulsions d'une prétendue nouvelle école, une oeuvre où ne sont pas insolemment foulés aux pieds les principes fondamentaux de la musique, c'est-à-dire le rythme, la tonalité et le sentiment mélodique, une oeuvre vraiment musicale, où nous sommes délivrés des formules algébriques en honneur chez certains qui, sous le couvert d'un prétendu progrès, ne nous présentent d'ordinaire qu'une série de rébus indéchiffrables et de problèmes harmoniques dont ils nous laissent le soin de chercher et de découvrir la solution. Quelle joie de pouvoir comprendre ce qu'on entend, et en même temps de n'avoir pas le tympan déchiré, les oreilles écorchées par des sonorités exaspérantes, par des successions d'accords et des accouplements de notes qui hurlent de se trouver ensemble !

Nos révolutionnaires farouches auraient de la peine pourtant à faire passer M. Fauré pour un enragé réactionnaire. Il nous a prouvé depuis assez longtemps qu'il avait appris l'harmonie et qu'il savait la manière de s'en servir. Même il s'est fait, si je ne me trompe, une place à part parmi les musiciens de ce temps par le piquant et, si l'on peut dire, le pittoresque harmonique de sa manière, par la recherche d'un modernisme très réel mais non outrancier qui lui a créé une personnalité. S'il lui plaît, parfois, de taquiner un peu l'oreille par un effet soudain et inattendu, il se garderait de la blesser ; et lorsque, par une dissonance que l'on ne saurait prévoir et qui donne à sa phrase musicale une couleur un peu vive et un accent particulier, il a causé un moment de surprise chez l'auditeur, il s'empresse de remettre les choses au point et d'affirmer son respect à la fois pour la logique et pour l'orthographe. (Nous avons eu des exemples de ce genre dans cette parution si intéressante de Pénélope, très modulante, et pourtant d'un style si classique et si pur.) Ceux qui connaissent la musique de chambre ou de piano de M. Fauré savent à quoi s'en tenir à ce sujet et ce qui constitue son originalité. On pourrait dire du style de ce grand artiste que c'est celui d'un classique, c'est-à-dire d'un traditionnaliste qui ne recule pas, bien au contraire, devant la nouveauté, à la condition que celle-ci. ne verse pas dans l'excentricité, et que la langue musicale soit maintenue dans son élégance et dans sa clarté.

Je n'aurai pas l'outrecuidance de prétendre révéler M. Fauré aux lecteurs de ce journal, qui ne m'ont pas attendu pour le connaître et l'apprécier depuis longtemps. Il n'est peut-être pas inutile, cependant, de leur rappeler certaines de ses compositions : ses deux quatuors pour piano et cordes, si intéressants non seulement par la richesse de leur inspiration, mais par leur nouveauté rythmique et harmonique, son beau Requiem exécuté naguère à la Madeleine (1888), son concerto de violon, sa sonate pour piano et violon, puis, pour le chant, son Poème d'amour, d'une grâce délicate et séduisante, et ses nombreuses mélodies d'un caractère si pénétrant, qui font penser tour à tour à Liszt, à Chopin et à Schumann, tout en conservant leur complète originalité.

Mais peut-être a-t-on trop complaisamment répété que M. Fauré ne s'est jamais occupé de théâtre, ce qui n'est pas absolument exact. S'il ne l'a fait que d'une façon je ne dirai pas accessoire, mais en quelque sorte indirecte, si la Pénélope qu'il vient de produire avec un si grand et si incontestable succès est son premier véritable opéra, cependant il n'était pas resté jusqu'ici complètement étranger à la scène. Outre la musique qu'il écrivit pour le Caligula d'Alexandre Dumas et pour l'adaptation du Schylock de Shakespeare par M. Edmond Haraucourt, tous deux représentés à l'Odéon, outre celle dont il accompagna Pelléas et Mélisande de M. Maeterlinck avant sa transformation en opéra, il ne faut pas oublier les deux partitions très importantes qu'il composa, l'une pour le Prométhée de MM. Jean Lorrain et Ferdinand Herold donné aux Arènes de Béziers le 26 août 1900, l'autre pour le Jules-César de Shakespeare traduit par François-Victor Hugo et produit à l'amphithéâtre d'Orange le 7 août 1905. On voit donc qu'avant de présenter sa Pénélope au public, il n'était pas si étranger qu'on l'a dit à la musique dramatique.

Ce sujet de Pénélope n'était pas inédit sur la scène lyrique. Il y a un peu plus de deux siècles, le 23 janvier 1703, l'Opéra offrait à son public une tragédie lyrique en cinq actes et un prologue intitulée Ulysse et Pénélope ; les paroles étaient d'Henri Guichard, l'audacieux ennemi de Lully, avec qui ses démêlés sont restés célèbres, et la musique de Rebel père. Nous ne savons trop ce qu'il advint de cet ouvrage, dont l'interprétation devait être superbe pour les deux rôles principaux, car ils étaient tenus par deux grands artistes, Thévenard et la fameuse Maupin. Nous sommes plus informés en ce qui concerne une Pénélope en trois actes donnée au même théâtre le 9 décembre 1783. Ici les paroles, très fâcheuses, étaient de Marmontel, et la musique de Piccinni, qui ne put ]es sauver. Malgré la présence de Lainez et de l'admirable Mme Saint-Huberty dans les deux rôles d'Ulysse et de Pénélope, une modeste série de quatorze représentations suffit à la carrière de l'ouvrage, dont plus jamais on n'entendit parler.

Et voici qu'aujourd'hui on a de nouveau recours au vieil Homère et à son admirable Odyssée pour tirer de ce poème immortel un sujet d'opéra. Certains, vous ne l'ignorez pas, prétendent que le dit Homère n'a jamais existé ; je n'en sais rien, n'ayant pas eu l'avantage de vivre de son temps et de le fréquenter. En tout cas, que l'Odyssée soit son oeuvre ou, comme on l'a dit, celle de rapsodes successifs, ce qui est certain, c'est qu'elle, du moins, existe. Elle est même assez compliquée, et ce n'est assurément pas chose facile que d'en extraire le livret d'un drame lyrique en trois actes. M. René Fauchois, que le succès de son drame sur Beethoven représenté il y a quelques années à l'Odéon semblait prédestiner à devenir un librettiste, n'a pas craint de se livrer au travail de compression nécessaire pour obtenir ce résultat, et il n'est que juste de dire qu'il y a complètement réussi. J'ajouterai, et ceci nous change des canevas rebutants pour la forme et pour le fond qu'on nous offre trop fréquemment, que son poème est écrit en vers, et en vers élégants et expressifs.

Pénélope, Ulysse : pour les mettre en scène avec intérêt il fallait, dans ce fouillis si compliqué de l'Odyssée, prendre un épisode, celui du retour d'Ulysse à Ithaque, de sa reconnaissance avec Pénélope et du massacre des prétendants. C'est bien celui qu'a choisi M. Fauchois, en nous faisant renouveler connaissance avec les deux honnêtes figures du fidèle berger Eumée et de la bonne Euryclée, la nourrice d'Ulysse. Peut-être exprimerais je le regret de ne pas retrouver ici le frais visage du jeune Télémaque, qui aurait pu apporter quelque aimable diversion dans une action un peu austère. Mais il nous faut juger celle-ci sur ce qu'elle est, et non sur ce qu'elle aurait pu être.

Le premier acte nous présente d'abord les fameuses servantes, les indignes servantes de Pénélope, filant la laine avec leurs fuseaux. Puis, bientôt, c'est la ruée dans le palais des prétendants insolents, qui, en attendant que Pénélope fasse un choix parmi eux, ne songent qu'à l'ivresse, à la débauche, et se conduisent en ce palais comme en pays conquis. Tandis qu'ils renouvellent auprès d'elle leurs instances, on voit entrer un vieillard misérable, venant demander l'hospitalité. Accueilli par les risées et les insultes de ces drôles, il est reçu avec bonté et retenu par Pénélope, qui, ceux-ci partis, le confie à Euryclée pour qu'elle lui lave les pieds en attendant qu'il puisse prendre un repas. C'est alors que nous voyons la nourrice reconnaître son maître à une cicatrice qu'il porte à la jambe. Ulysse lui enjoint de se taire, et bientôt tous deux s'éloignent, laissant seule Pénélope, qui se met à défaire, comme chaque jour, la broderie qu'elle a faite la veille. Mais cette fois elle est surprise par les prétendants, et ceux-ci, rendus furieux par son subterfuge enfin découvert, lui déclarent que tout délai lui est désormais refusé, et que demain elle devra faire choix entre eux d'un nouvel époux.

Au second acte nous voyons Pénélope, au crépuscule du soir, venir au sommet d'une petite colline interroger anxieusement la mer, espérant toujours voir une voile se montrer au loin, lui apportant des nouvelles d'Ulysse ou peut-être le ramenant lui-même. Sous son déguisement de vieillard, Ulysse vient la rejoindre, cause longuement avec elle et apprend avec joie combien elle a conservé son souvenir et son amour pour lui. Puis, la reine partie, il se redresse, appelle son fidèle Eumée, se fait reconnaître à lui en lui recommandant le secret ainsi qu'aux autres bergers, qui sont accourus, et, d'accord avec eux, prépare la journée du lendemain, qui doit être celle de la mort des prétendants.

Troisième acte, chapitre final. Nous sommes dans la grande salle du festin, préparée pour la scène solennelle du choix que Pénélope doit faire d'un nouvel époux parmi les prétendants. Tous sont là, réunis, lorsque se montre la reine, à qui ils rappellent insolemment leur volonté. Elle leur déclare alors qu'elle appartiendra à celui d'entre eux qui, le premier, réussira à tendre l'arc d'Ulysse et à lancer une flèche à travers douze anneaux placés à cet effet. Ils sourient à cette condition, qu'ils se disent tous prêts à remplir, pensant que rien n'est plus facile. Mais l'arc est une arme formidable, dont le maniement exige une force et une adresse extraordinaires. Le premier qui s'en empare, Eurymaque, s'efforce en vain de le tendre ; après s'être mis les mains en sang, il est contraint d'y renoncer. Un second, un troisième, un quatrième s'y essaient successivement, sans plus de succès. Alors le vieux mendiant, qui assiste impassible à l'épreuve, demande humblement la faveur d'essayer à son tour. Au milieu des sarcasmes et des quolibets, on accède à sa demande. A l'étonnement général, il parvient à tendre l'arc et à lancer la flèche dans les anneaux. Pénélope, reconnaissant Ulysse, pousse un cri de joie, et les prétendants sont consternés, lorsque Ulysse, se dévoilant, lance une seconde flèche qui va frapper Eurymaque, et, appelant à lui les bergers, poursuit les misérables, qui s'enfuient épouvantés, et commence le carnage. Celui-ci accompli, il reparaît sous son véritable aspect, pour recevoir dans ses bras Pénélope, dont le bonheur est immense.

Tel est ce poème, sérieux sans austérité, simple, sobre, bien conçu, sans incidents superflus, qui prend sa valeur surtout dans la couleur et le caractère que l'auteur a su lui donner sans jamais tomber dans l'emphase et la grandiloquence. Écrit d'ailleurs, je l'ai dit, en vers bien frappés, et propice à la musique, le compositeur l'a traité comme il convenait, en évitant lui-même tout excès, toute boursouflure, en s'inspirant de la poésie que le sujet comporte, et en lui communiquant tantôt la sévérité, tantôt le calme, tantôt la grâce, mais toujours un sentiment exquis de sérénité. Il semble qu'un souffle attique ait passé sur cette belle partition de Pénélope, qui restera l'un des beaux titres d'honneur de M. Fauré, et qui a été accueillie par le public avec une chaleur et un enthousiasme qu'on ne lui connaissait plus.

Je ne m'attarderai pas à louer le style de M. Fauré, qui est cependant la marque première de son talent, et qui brille ici dans toute sa pureté. Mais ce que je veux faire ressortir dans sa partition, c'est sa couleur générale, c'est son unité, c'est le langage, toujours adéquat à la situation, qu'il prête à ses personnages, sans que rien jamais étonne ou détonne ; c'est la vérité et la simplicité de la diction, c'est le soin qu'il prend de ne couvrir en aucun cas les voix par l'orchestre, bien que cet orchestre, toujours intéressant, soit fertile en détails heureux et de tous genres ; c'est enfin les recherches harmoniques curieuses, c'est l'habileté de la modulation, qui se garde de jamais verser dans le farouche et dans l'étrangeté. M. Fauré ne cherche pas à stupéfier, il cherche à charmer, et il y parvient. L'ensemble de son oeuvre est vraiment séduisant, et c'est ce caractère de séduction qui en a fait le très grand et très légitime succès.

C'est peut-être plus sur cet ensemble même qu'il faut insister pour donner une idée de la valeur de l'oeuvre que sur le détail des pages qui la composent. Et pourtant, l'analyse ne serait pas inutile. Mais l'espace fuit sous ma plume, et je dois me borner à quelques simples remarques. La partition s'ouvre sur une large introduction, à la suite de laquelle vient le choeur des servantes de Pénélope, qui est une sorte de dialogue très curieux et fort intéressant entre les soprani et les contralti, se répondant incessamment les uns aux autres. Un épisode court et charmant, c'est celui de la danse des joueuses de flûte, sur un dessin discret, établi par les flûtes et les harpes, et qui se continue sous le dialogue précédant l'arrivée d'Ulysse en mendiant. Mais ce qui est surtout à mettre en relief, c'est l'appel intérieur que Pénélope fait à Ulysse en lui affirmant la fidélité de son amour, sur ce couplet curieux :

Ulysse ! Fier époux ! Lumière où ma beauté s'est tout épanouie !
Ulysse ! Guerrier doux ! Voix sans cesse écoutée et toujours inouïe !
Ulysse ! Tendre coeur ! Maître à qui j'ai donné les trésors de ma grâce !
Ulysse ! Pur vainqueur ! Pas dont tous les chemins voudraient porter la trace !
Ulysse ! Cher absent ! Musique qui prenait mes soucis sur ses ailes !
Ulysse ! Roi puissant ! Chêne à l'ombre duquel s'apaisaient les querelles !
Ulysse ! Chaque jour Je sens en moi pour toi des tendresses nouvelles !
Ulysse ! Mon amour!...

Ceci n'est point du chant, n'est point de la mélodie, n'est point de la déclamation ; c'est une sorte de récit musical, très musical, d'une diction pleine de pureté, de sérénité, et en même temps tout empreinte d'une émotion profonde.

Le second acte, court, n'en est pas moins très rempli et particulièrement émouvant. C'est, après la courte chanson du berger Eumée, la grande scène, d'un intérêt si intense, entre Ulysse, toujours déguisé en vieillard, et Pénélope, à laquelle il s'efforce de rendre le courage et l'espoir, en lui faisant pressentir le prochain retour de son époux.. Puis, Pénélope partie, c'est l'autre scène, celle-ci ample, pleine de nerf et de vigueur, où Ulysse, rejetant ses haillons, se fait reconnaître à Eumée et aux bergers fidèles et prépare avec eux le drame qui, demain, doit ensanglanter son palais. Cela, c'est vivant, vigoureux et scénique.

Tout se tient tellement dans cette partition qu'il est difficile d'en détacher tel ou tel épisode. Cependant, au milieu du mouvement du troisième acte, si coloré, si animé, il me faut bien signaler la vision funèbre de Pénélope, qui semble prévoir le sort sanglant et prochain des prétendants : Ah ! malheureux ! un orage affreux vous emporte ! dont l'accent prophétique prend un si grand caractère.

Muratore et Bréval dans Pénélope, un dessin de Delaroche
© Gallica/ BnF

Les interprètes de Pénélope n'ont pas peu contribué au succès de l'ouvrage, qui n'eût pu en souhaiter de meilleurs. Pénélope, c'est Mlle Bréval, qui donne au personnage toute sa langueur plaintive, toute sa poésie douloureuse, tout son charme séduisant et mélancolique. On sait quelle est l'artiste, et combien le talent de la comédienne se joint chez elle à l'habileté de la cantatrice, à son beau style musical. Le rôle est difficile en ce sens qu'il ne comporte pas de nuances, et qu'il est toujours dans la note assombrie. Mlle Bréval a su, avec beaucoup de tact, en éviter la froideur apparente et la monotonie. M. Muratore est superbe et se montre tout à fait supérieur dans le personnage d'Ulysse. Chez lui aussi, le comédien double le chanteur, le chanteur à la voix si généreuse, si solide et si souple à la fois. Sous la guenille du vieux mendiant ou sous la tunique étincelante du roi d'Ithaque, il est égal à lui-même et atteint de bien près la perfection.

En regard de ces deux rôles, tous les autres sont secondaires, mais certains néanmoins sont fort importants : on doit des éloges à ceux qui y ont apporté tous leurs soins. À M. Blancard, qui se distingue dans celui du berger Eumée ; à Mlle Cécile Thévenet, qui n'a pas hésité à cacher son gracieux visage sous les bandeaux de la vieille nourrice Euryclée ; à M. Dangès, qui est un Eurymaque vigoureux et bien campé ; à M. Tirmont, qui donne une bonne couleur à Antinoüs ; à tous enfin, qui coopèrent à un excellent ensemble, ensemble heureusement complété par la vaillance de l'orchestre de M. Hasselmans. Sans oublier Mlle Chasles, qui a réglé d'une façon charmante les danses du premier et du troisième acte.

Et maintenant, l'auteur des Djinns et du Cantique de Racine a lieu d'être satisfait. Son véritable début à la scène a été triomphal, et le public, qui l'a si chaudement et si vigoureusement acclamé, l'attend à une nouvelle oeuvre. 

ARTHUR POUGIN.

Das Land des Lächelns par le Théâtre d'opérette de Budapest au Deutsches Theater de Munich

Après une longue absence, le Théâtre d'Opérette de Budapest est revenu à Munich à l'invitation du Deutsches Theater, où il avait connu de véritables triomphes dans les années 1980. Cet été, c'est toute la troupe du théâtre de la capitale hongroise qui a fait le déplacement pour présenter deux de ses productions de ces dernières années : la Csárdásfürstin d'Emmerich Kálmán et de Das Land des Lächelns (Le Pays du Sourire) de Franz Lehar.  Les deux productions hongroises sont pour la première fois représentées en Allemagne.

C'est l'occasion de découvrir sur scène Le Pays du Sourire qui fut  autrefois l'une des opérettes les plus jouées, mais qui est de nos jours rarement programmée. Lors de sa création au Metropol-Theater de Berlin en 1929, la Chine était encore exotique et peu connue du public amateur d'opérettes. Das Land des Lächelns est une œuvre tardive de Franz Lehár, elle n'est en fait qu'une nouvelle version d'une œuvre antérieure de Lehár, Die gelbe Jacke (La Veste jaune, créée à Vienne en 1923). Cette adaptation, créée longtemps après La Veuve joyeuse (1905) et Le Comte de Luxembourg (1909, est l'un des succès marquants de la carrière du compositeur : Le Pays du Sourire était à ses yeux la meilleure de ses opérettes. Comme tant d'autres de ses confrères, il s'était laissé gagné par la fièvre de l'exotisme asiatique. Cet élève de Dvořák considérait l'auteur de Madama Butterfly et de Turandot comme son véritable maître.

Le titre de l'opérette est trompeur. Au pays du sourire, il s'agit surtout de ne pas perdre la face et de faire bonne figure, tout en suivant un codex comportemental rigide. Si l'exotisme est bien présent dans l'oeuvre, Lehár met encore davantage l'accent sur la différence culturelle entre la société occidentale, qui se dit éclairée, et la société chinoise patriarcale et autoritaire. 

Le bal du général. L'élégance bleue du monde yang.

La pièce tourne autour d'une histoire d'amour : le général Lichtenfels organise un bal en l'honneur de sa fille Liza, dont on se rend bien vite compte qu'elle est une jeune femme émancipée. Cavalière d'exception, elle a remporté un concours d'équitation dont on lui remet le trophée : une pièce d'orfèvrerie qui représente Pégase, le cheval ailé. L'ambassadeur de Chine, le prince Sou-Chong, pour qui Liza nourrit secrètement de tendres sentiments, est également invité à la soirée qu'il honore de sa présence accompagné de sa sœur, la princesse Mi. Mi est enchantée par les coutumes de l'Occident. Durant son séjour elle a découvert le tennis, une passion qu'elle avoue au comte Gustav von Pottenstein, qui pratique lui aussi ce sport. Elle flirte avec le comte, mais son cœur n'est plus à prendre, il est depuis longtemps amoureux de Liza. Au cours de la soirée, un télégramme est remis au prince. Il lui apprend qu'il a été nommé président de son pays où il est est rappelé d'urgence. Liza décide alors de lui révéler ses sentiments. Sou-Chong, qui ne veut pas perdre la jeune fille dont il est lui aussi amoureux, l'emmène en Chine. 

Le comte Gustav von Pottenstein (Güstl) et la princesse Mi

Le bonheur du couple est assombri par la haine du dirigeant conservateur du pays envers la nouvelle Européenne. Zang, oncle du prince devenu président, exige que Sou-Chong épouse quatre nobles mandchoues de haut rang, selon la coutume codifiée par la loi chinoise. Les quatre nobles chinoises ont déjà été choisies et la date du mariage est fixée. Sou-Chong semble accepter le mariage, mais il ne veut absolument pas abandonner Liza. Au cours de cérémonies fastueuses, Sou-Chong reçoit la plus haute distinction : le manteau jaune. Cependant, à peine le prince est-il laissé seul que les contradictions entre lui et les conservateurs commencent à éclater. L'oncle  Zhang déteste l'Européenne et est outré par ses manières de femme émancipée. Il réprimande sévèrement sa nièce Mi pour s'être adonnée au tennis sous l'influence de Liza. Cependant, Sou-Chong ne veut se plier qu'aux exigences formelles de l'ancienne coutume, il épousera les quatre femmes pro forma, mais refuse d'en devenir le véritable époux et de renoncer à Liza. 

Une scène comique. Le comte von Pottenstein soudoie le grand Eunuque.

C'est alors qu'arrive  le capitaine von Pottenstein. Pressentant que la jeune femme pourrait se trouver en difficulté, il  s'est fait désigner pour une mission en Chine. Il apprend de la bouche du grand Eunuque le quadruple mariage prochain du prince-président et en informe Liza, qui n'a plus d'autre choix que la fuite. Pottenstein compte sur l'aide de Mi pour tenter de s'échapper. Cependant, il s'avère que toutes les portes et tous les passages secrets sont verrouillés. Mi suggère alors de fuir par la chapelle. Lorsque le comte ouvre la porte de la chapelle, les fuyards se figent à la vue inattendue du prince qui bloque la voie, fixant les fugitifs d'un regard figé et lugubre. Le prince tente de retenir Liza par la force, puis, sous la supplique de la jeune femme, il prend conscience que tout est fini et consent à son départ. Il  sacrifie symboliquement la photo de Liza sur un autel de Bouddha. Le mariage multiculturel a échoué et, contrairement aux règles du genre, l'opérette ne se termine pas sur une fin heureuse. Le futur de Liza n'est pas mentionné, elle est de facto déshonorée mais on peut supposer qu'elle épousera le comte.


La mise en scène de Stephen Medcalf accumule les clichés sur la Chine et les milieux de cour chinois. Une immense face jaune occupe une porte centrale en forme d'oculus, qui sert bientôt d'écran à des séquences de films en noir et blanc qui illustrent la Chine de 1929. Peut-être faut-il y voir une allusion à l'ancienne pratique théâtrale du yellowface,  aujourd'hui considérée, tout comme le blackface, comme un stéréotype raciste. Elle consistait à grimer et à costumer de manière caricaturale un acteur blanc pour le transformer en un personnage asiatique. Et justement lors de la première scène, c'est le contraire qui se produit ! On se trouve dans la demeure du général viennois qui donne une réception pour l'anniversaire de sa fille. Le Prince Sou-Chong et sa sœur la princesse Mi sont de la partie. On les voit retoucher leur maquillage (Est-ce un exemple du whiteface ? Il faut avant tout paraître et faire bonne impression, ressembler aux blancs chez qui ils sont invités) avant de se mêler aux invités. Sou-Chong, amoureux de Liza, lui apporte un Bouddha ancestral très précieux. Liza, qui venait de recevoir une statuette en argent figurant Pégase, donne une place d'honneur au Bouddha. Pégase, symbole de liberté, lui donnera des ailes pour rejoindre le pays du sourire.

Liza frappée d'ostracisme par le monde ying

Pour le palais viennois, la scénographe Erzsébet Túri a conçu un décor Jugendstil qui reproduit en de multiples arabesques le motif art nouveau du coup de fouet. La couleur prédominante du décor viennois est le bleu. Plus avant, c'est le rouge qui dominera dans le décor du palais chinois. Stephen Medcalf oppose le rouge chinois au bleu viennois : cette Chine d'opérette est régie par des principes rigides, ce qu'exprime aussi la chorégraphie rigide, quadrangulaire, des danseurs tout de rouge vêtus. Au bleu correspond le rond et la courbe, le décor Jugendstil adopte la courbe du plateau tournant, au rouge correspond la rationalité et le carré, qui prédomine dans le décor du palais chinois. Le yin est bleu et féminin, le yang est rouge et masculin. Ces contraires ont tenté de se rapprocher : dans le palais chinois, Liza vêtue de bleu a offert son portrait au prince son époux, un portrait dans un cadre ovale dont le bois est peint en bleu. Dans la philosophie chinoise le yin et le yang sont à la fois complémentaires et opposés. Dans l'opérette, l'opposition finit par l'emporter sur la complémentarité.  Les costumes colorés très réussis de Krisztina Berzesenyi expriment la même symbolique. 

Le triste retour au pays

C'est à nouveau Gyula Pfeiffer, le directeur musical du théâtre d'opérette, qui est au pupitre. Il dirige l'orchestre avec un enthousiasme marqué pour cette musique qu'il affectionne, une détermination enjouée qui séduit. Les chanteurs sont inégaux dans leur pratique de l'allemand, certains y excellent et s'amusent à imiter l'accent viennois, d'autres, dont l'allemand est acceptable dans les dialogues parlés, manquent de projection dans le chant dont on n'entend plus que les notes. C'est notamment le cas de la chanteuse qui incarne Liza, lorsqu'elle se lance dans des aigus étourdissants qu'elle projette comme autant de fusées sonores. Les rôles secondaires, notamment celui de Güstl et de la princesse Mi, que réunit leur goût du tennis, sont tenus par d'excellents interprètes. Toute la troupe a le sens du théâtre, les jeux d'acteurs sont convaincants. Toute la mise en scène est fort bien orchestrée et d'un beau dynamisme.

Cette deuxième production du Théâtre d'Opérette de Budapest n'a pas rencontré le même succès que la première. Le public plus clairsemé a certes réservé des applaudissements chaleureux à la troupe hongroise, mais on reste loin de  la ferveur des acclamations remportées par la Csárdásfürstin.

Franz Lehar, Le pays du sourire

Conception et distribution du 23 juillet 2025

Direction d'orchestre Gyula Pfeiffer
Mise en scène Stephen Medcalf
Chorégraphie Bajári Levente
Lumières Péter Somfai
Costumes Krisztina Berzesenyi
Scénographie Erzsébet Túri

Prince Sou-Chong Ninh Duc Hoang Long
Liza Diána Kiss
Comte Gustav von Pottenstein Attila Erdős
Mi Luca Bojtos
Tschang Zoltán Kiss
Comte Lichtenfels Gábor Dézsy Szabó
Amália Mónika Vásári
Eunuque en chef Tamás Földes
Fu-Li Tibor Oláh
Général Gergely Altsach

Orchestre, choeur et ballet du Théâtre d'Opérette de Budapest

Crédit photographique© Art&Lens Photography

jeudi 24 juillet 2025

Soirée de Lieder de Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch au Théâtre national de Munich


C'est devenu une tradition de retrouver en été, dans le cadre du Festival d'opéra de Munich, Jonas Kaufmann et le pianiste Helmut Deutsch pour une soirée de Lieder. Cela fait trente ans que les deux hommes livrent un travail complice d'une qualité rarissime. Et leur réputation est telle qu'ils parviennent à réunir un auditoire de plus de 2000 personnes. 

L'amitié, l'amour, la nature comme miroir de l'âme ou lieu de l'épreuve, l'anxiété et la mort, tels sont les thèmes qu'abordent les poèmes romantiques de Schiller, de Heine et de Kerner mis en musique, que les voix combinées de l'homme et du piano ont l'heureuse ambition d'exprimer.

La soirée commence avec Schubert avec, en entame, Der Bürgschaft (La garantie, la caution), une ballade de Schubert sur un texte de Schiller basée sur l'histoire d'une amitié, celle de Moerus et Sélinonte. Il s'agit d'un poème narratif qui raconte l'histoire de la tentative d'assassinat ratée contre le tyran Denys de Syracuse. Moerus, l'assassin, est fait prisonnier avant d'avoir pu réaliser son projet. Sur le point d'être exécuté, il laisse son ami Sélinonte comme caution au tyran Denys afin qu'il puisse aller marier sa sœur. S'ensuivent une série de moments inédits, de paroxysmes et de retournements romantiques dans une nature hostile, jusqu'à la transformation miraculeuse du tyran cruel en être humain. Jonas Kaufmann apporte à la ballade la force de son chant passionné, extraordinairement expressif, dramatique et sincère, avec en apex le retournement de situation final.

Suivent les Lieder du Schwanengesang (chant du cygne) de Schubert, composés à partir des poèmes d'Henri Heine   Ce titre est trompeur. car il n'est pas de Schubert, mais de son éditeur qui l'étiquetta sur les derniers Lieder que le compositeur mit en forme peu avant sa mort en 1828. Ce sont des chansons tristes et anxieuses qui évoquent le poids du monde à porter (Der Atlas), la perte d'un être cher dont il ne reste que le portrait (Ihr Bild), la maison qu'il a habitée, la ville qu'il a parcourue, l'angoisse existentielle qui résulte de la confrontation avec son propre double (Der Doppelgänger). Ici aussi, Jonas Kaufmann parvient à moduler la délicate palette émotionnelle de la tristesse, de l'angoisse et de la douleur d'être.


Après la pause, une vingtaine de minutes pour les spectateurs, une douzaine d'années pour les morceaux choisis, Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch nous emmènent dans l'univers musical de Schumann qui composa la musique de douze Lieder au départ de poèmes de Justinus Kremer. La composition remonte à 1840, année du mariage de Robert Schumann et de Clara Wieck à Schönefeld.  Les deux époux ont exprimés leurs sentiments tendres et enthousiastes à propos de ces compositions, écrites en novembre, au cours d’une «semaine calme, passée à composer, s’aimer et s’embrasser» : 
 
« Robert a composé trois autres magnifiques chansons. Les paroles sont de Justinus Kerner : «Lust der Sturmnacht», «Stirb, Lieb' und Freud' !» et «Trost im Gesang». Il saisit les paroles avec tant de beauté, il les touche si profondément, que je ne connais aucun autre compositeur ; personne n'a le même cœur que lui. Oh ! Robert, si seulement tu savais parfois comme tu me rends heureuse – indescriptible ! » (Clara, journal intime, entrée du 22 novembre 1840).
 
« Une semaine tranquille, passée à composer et à partager des cœurs et des baisers. Ma femme est l'amour, la gentillesse et la simplicité même. [...] Sa santé et ses forces reviennent, et le piano est ouvert plus souvent. [...] Un petit cycle de poèmes de Kerner est terminé ; Kläre l'a apprécié, mais a aussi ressenti de la douleur, car elle doit si souvent acheter mes chansons avec silence et invisibilité. C'est comme ça dans les mariages d'artistes, et si vous vous aimez, c'est encore bien suffisant. [...] Comme j'attends cela avec impatience, la première petite chanson et la première berceuse. Chut !  »  (Journal de mariage de Robert, semaine du 22 au 29 novembre 1840). 

Ces Lieder nous invitent à découvrir une nature romantique, à parcourir des montagnes et des vallées, à admirer le vol des nuages, à entendre le chant des oiseaux, à pratiquer l'émerveillement par la contemplation. C'est l'époque de la douceur et de la tendresse, celle aussi de la fécondation et de la grossesse (Clara est enceinte). Kerner croyait au pouvoir curatif de la nature tant sur le plan physique que sur la plan psychique. 

Cela se ressentait dans l'auditoire. Le chant de Jonas Kaufmann sur celui du piano d'Helmut Deutsch a lui aussi ce pouvoir lénifiant curatif. La projection du ténor rend le détachement de chaque syllabe, de chaque mot parfaitement compréhensible, ce que souligne encore le bref claquement des consonnes finales, les chaleurs profondes de son timbre enluminent le propos, qui se voit inséré comme dans une châsse sacrée. L'art du Lieder, c'est aussi pour l'auditeur celui de prendre le temps d'apprécier la beauté de choses simples magnifiées par le chant et par les notes du piano. Voyez comme Jonas Kaufmann est entièrement concentré pendant les préludes et les postludes joués par Helmut Deutsch, une attitude intérieure attentive que son visage et son corps donnent à voir. L'art du Lieder c'est l'art du recueillement.


Ce furent des heures de pur enchantement, d'un silence tendu vers l'écoute, d'attention intériorisée. Et quand, à la fin d'un cycle de chanson les mains du pianiste se détachent de son instrument, toute l'énergie concentrée de l'auditoire  se libère dans des applaudissements frénétiques et des bravi criés. En fin de soirée, ce fut une frénésie que les deux artistes voulurent bien honorer par trois rappels. Ce ne fut pas assez, après le troisième rappel, une standing ovation fut suivie d'une quatrième puis d'un cinquième rappels. « Mondnacht, Widmung. Leise flehen meine Lieder...» Cadeau de l'intimité encore que de contempler les deux artistes se congratuler et s'embrasser, et, image touchante de leur fructueuse amitié, de les voir sortir de scène bras dessus bras dessous. 

Crédit photographique @ Geoffroy Schied

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