dimanche 31 août 2025

Maria Stuarda au Festival de Salzbourg — Lisette Oropessa et Kate Lindsey couronnées reines d'une production éblouissante.

Kate Lindsey (Elisabetta) et Lisette Oropesa (Maria Stuarda)

Mon âme est libre, même si mon corps est emprisonné.
Friedrich Schiller

Ulrich Rasche s'est fait un nom en tant que metteur en scène et scénographe de pièces de théâtre avec choeurs, des productions visuellement et musicalement puissantes. Animant de formidables machineries, poussant à l'extrême les ressources des plateaux tournants et des techniques contemporaines, il place ses acteurs sur des tapis roulants géants qui tournent en courbes, ou sur des platines qui s’élèvent vers le ciel et se penchent vers l’abîme.  Ulrich Rasche, fasciné par le théâtre grec antique et les grands classiques allemands (Goethe, Schiller, Lessing) aborde pour la première fois un opéra belcantiste. Maria Stuarda est sa troisième mise en scène de théâtre musical après son Elektra à Genève et sa Passion selon saint Jean à Stuttgart. En 2018, le Festival avait programmé Les Perses d'Eschyle, un spectacle aussi fascinant qu'assourdissant. En 2023, il fut à nouveau l'invité du Festival de Salzbourg pour monter Nathan le Sage, la dernière pièce de Lessing. Plus récemment sa mise en scène d'Agamemnon d'Euripide créé au Festival d'Épidaure fut très célébrée par la presse grecque qui fut rapidement rejointe par la presse allemande, le spectacle ayant été réalisé en coproduction avec le Residenz Theater de Munich où il fut joué les deux saisons dernières. Ulrich Rasche approche l'humain, le trop humain pour en faire du surhumain ou du mythique au moyen de ses machines et de ses mécanismes monumentaux, gigantesques sculptures mobiles qui structurent l'espace scénique et amplifient les affects des personnes qu'elles supportent.

©Salzburger Festspiele


Kate Lindsay (Elisabetta), danseurs

Ulrich Rasche a conçu la scénographie et la dramaturgie de Maria Stuarda au départ de l'opéra qui lui a fourni la structure de sa mise en scène. Tout le spectacle se déroule sur deux grandes platines qui figurent les deux mondes de Maria Stuarda et d'Elisabetta. Les platines tournent sur elle-même et circulent lentement sur la vaste scène du Festspielhaus, se croisant sans se rencontrer. L'ingénierie des grands disques tournants est extrêmement sophistiquée, ainsi le disque dispose-t-il de trois mouvements rotatifs autonomes : le cerclage a sa rotation propre et le disque a deux zones de rotation. Les deux platines se verront bientôt rejointes par une troisième qui vient les surplomber et donner différents éclairages. Sur les platines, des groupes d'hommes à la musculature saillante évoluent avec des pas prononcés qui marquent la cadence, ils vont lentement et puissamment de l'avant, marchent à reculons, forment des chaînes et des essaims. Les choeurs, à la périphérie des disques, sont tout de noirs vêtus et le plus souvent invisibles. Le noir prédomine, c'est la couleur d'Elisabettaet de ses gens. 

Liesette Oropessa (Maria Stuarda), danseurs et danseuses

Il n'y a d'autre décor que ces trois disques, le spectacle se déroule dans un temps indéterminé, sans aucun référent historique. Les platines se rapprochent ou s'éloignent mais chacune des reines reste sur son territoire. Toute la mise en scène est centrée sur la psyché des personnages, leurs conflits intérieurs et, dans le cas de Maria Stuarda sur sa remarquable transformation finale. Les mécanismes implacables et brutaux de la politique et de la violence, musicalement moulés dans le formalisme et la liberté du bel canto, se voient amplifiés par l'ingénierie mécanique. Ulrich Rasche a voulu soulever une question centrale qui nous concerne tous : « Dans quelle mesure un individu peut-il exercer un pouvoir sur la base de ses propres délibérations ? Dans quelle mesure l’individu est-il prisonnier d’une construction du pouvoir et de la représentation qui le conduit nécessairement à prendre certaines décisions ? » À cette question pivot vient s'agglutiner le triangle amoureux que forment les deux antagonistes avec Roberto, le comte de Leicester, et les jeux de dépendance entre les deux reines qui en découlent  :  « L’histoire des deux femmes, leur dépendance mutuelle : Elisabetta ne peut rien faire sans tenir compte de l’état de Maria – une situation curieuse, car Maria est en réalité la prisonnière. Mais Elisabetta n’est-elle pas, d’une certaine manière, tout autant prisonnière ? » 

Bekhzod Davronov (Roberto, comte de Leicester), danseurs

L'esthétique de l'abstraction qui préside à la scénographie laisse pantois d'admiration. Toute la mise en scène est d'une grande élégance tragique. On est captivé par la progression et par les lents tournoiements (presque toujours) silencieux des grands disques, des mouvements aussi minutieusement chorégraphiés que ceux des danseurs qui servent de matériau humain d'amplification et d'exposition aux affects des deux reines. Les séquences des mouvements orchestrées par le chorégraphe australien Paul Blackman, sont en parfaite harmonie avec la partition, elles sont conçues pour servir le chant. Le troisième disque, le disque aérien, organise des atmosphères changeantes, il propage diverses lumières ou s'ouvre pour laisser apparaître un ciel bleu  qui paraît bien inaccessible, il devient menaçant lorsqu'il semble se refermer sur les personnages. Rien n'est laissé au hasard, tout est minutieusement détaillé. Les spectateurs assis près de la scène auront sans doute pu admirer de plus près les costumes très soignés. Le blog du festival nous propose une description de ceux de Maria Stuarda : 

" Cette femme de 44 ans, exceptionnellement grande, pâle et distinguée, aux longs cheveux châtain-roux, a soigneusement choisi sa tenue. Elle porte une robe en velours marron foncé à col blanc haut et retroussé, un voile blanc sur la tête, un manteau noir en satin et soie à longue traîne et des gants rouges. Elle porte également des symboles évidents de sa foi catholique : des chapelets à la ceinture et un crucifix doré autour du cou. "

Parce qu'elle les magnifie en les mettant exactement en situation, elle permet d'approfondir l'évolution intérieure de chacun des personnages. Ulrich Rasche souligne que " L'élément chorégraphique ne naît pas à la manière d'une figure stylistique, mais comme la conséquence de l'engagement avec le contenu de l'œuvre. " La mise en scène a réussi à traduire l'opéra " dans un langage physique et visuel qui lui est propre."

Antonello Manacorda a travaillé en excellente harmonie avec Ulrich Rasche, les deux hommes sont amis, ils  se connaissent et s'apprécient de longue date. Son choix s'est porté sur la version Urtext de la version napolitaine, enrichie de modifications ultérieures pour Maria Malibran, dont il considère qu'elles resserrent encore davantage le nœud dramaturgique. L'ouverture n'est pas celle que Donizetti composa pour la Scala, mais le « récitatif de clarinette d'une incroyable beauté, exemplaire du bel canto instrumental et qui nous plonge instantanément dans l'histoire ». La maestria d'Antonello Manacorda est admirable, notamment dans sa direction inspirée des voix et dans la recherche d'un heureux équilibre, structurant et harmonieux, entre la fosse et la scène.


Les deux reines sont servies par deux divas exceptionnelles. Kate Lindsey prête son timbre si particulier et les profondeurs et les résonances chaleureuses de son mezzo-soprano aux couleurs sombres et mordorées à la reine Elisabetta. Merveilleuse actrice, elle exprime avec intensité le maelstrom émotionnel torturé de la reine Elisabetta qui, dans l'opéra du moins, voit avec une rage et un emportement jaloux sa rivale honnie préférée à elle par l'homme qu'elle aime.  Les deux protagonistes se sont montrées enchantées par le fait que la mise en scène les mette constamment en mouvement. Lisette Oropessa a trouvé " l’alliance particulière du chant et d’un grand défi physique" extrêmement gratifiante.  "Pour moi, chanter ne signifie pas seulement utiliser son corps de la poitrine vers le haut, mais impliquer tout son être, des pieds à la tête." Pour la cantatrice américaine d'origine cubaine cette production la ramène constamment à son corps, c'est à dire à l'essentiel pour une chanteuse ; " Cette tension constante et mouvante ne fige pas – comme c'est souvent le cas – mais procure au contraire une sensation de libération. C'est presque une sorte de catharsis." Kate Lindsey renchérit : " Le simple fait de chanter est une sorte de mouvement vers l'avant. Dans cette production, lorsque nous évoluons sur ces disques rotatifs, nous devons nous pencher vers notre prochain pas, pour ainsi dire, et cela favorise ce mouvement. " Son jeu de scène basé sur le rythme et le ressenti d'une pulsation intérieure est remarquable, elle marque le pas en concordance avec la musique et cela confère à sa prestation une rythmique exceptionnelle qui soutient l'interprétation du personnage. Lisette Oropessa nous a quant  à elle offert une Maria Stuarda d'anthologie, celle d'une grande soprano lyrique qui aborde le rôle avec une belle souplesse, un phrasé précis, bien projeté, des coloratures brillantes, de la finesse et de la facilité dans les aigus et une présence vibrante en scène qui à chaque instant exprime avec force et justesse l'émotion ressentie. Elle vit de l'intérieur et transmet la transfiguration de son personnage qui passe des mépris d'une reine hautaine, méprisante, certes captive mais convaincue de son bon droit dynastique, de sa légitimité et de son innocence face aux ignominieuses calomnies, aux pardons d'une femme généreuse quasi en odeur de sainteté. La robe couleur d'épis dorés, scintillante, légère et translucide qui souligne les galbes de son corps magnifique lui confère une aura angélique. Il est clair que, s'éloignant de la discussion historique, le livret et la partition de Donizetti ont pris le parti de la reine des trois couronnes, cruellement exécutée. Les rôles masculins sont fort bien tenus, ils vouvoient l'excellence sans parvenir encore à la tutoyer comme le font les deux protagonistes féminines: le ténor ouzbek Bekhzod Davronov, deuxième prix Operalia en 2021, fait des débuts salzbourgeois acclamés dans le rôle de Roberto, comte de Leicester, auquel il confère une belle italianité ; la basse russe Alexeï Koulagine donne un Giorgio Talbot solide et de belle composition et le baryton américain Thomas Lehman interprète avec hargne le méchant rôle de Lord Guglielmo Cecil, le grand trésorier de la reine Elisabetta qui d'entrée de jeu souhaite l'exécution de Maria Stuarda. La jeune soprano géorgienne Nino Gotoshia a tenu la partie de Nina, la suivante de Maria Stuarda.

Lisette Oropesa (Maria Stuarda), Bekhzod Davronov (Roberto),        
danseurs et danseuses

L'heureuse constellation d'un orchestre et des choeurs attachés à rendre hommage à la partition de Donizetti, d'un chef enthousiaste et précis, très attentif à l'accompagnement des chanteurs, les beautés très parlantes de la scénographie, les exploits chorégraphiques des danseurs, tout a concouru à maintenir l'attention soutenue très manifeste d'un public aux anges, qui aux applaudissements a fait un triomphe acclamé debout à tous les interprètes d'une production inoubliable, et particulièrement aux prestations adamantines de Lisette Oropessa et de Kate Lindsey.

Antonello Manacorda, Kate Lindsey, Lisette Oropesa , Ulrich Rasche 
© SF/Neumayr/Leo

Conception et distribution du 30 août 2025

Maria Sturda, Tragédie lyrique en deux actes (1835) de Gaetano Donizetti-
Livret de Giuseppe Bardari d'après la tragédie Marie Stuart de Friedrich Schiller,
traduction italienne d'Andrea Maffei

Antonello Manacorda, direction musicale
Ulrich Rasche, mise en scène et scénographie
Sara Schwartz, costumes
Paul Blackman, chorégraphie
Florian Hetz, conception vidéo
Marco Giusti, conception lumière
Yvonne Gebauer, dramaturgie
Dennis Krauß, assistant à la mise en scène
Manuel La Casta, assistant à la scénographie

Kate Lindsey, Elisabetta
Lisette Oropesa, Maria Stuarda
Bekhzod Davronov, Roberto, comte de Leicester
Alexeï  Koulagine, Giorgio Talbot
Thomas Lehman, Lord Guglielmo Cecil
Nino Gotoshia Anna Kennedy

Danseurs Marta de Masi et  danseurs du SEAD — Académie expérimentale de la danse de Salzbourg : Alexandro Nikolaos Giagkousis, Ilan Guterman Levy, Antoine Bouhier, Pau Barrachina Reixach, Ricardo Felice Freitas, Antoine Raboud, Diego Escobar Xavier, Hugo Fidalgo, Jesus Othocani Cruz Moreno, Octave Chevassu, Michalis Demetriou, Emanuel Käser, Antoine Jaminon, Valentin Thalmayr, Laurin Streitberger, Guillermo Ramirez Moreno, Louis Montes, Mathieu Jayet-Roineau

Association des concerts des chœurs de l'Opéra national de Vienne
Répétition du chœur d'Alan Woodbridge
Angelika Prokopp Académie d'été de la Philharmonie de Vienne

Crédit photographique © SF/Monika Rittershaus

vendredi 29 août 2025

Soir de première à Innsbruck pour Ifigenia in Tauride de Tommaso Traetta

Suzanne Jerosme (Pilade), Karolina Bengtsson (Dori), Rocío Pérez (Ifigenia), 
Rafał Tomkiewicz (Oreste), Alasdair Kent (Toante)

Nicola Raab a conçu une mise en scène intemporelle qui concentre toute son attention sur la vie intérieure des personnages, et plus particulièrement sur les conflits qui agitent la protagoniste. Iphigénie a vécu de multiples déracinements.  En temps de guerre, elle est arrachée à sa terre natale au prétexte fallacieux d'un mariage prestigieux avec un héros pour découvrir qu'elle est en fait l'objet d'un enjeu supérieur qui la conduit à faire le sacrifice de sa vie. Elle est ensuite à nouveau enlevée par une force divine qui lui sauve certes la vie, mais la conduit en des lieux inconnus où elle est contrainte d'immoler à la chaîne d'innocentes victimes. Elle passe d'Argolide en Aulide pour tomber en Tauride, comme d'autres tombent de Charybde en Scylla. Ifigenia in Tauride est l'histoire de la sanglante destinée d'une victime innocente qui devient tortionnaire et qui n'entrevoit de salut que dans la mort. Elle est devenue la "servante cruelle d'une déesse implacable et d'un roi tyran". Terrorisée par des images de plus en plus sombres, elle se croit incapable d'échapper à son épouvantable sort. De plus en plus acculée, confrontée à l'arrivée d'un frère qu'elle ne peut reconnaître, elle finira par trouver une porte de sortie au cercle vicieux dans lequel elle se croit enfermée en tuant le tyran. Cette horrible histoire se termine par un lieto fine, tout au moins provisoire : Iphigénie invite le peuple de Tauride à venir peupler l'heureuse terre d'Argolide.

L'envers du décor. Rafał Tomkiewicz (Oreste)  et Rocío Pérez (Ifigenia), 

La scénographie de Madeleine Boyd, aussi en charge des costumes, va créer des espaces qui illustrent  le monde intérieur des personnages. La boîte scénique se pare de couleurs sombres, des verts profonds et des murs que rougit le sang des victimes immolées. Les matériaux sont bruts, du béton, des cuivres que ronge l'oxydation, des tôles ondulées aux reflets dorés. Sur la scène se dresse une autre scène, le plus souvent vide, comme une mise en abyme qui vient exemplifier le vide intérieur et le désir de mort des personnages. Les décors ne comportent que peu d'éléments narratifs : un unique grand crochet de boucherie symbolise toutes les exécutions, l'apparition du tyran Toante dans une fenêtre latérale  en surplomb de la scène exprime son absolue suprématie, des sculptures presque abstraites réalisées par Erika Isser-Mangeng, directrice de l'Académie des Beaux-Arts du Tyrol, apparaissent en plusieurs variations en fond de scène pour représenter l'image de la divinité, ce Palladium que doit dérober Oreste pour échapper à la malédiction des Furies. Les loges d'avant-scène, recouvertes d'une voile noir translucide, reçoivent les chanteurs du NovoCanto, tout de noirs vêtus. Nicole Raab fait un usage intensif du plateau tournant. Des espaces vides se succèdent avec de subtiles variations de motifs et de lumières, dessinées par Ralph Kopp. Seules deux pièces superposées donnent à voir des fonds de grenier, des caisses de bois illustrant le voyage, un ensemble de cadres vides à l'exception d'un seul tableau qui représente une reine qui se transperce le cœur d'un coup de poignard, peut-être le suicide d'une Lucrèce. Les indicateurs ne sont pas suffisants pour déterminer la fonction des caisses et des cadres, qui est laissée à l'imagination des spectateurs. Les cadres vides peuvent faire penser à l'absence de certains acteurs du drame : Agamemnon et Clytemnestre, déjà morts mais dont Iphigénie ignore la cruelle destinée, Électre, la soeur que le livret ignore ; les caisses sont peut être celles des voyageurs qui ont eu le malheur de s'aventurer sur les terribles rivages de la Tauride. Nicole Raab réussit une mise en scène brillante, qui puise ses ressources dans l'intériorité des personnages, qu'elle exemplifie, tout en laissant le champ ouvert à l'interprétation et à l'imaginaire. Des projections vidéo animent la scène, offrant un champ discursif supplémentaire. Ainsi voit-on les flots de la mer pontique qui a porté Iphigénie d'Aulide en Tauride avant de permettre, quinze années plus tard la vague migratoire des Tauriens vers l'Argolide. 

Rocío Pérez (Ifigenia) et Karolina Bengtsson (Dori)

Christophe Rousset et les Talens lyriques poursuivent avec bonheur leur entreprise de redécouverte et de remise à l'honneur des œuvres de Tommaso Traetta. Ils déploient les ors de son opéra et en détaillent les couleurs et les harmonies avec une sensibilité raffinée. Spécialistes reconnus de la musique baroque, ils allient la pureté et la rigueur d'une précision formelle à une énergie passionnée et rendent de manière sublime les affects prononcés de la partition. La soprano espagnole Rocío Pérez est bouleversante dans le rôle d'Ifigenia dont elle souligne la solitude avec une grande profondeur dramatique et un chant à la ligne mélodique et aux tonalités pures et claires, elle enfile avec souplesse des coloratures virtuoses comme des perles sur un collier. Le contre-ténor polonais Rafał Tomkiewicz, pour qui le Concours Cesti d'Innsbruck 2018 constitua un tremplin pour sa carrière, chante le rôle d'Oreste avec une forte présence scénique et un falsetto de fort belle facture, une voix de tête légère et aérienne à la tessiture constamment aigue soutenue par une technique des plus solides. Alasdair Kent interprète un Toante bellâtre portant costume cravate et manteau, un rôle de méchant, plutôt rare pour un ténor. Si elle avait déjà interprété des rôles masculins en concert, la soprano Suzanne Jerosme n'avait jusqu'ici jamais joué un rôle en pantalon. Son coup d'essai est un coup de maître, elle donne un Pilade impressionnant d'intensité et d'une virilité crédible. La danoise Karolina Bengtsson apporte les clartés de son soprano lumineux au personnage de Dori, la confidente d'Ifigenia, dont elle exprime la force émotionnelle, notamment dans le duo de séparation du troisième acte. Elle se dit prête à affronter la mort ("tratta a morir son io") et donne rendez-vous à son amie dans les Champs Élyséens. Les chanteurs du groupe vocal NovoCanto reflètent le monde intérieur des personnages depuis les loges voilées d'avant-scène, ils sont aussi, sur scène cette fois, les Furies qui hantent le cerveau d'Oreste. Ils forment encore le choeur des vierges et des prêtres dans les scènes finales.

Le public de la première a porté toute la production aux nues avec de longs applaudissements enthousiastes et extrêmement nourris.

Karolina Bengtsson, Rocío Pérez, Rafał Tomkiewicz,
Rafał Tomkiewicz, NovoCanto

Conception et distribution du 27 août 2025

Christophe Rousset | Direction musicale
Nicola Raab | Mise en scène
Madeleine Boyd | Scénographie et costumes
Ralph Kopp | Conception lumière
Les Talens Lyriques | Orchestre
NovoCanto | Choeur

Rocío Pérez | soprano | Ifigenia, grande prêtresse de Pallas Athéna
Alasdair Kent | ténor | Toante, roi des Thraces, tyran de Tauride
Rafał Tomkiewicz | contre-ténor | Oreste, frère d'Iphigénie
Suzanne Jerosme | Soprano | Pilade, ami d'Oreste
Karolina Bengtsson | Soprano | Dori, confidente d'Iphigénie

Crédit photographique © Birgit Gufler

dimanche 24 août 2025

Semaines festives d'Innsbruck — Ifigenia in Tauride de Tommaso Traetta — Le compositeur et son opéra

Pylade et Oreste amenés comme victimes devant Iphigénie
Benjamin West, 1766 (Tate Britain).

Les Semaines festives de musique ancienne d'Innsbruck donneront pour deux représentations, les 27 et 29 août prochains,  Ifigenia in Tauride de Tommaso Traetta dans une nouvelle mise en scène de Nicola Raab. La réalisation musicale a été confiée à Christophe Rousset et son ensemble Les Talens Lyriques, considérés depuis leur enregistrement complet de Antigona de Traetta (L'Oiseau-Lyre, 2000) comme les défenseurs de ce grand compositeur qui mérite sans aucun doute d'être (re)découvert. Plus récemment, Christophe Rousset et l'ensemble vocal Novo Canto ont enregistré l'oratorio Rex Salomon de Traetta (Label CPO, 2023). La soprano espagnole Rocío Pérez, qui s'est récemment produite avec Les Talens Lyriques dans L'Olimpiade de Cimarosa au Theater an der Wien, interprète le rôle d'Iphigénie. Rafael Tomkiewicz  chantera Oreste, tandis que le personnage sombre de Toante est incarné par le ténor australien Alasdair Kent. Ils sont rejoints par les sopranos Karolina Bengtsson dans le rôle de Dori et Suzanne Jerosme (qu'on a pu entendre aux Festwochen 2023 dans l'oratorio Rex Salomon de Traetta) dans celui de son amant Pylade.  Les sculptures de la production ont été créées par Erika Isser-Mangeng, directrice de l'Académie des beaux-arts du Tyrol.

Ce sera pour beaucoup une découverte de cet opéra rarement représenté, qui, à notre connaissance ne fut récemment joué qu'aux festivals de Schwetzingen et d'Erlangen en 2014, deux villes qui disposent d'un opéra historique datant du 18ème siècle. 
 

Tommaso Traetta (Bitonto 1727- Venise 1779)

Célèbre compositeur de l’école napolitaine, Tommaso Traetta naquit le 19 mai 1727, à Bitonto, à 18 kilomètres de Bari, dans les Pouilles qui faisaient en ce temps là partie du Royaume de Naples. Admis au Conservatoire napolitain de’ Poveri di Gesù Cristo à l’âge de onze ans, il y commença ses études sous la direction de Francesco Durante, un anticonformiste qui, à une époque où la musique se banalisait, défendit les idéaux de Palestrina, créa de magnifiques œuvres instrumentales et de musique sacrée. Cette école fut dissoute et transformée en un séminaire en 1743. Traetta entra alors au Conservatoire de San Onofrio, et devint élève de Leonardo Leo. Après dix années d’étude, l’instruction de Traetta dans toutes les parties de la musique se trouva complète : il sortit du Conservatoire en 1748, se livra à l’enseignement du chant, et composa pour des églises et des couvents de Naples des messes, des vêpres, des motets et des litanies. 

Traetta trouva rapidement le chemin du théâtre : en 1750, son opera seria Il Farnace fut représenté au Teatro San Carlo, où il obtint un succès si brillant qu’on lui demanda pour la même scène six opéras qui se succédèrent sans interruption. Appelé à Rome, en 1754, il y donna au théâtre Aliberti l'Ezio, qui est considéré comme un de ses plus beaux ouvrages. Dès lors sa réputation s’étendit dans toute l’Italie ; Florence, Venise, Milan, Turin se le disputèrent et applaudirent à ses succès ; mais des propositions avantageuses qui lui furent faites par le duc de Parme en arrêtèrent le cours : il accepta le titre de maître de chapelle de ce prince et fut chargé d’enseigner l’art du chant aux princesses de la famille ducale. Dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (Paris, 1780), Jean-Benjamin de Laborde  avance que Traetta changea dès lors son style, et qu'il imita dans ses opéras le goût français, qui était celui de la cour de Parme. On ne trouve cependant  aucune trace de ce style dans l'Armida ni dans l'Ifigenia in Aulide, qu’il écrivit à Vienne à la même époque (1760). Le premier ouvrage composé à Parme par Traetta fut Ippolito ed Aricia, représenté en 1759, et repris en 1765 pour le mariage de l’infante de Parme avec le prince des Asturies. Son succès fut si brillant que le roi d'Espagne accorda une pension au compositeur, en témoignage de sa satisfaction. Dans la même année (l759), Traetta fut appelé à Vienne pour y écrire l'Ifigenia, un de ses plus beaux ouvrages. De retour à Parme, il y donna la Sofonisba. Une anecdote relative à cet ouvrage paraît être l'origine de ce que rapporte Laborde concernant la transformation du style de ce compositeur pendant son séjour à Parme. Dans une situation dramatique où l’accent d'un personnage devait être déchirant, Traetta crut ne pouvoir mieux faire que d’écrire au-dessus de la note ces mots : un urlo francese (un cri français). La jeune reine Sophosnibe se jette entre son époux et son amant, qui veulent combattre: « Cruels, leur dit-elle, que faites-vous? « si vous voulez du sang, frappez, voilà mon sein » ; et comme ils s'obstinent à sortir, elle s'écrie : « Où allez-vous? Ah! non!» Sur cet Ah! l'air est interrompu : le compositeur voyant qu'il fallait ici sortir de la règle générale, et ne sachant comment exprimer le degré de voix que l'actrice devait donner, a mis au-dessus de la note sol, entre deux parenthèses, (un urlo francese). Après la Sofonisba, il retourna à Vienne pour y composer Armida, qui est aussi considérée comme une de ses plus belles partitions. Cet opéra et Ifigenia furent joués ensuite dans presque toute l’Italie, et accueillis avec enthousiasme. Après la mort de l’Infant don Philippe, duc de Parme, au mois de décembre 1765, Traetta fut appelé à Venise, pour y prendre la direction du Conservatoire de l'Ospedaletto ; mais il n'occupa ce poste que deux ans, ayant consenti à succéder à Galuppi comme compositeur à la cour de Catherine, impératrice de Russie. Il partit au commencement de 1768 pour Pétersbourg, et Sacchini lui succéda à l'Ospedaletto. La plupart des biographies disent que le lendemain de la première représentation de la Didone abbandonata, l'impératrice de Russie envoya à Traetta une tabatière en or ornée de son portrait, avec un billet de sa main où elle disait que Didon lui faisait ce cadeau : on a confondu dans cette anecdote Traetta et Galuppi qui avait écrit, quelques années auparavant, un opéra sur le même sujet à Pétersbourg, et qui reçut en effet ce message de l’impératrice. La Didone de Traetta avait été composée à Parme, en 1764. Après sept années de séjour à la cour de Catherine II,  sentant sa santé affaiblie par la rigueur du climat, il demanda son congé, qu’il n’obtint qu’avec peine. Il s'éloigna de la Russie vers la fin de 1775 pour aller à Londres où l’avait précédé le bruit de ses succès. Mais soit que le sujet de l’opéra qu’on lui avait confié dans cette ville ne l’eût pas inspiré, soit que le mauvais état de sa santé n’eût pas laissé à son talent toute sa vigueur, sa partition de Germondo, représenté au théâtre du roi, au printemps de 1776, ne parut pas digne de sa haute réputation. Le froid accueil fait à cet ouvrage et à un recueil de duos italiens qu’il fit graver à Londres vers le même temps, le décida à quitter cette ville dans la même année, et à retourner en Italie, où il espérait retrouver des forces. Mais dès ce moment sa santé fut toujours languissante. Il écrivit encore quelques opéras à Naples et à Venise, mais on n’y trouvait plus le même feu que dans ses anciennes productions. Le 6 avril 1779 il mourut à Venise, avant d’avoir atteint l'âge de cinquante-deux ans. 

Wien, Österreichische Nationalbibliothek

Doué au plus haut degré du génie dramatique, plein de vigueur dans l’expression des sentiments passionnés, hardi dans les modulations, et plus enclin que les musiciens italiens de son temps à faire usage de l’harmonie chromatique de l’école allemande, Traetta paraît avoir conçu la musique de théâtre au point de vue où  Christoph Willibald Gluck s’est placé quelques années plus tard, sauf la différence des tendances mélodiques, qui sont plus marquées dans les œuvres du compositeur italien que dans les productions de l’auteur allemand. Il joua un rôle aussi important dans la réforme de l'opéra que Gluck, à qui l'on associe généralement la transition de l'opera seria au drame musical. 

" Il y chez Traetta une vigueur stylistique que l'on ne rencontre chez aucun symphoniste de la première moitié du XVIIIe siècle, et cela confère à ses œuvres une place particulière dans l'histoire de la musique instrumentale : Traetta est un précurseur des grands maîtres de l'orchestre, non plus celui du quatuor ou du concerto grosso, mais celui de la symphonie ; toutes sortes d'instruments peuvent jouer un rôle protagoniste ou antagoniste, et les effets instrumentaux commencent à être considérés en eux-mêmes, au-delà de leur relation avec l'idée mélodique, avec des transpositions de timbres et de couleurs dans différentes régions sonores : les idées musicales ont une couleur et un sens dramatique, et pour sceller cette particularité, l'idée musicale n'est plus une incrustation ornementale, décorative, mais une pensée, une action, une émotion. " (Traduit d'Amintore Galli, Estetica della musicaBocca (Torino), 1900).

Dans le pathétique, Traetta atteint quelquefois le sublime. Il oubliait parfois que le goût de ses compatriotes répugnait alors à ces accents énergiques, et qu’ils préféraient la mélodie pure au partage de leur attention entre la mélodie et l’harmonie ; mais lorsqu’il apercevait dans son auditoire la fatigue de cette attention, pendant les premières représentations de ses ouvrages, où il était assis au clavecin, convaincu qu'il était du mérite et de l’importance de certains morceaux, il avait l’habitude de s’adresser aux spectateurs en leur disant : "Signori, badate a questo pezzo" (Messieurs, faites attention à ce morceau), et le public applaudissait presque toujours à cette expression naïve du juste orgueil d’un grand artiste.

Napoli, Museo storico musicale,

Trattea composa une quarantaine d'opéras, il est considéré, avec Niccolò Jommelli, comme l'un des représentants les plus importants de l'École napolitaine. À sa mort en 1779, avec plus de 40 opéras, des symphonies, de la musique sacrée et des divertissements, il était l'un des compositeurs les plus renommés de son temps Ses œuvres, longtemps oubliées, sont en phase de redécouverte.  

Parmi ses opéras, relevons Farnace, à Naples, en 1750 / I pastori felici, ibid., 1753./ Ezio, à Rome, 1754./ Il Buovo d’Antona, à Florence, 1756. / Ippolito ed Aricia, à Parme, 1759. / Ifigenia in Aulide, à Vienne, 1759. / Stordilano, principe di Granata, à Parme,1760. / Armida, à Vienne, 1760. / Sofonisba, à Parme. 1761./ La Francese à Malaghera, à Parme, 1762. / Ifigenia in Tauride, à Vienne en 1763/ Didone abbandonata, ib., 1764. / Semiramide riconosciuta, 1765. / La Serva rivale, Venise, 1767/
Amore in trappola, ib., 1768./ L’Isola disabitata, à Pétersbourg, 1769. / L’Olimpiade, ibid., 1770./ Antigona, ibidem, 1772. / Germondo, à Londres, 1776. / Il Cavalier errante, à Naples, 1777. / La Disfatta di Dario, ibid., 1778. / Artenice, à Venise, 1778. 

Ifigenia in Tauride


in Gazette de France du 17 octobre 1763

Ifigenia in Tauride est un opéra mis en musique par Tommaso Traetta sur un livret de Marco Coltellini et proposé par le comte Giacomo Durazzo, directeur général des Théâtres impériaux de Vienne et promoteur des expériences de réforme de l'opera seria qui caractérisèrent les années 1760. La première représentation de l'opéra eut lieu à Vienne, au Théâtre de la cour de Schönbrunn, le 4 octobre 1763 et fut dirigée par l'auteur lui-même. On fêtait ce jour-là la fête de Saint François d'Assise qui était aussi la date anniversaire du couronnement de l'empereur François Ier (François de Lorraine, époux de Marie-Thérèse, fut couronné empereur le 4 octobre 1745). Le livret imprimé est précédé de la phrase suivante : « Festeggiandosi li felicissimi nomi delle loro maestà imperiali e reali » (« Nous célébrons les heureux noms de Leurs Majestés Impériales et Royales »).

Traetta a joué un rôle tout aussi important dans les efforts de réforme des années 1760 et 1770 que Christoph Willibald Gluck, dont l'œuvre dramatique est aujourd'hui associée à la transition de l'opéra seria au drame musical. Son opéra Ifigenia in Tauride fut joué un an seulement  après la création du premier opéra réformateur de Gluck, Orfeo ed Euridice. Il constitue l'un des meilleurs exemples de mise en oeuvre de cette réforme réalisée à la demande du comte Durazzo, qui fondait son essence sur la fusion interculturelle d'éléments typiques de la tragédie lyrique française avec ceux de l'opéra italien (des passages choraux, de la danse intégrée  et du récitatif accompagné). Il bénéficia également des apports essentiels de Gluck et de De Calzabigi. Cependant, dans Iphigénie en Tauride, c'est encore principalement l'utilisation de chœurs et de ballets, — avec leur participation directe au drame, — qui met en évidence le goût français pour l'opéra en vogue au XVIIIe siècle.  Ifigenia in Tauride suit encore le modèle italien de la division en trois actes, mais d'autres opéras de Traetta, comme Ipolitto ed Aricia, ont utilisé le modèle français de la division en cinq actes. Gluck et Traetta étaient tous deux à Parme au même moment. Si Gluck a poursuivi le renouveau grec de la tragédie de manière encore plus radicale que Traetta, abolissant les récitatifs secco et le chant ornemental,  Traetta est par contre resté fidèle à ses racines italiennes et n'a jamais renoncé au charme de la colorature et du bel canto. Selon le Reclams Opernführer, l'oeuvre de Traetta se situe « à mi-chemin entre Lully, Rameau et Gluck, Traetta et Gluck s'influençant mutuellement et certaines de leurs techniques anticipant Benda et Mozart ». 

Le livret

La pièce Iphigénie en Tauride de Guimond de la Touche, créée à Paris, au Théâtre-Français, en 1757, déclencha un véritable engouement pour le personnage d'Iphigénie dans le théâtre musical et parlé des années suivantes.  Le livret de Coltellini s'en inspire directement.

Marco Coltellini, figure intellectuelle singulière, poète et éditeur (son imprimerie de Livourne produisit, entre autres, Dei delitti e delle pene de Beccaria (1764) et la seconde édition de l'un des « textes sacrés » des réformateurs de l'opéra du XVIIIe siècle, Saggio sopra l'opera in musica d'Algarotti (1763). C'est Ranieri de' Calzabigi, également originaire de Livourne, qui proposa sa candidature à Vienne et lui obtint la commande du livret d' Ifigenia. Suite au succès de l'opéra, Coltellini fut convoqué à Vienne en 1763 et reçut le titre de poète de la cour. Il resta dans la capitale des Habsbourg jusqu'en 1771, écrivant des livrets pour Gluck, Hasse, Salieri et d'autres maîtres dans le sillage de la réforme calzabigienne.

Présentation de l'opéra en introduction du livret de 1763 (traduit de l'italien)

" Agamemnon, roi d'Argos et général de l'armée grecque destinée à assiéger Troie, est retenu à Aulis par des vents contraires et empêché de passer en Asie pour mener à bien son entreprise. Sur les conseils du grand prêtre Calchas, il consentit à sacrifier sa fille Iphigénie à Diane. La déesse, contrariée par cette épreuve exigée d'un père, substitua une biche à  la jeune fille au moment où elle devait être égorgée, et l'emmena en Tauride. 

Ayant ainsi obtenu la faveur du vent, l'armée grecque passa en Phrygie et se prépara à la prise de Troie. Entre-temps, Clytemnestre, épouse d'Agamemnon et mère d'Iphigénie, affligée par la perte de sa fille et irritée contre son mari, s'éprit d'Égisthe et décida d'en faire son époux et de le mettre sur le trône, après avoir tué Agamemnon. Une fois Troie détruite, Agamemnon revint en triomphe au palais, où sa femme l'accueillit avec de fausses caresses et l'assassina avec l'aide d'Égisthe. 

Agamemnon avait eu deux autres enfants de Clytemnestre, Électre et Oreste ; ce dernier était encore enfant. Clytemnestre méditait de s'en débarrasser, car elle craignait qu'une fois adulte, il ne venge la mort de son père. Mais Électre trouva le moyen de le faire évader et l'envoya chez Strophios, roi de Phocide, ami d'Agamemnon et père de Pilade, avec lequel Oreste fut élevé, et avec lequel il noua cette amitié tant célébrée dans la fable. Une fois adulte, Oreste décida de venger la mort de son père et de libérer la jeune Électre, qui était traitée comme une esclave par Égisthe. Sous un déguisement, il se rendit incognito à Argos en compagnie de Pylade, et, s'étant introduit secrètement dans le palais, il tua sa mère et Égisthe.

Après cet acte de violence, tourmenté par les Furies, imaginant avoir toujours autour de lui l'ombre de sa mère, Oreste sombra dans un délire qui ne lui permettait que rarement d'utiliser sa raison. Dans cet état malheureux, il consulta l'oracle de Delphes qui lui avait déjà ordonné auparavant de tuer sa mère. L'oracle lui intima d'aller en Scythie chez les Taures, d'y dérober du temple la statue de la déesse qui y était gardée avec la plus grande vénération, et de l'emporter en Attique, lui promettant après ce vol le retour à sa tranquillité première. 

Thoas régnait alors sur la Tauride, un royaume dans lequel une vieille coutume ordonnait de sacrifier à Diane tout étranger qui y arrivait. Iphigénie, égarée, enlevée en Aulide par la déesse, transportée en Tauride est poussée à égorger son frère. Mais, dans un désespoir extrême, poussée par une impulsion surhumaine, elle tua le tyran et, après avoir calmé la révolte du peuple, elle  persuada Oreste de la suivre en Attique, où elle emmena le Palladium ; ainsi s'accomplit l'oracle : Oreste est libéré de la persécution des Furies, et Iphigénie, que l'on croyait perdue, est retrouvée et reconnue.

Le lecteur reconnaîtra facilement dans les furies qui tourmentent Orphée, noblement personnifiées par la fable, les remords qui agitent communément les criminels, remords que la nature rend plus vifs et plus atroces lorsqu'il s'agit d'un crime aussi violent que le parricide." (Traduit de la présentation du livret de Coltinelli).

L'intrigue 

Acte I

Oreste a débarqué en Tauride avec son ami Pylade afin de voler le sanctuaire du temple de Pallas Athéna. Malgré les avertissements de Pylade, Oreste décide de s'introduire immédiatement dans le palais, espérant mettre fin à son calvaire. Pylade jure fidélité à son ami jusqu'à la mort. Pendant ce temps, Iphigénie espère être sauvée : depuis quinze ans, Thoas la force à sacrifier à la déesse tout étranger qui pose le pied sur l'île. Lorsque le captif Oreste lui est amené, les frère et sœur ne se reconnaissent pas, mais la vue de l'étranger, qu'elle reconnaît comme un compatriote, émeut profondément Iphigénie. Pendant les préparatifs du sacrifice, Oreste souffre de délires, qu'elle utilise comme prétexte pour convaincre Thoas de reporter le meurtre rituel.

Acte II

Incapable de persuader Thoas de suspendre le sacrifice rituel dans le cas d'Oreste, Ifigenia est désespérée et veut mettre fin à ses jours. Pylade, à la recherche d'Oreste, trouve une complice en la personne de Dori, la seule alliée d'Ifigenia, qui le conduit secrètement au temple. Une fois emprisonné, Oreste est tourmenté par les Furies. Dans la salle des gardes, il voit le fantôme de sa mère assassinée, Clitennestra, qu'il croit également reconnaître dans le visage d'Ifigenia. Ifigenia interroge Oreste sur sa patrie et apprend la mort de ses parents. Mais Oreste n'ose pas révéler son identité. Dori réunit Oreste et Pylade et leur montre un passage secret qui leur permet de s'échapper du temple. Oreste l'utilise pour voler l'objet sacré. Devant Thoas, Dori avoue avoir aidé les étrangers à s'échapper. Thoas jure une vengeance sanglante.

Acte III

Oreste se prépare à partir avec ses hommes. Il remarque que Pylade a disparu et part à sa recherche. Une fois de plus, Iphigénie ne peut échapper au fardeau sanglant de sa position : Thoas la menace ouvertement. Pylade a été capturé pendant sa fuite et doit maintenant être tué par Iphigénie, ainsi que le traître Dori. Oreste interrompt les préparatifs du rituel, est saisi par les gardes du tyran et doit être sacrifié immédiatement. Pylade révèle l'identité d'Oreste et Iphigénie refuse de poursuivre le rituel. Toante décide de sacrifier Oreste lui-même. Iphigénie poignarde le tyran à mort. Annonçant qu'elle ramènera les habitants libérés de Tauris dans sa patrie amicale et fertile, elle enlace Oreste. (Source : traduction du programme des Semaines festives d'Innsbruck)

Commentaires sur le livret et la composition

Le livret de Marco Coltellini diffère par certains aspects du mythe et de la version plus connue de Gluck. Tout d'abord, Iphigénie a une confidente nommée Dori (la Doris de l'Iphigénie de Racine), qui libère Oreste emprisonné et lui montre, ainsi qu'à Pylade, un passage secret pour sortir du temple. En punition de cette trahison, elle doit être exécutée avec Pylade, capturé alors qu'il tentait de s'échapper. Lorsqu'Oreste revient pour sauver son ami et se révèle, Iphigénie elle-même tue Thoas, libérant ainsi les Tauriens de leur tyran. Quant aux différences par rapport à la version d'Euripide, elle réside dans l'épilogue, où Coltellini remplace l'apparition de la déesse Pallas par le meurtre de Thoas par Iphigénie. 

Le choix du tyrannicide vise clairement à fournir un exemple politique, comme le démontrent le plaidoyer libertaire d'Iphigénie et l'avertissement ultérieur du chœur (« Que les tyrans tremblent »). Le thème de la lutte contre la tyrannie – maintenu, bien sûr, dans le cadre d'un absolutisme éclairé – traverse la pièce, nourri de phrases révélant la pensée de Cesare Beccaria. Voir, par exemple, la réponse sanguinaire de Thoas au désir d'Iphigénie de sauver la vie d'Oreste : « (...) cette plèbe mortelle condamnée par le ciel mérite la mort, / et celui qui y cherche un criminel rare est trompé », et le commentaire « éclairé » ultérieur de Dori : « C'est ainsi que, à leur guise, les coupables mortels / imaginent les dieux. » Structurellement, les tendances novatrices par rapport à la tradition de Métastase se manifestent dans la linéarité de l'intrigue, la réduction des personnages au minimum (seule la confidente Dori, qui n'est pas inutile dans l'action, rappelle les personnages secondaires de Métastase) et surtout dans l'utilisation extensive du chœur. 

L'intégration du chœur et des personnages représente, même dans le format musical, l'innovation la plus marquante de l'opéra. Traetta construit de vastes arcs scéniques où les épisodes solistes et choraux fusionnent harmonieusement. Parallèlement à cet élément anti traditionnel, l'opéra conserve cependant de larges sections fondées sur l'alternance habituelle de récitatif (seule une petite partie accompagnée) et de pièce fermée ; la virtuosité vocale abonde, même dans une veine purement hédoniste (à la seule exception du rôle d'Oreste, où le style « parlé » prévaut). Même dans Ifigenia, on assiste donc à une suspension entre l'ancien et le nouveau, semblable à celle que l'on rencontre dans les opéras de Parme (Ippolito ed Aricia, I Tindaridi). Du côté plus strictement « réformé » des épisodes choraux, Traetta adopte des approches stylistiques différentes de celles de Gluck. Dans les scènes d'horreur comme de deuil, le traitement du chœur s'éloigne de la véhémence et de la concision de l'Orfeo de Gluck (joué à Vienne l'année précédente) et emploie à la place un style plus fragmenté et miniaturiste, avec un recours important aux techniques imitatives et une pulsation fataliste de l'orchestre dans des figurations changeantes (triolets, roulades , rythmes pointés, accents expressifs des bois). La grande scène de l'acte II, dans laquelle Oreste est tourmenté par les Furies (« Dormi, Oreste ? Ti scuoti, ti desta »), révèle particulièrement l'originalité du style de Traetta. Le pathétique démoniaque que les Viennois avaient décelé l'année précédente dans la scène infernale similaire d' Orfeo cède maintenant la place à une expressivité élégiaque, établie dès les débuts discrets du chœur sotto voce  et culminant dans la cavatine suppliante d'Oreste ("Ah, per pietà placatevi") avec violoncelle obligé. (Source des commentaires : texte traduit du Dizionario dell'opera de Piero Gelli publié par Baldini & Castoldi).

(À suivre avec une chronique après la première du 27 août 2025).

lundi 18 août 2025

Giulio Cesare in Egitto au Festival de Salzbourg. Les débuts baroques de Dmitri Chernakiov.

Andrey Zhilikhovsky (Achilla), Christophe Dumaux (Giulio Cesare),
Yuriy Mynenko (Tolomeo), Olga Kulchynska (Cleopatra)

Après avoir travaillé de concert pour la production de deux opéras de Gluck, Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride à Aix-en-Provence en 2024, Dmitri Tcherniakov et la cheffe d'orchestre Emmanuelle Haïm ont à nouveau coopéré pour leur première production commune au Festival de Salzbourg. En 25 ans de carrière, le metteur en scène n'avait jamais abordé un opéra baroque. Le défi était donc d'importance.

Dmitri Tcherniakov a d'emblée déshistorisé et délocalisé l'opéra de Haendel pour le faire se dérouler dans un réseau d'abris souterrains, un huis clos où les personnages sont enfermés lors d'une guerre non définie. Il place l'accent sur la psychologie complexe des personnages, et particulièrement celle du protagoniste, comme il l'a expliqué dans un entretien avec Tatiana Werestchagina reproduit dans le programme :

" Ce qui est intéressant, c'est que nous avons affaire à un personnage complexe. Il est multiple, comme nous tous. Il est à la fois fort et lâche, héroïque et méprisable. Nous voyons la nature humaine lutter pour sa survie dans une situation extrême de combat constant et de danger perpétuel, et comment elle réagit. Cette observation est la plus précieuse. Nous ne divisons pas nos personnages en méchants et en âmes nobles. Personne n'est une simple représentation de la « bonté ». Après tout, chacun est capable de tout ; chacun peut franchir les limites à tout moment. Et pourtant, chacun peut aussi mériter une profonde compassion. "
 
Olga Kulchynska (Cleopatra)

La guerre qui sévit en surface est répercutée dans le bunker par des sirènes d'alerte tonitruantes ou par la diffusion d'avis lumineux défilants qui interdisent toute sortie. De l'abri souterrain tout en béton armé on voit trois pièces éclairées aux néons. Celle de gauche est surtout occupée par César, celle de droite davantage par Cléopâtre. Des grillages, des échelons de fer rivés dans le mur pour permettre une éventuelle évacuation, des matelas à même le sol, des boîtes de conserve. En début d'opéra, ce n'est pas la tête décapitée de Pompée qui est offerte à César par le sbire de Ptolémée, mais c'est tout son cadavre qui est trainé sur scène.  L'enfermement quasi carcéral des personnages exacerbe les passions. Dmitri Tcherniakov a une vision très négative de la nature humaine qui ne peut s'accommoder du "lieto fine", de la fin heureuse de l'opéra. Aussi la dernière scène se conclut sur la vision de personnages éprouvés par la guerre et désespérés. L'opéra de Haendel a exigé son tribut de cadavres et les survivants du drame ne paraissent pas mieux lotis. Tcherniakov voit la nature humaine comme profondément conflictuelle, sans espoir de salut. Des conflits irréconciliables dominent la dramaturgie de Giulio Cesare – une lutte constante où chacun est exposé à des menaces existentielles dans des situations inattendues. 

Pourtant Dmitri Tcherniakov a su dégager un espace pour le rêve, à la scène 2 de l'acte II. Il fait apparaître un orchestre au-dessus du bunker, qui joue une symphonie, une image poético-romantique qui contraste avec le reste de l'opéra. César entend dans les sphères célestes un son harmonieux qui le ravit ("Cieli, e qual delle sfere scende armonico suon, che mi rapisce?").  Le livret mentionne la vision du Parnasse où trône la Vertu, assistée des neuf Muses. Un moment de charme extatique, comme une oasis musicale, que l'humaine nature aura tôt fait d'occulter. Le Cesare de Tcherniakov " sombre dans une mélancolie prolongée, sentant que tout ce sur quoi il a construit sa vie, toutes ses valeurs, ont perdu leur sens. Il est peut-être le seul à ce stade de l'histoire à en être conscient. Il se sent comme un rien, un corps sans défense, perdu, vulnérable, en manque de soutien. "

Christophe Dumaux (Giulio Cesare), Federico Fiorio (Sesto), 
Lucile Richardot (Cornelia), Andrey Zhilikhovsky (Achilla)

Emmanuelle Haïm, qui a déjà dirigé Giulio Cesare in Egitto à diverses occasions (à Chicago en 2007, à Garnier en 2011), apporte à la production toute son expertise haendelienne et s'applique à mettre en exergue la conduite dramatique de la composition dont la musique met en évidence et individualise la trajectoire affective et émotionnelle de chacun des personnages. De son clavecin, elle invite le Concert d'Astrée à rendre la veine lyrique, l'expressivité et les contrastes dramatiques de l'opéra de Haendel. Christophe Dumaux apporte sa connaissance de cet opéra qu'il a souvent abordé dans le rôle de Tolomeo pour lequel il est sollicité dans le monde entier. Il offre un Giulio Cesare vocalement accompli, souple et agile, semblant se jouer des difficultés du rôle. Il campe son personnage avec prestance et autorité et, comme le veut le metteur en scène, l'entraine dans les dérives du désespoir. L'ukrainienne Olga Kulchynska fait des débuts glorieux à Salzbourg dans le rôle de Cleopatra, à laquelle elle confère l'irradiation lumineuse et les couleurs irisées de son soprano chaleureux. Déguisée en Lidia, une suivante de Cléopâtre elle est affublée d'une longue perruque rose qui conviendrait à un quelconque lupanar, elle apparaît par la suite au naturel et donnera un "Piangerò la sorte mia" époustouflant. La mezzo-soprano française Lucile Richardot habille de mâles vertus le personnage de Cornelia avec sa voix puissamment dramatique, dotée de sombres couleurs, qui exprime remarquablement les douleurs de la maltraitance la plus infâmante. Federico Fiorio, qui a beaucoup pratiqué le rôle de Sesto la saison dernière dans le Nord de l'Italie, en donne une interprétation très juvénile de sa voix de sopraniste, un Sesto effondré par l'assassinat ignominieux de son père, un jeune homme agité de tremblements nerveux et qui peine à se maîtriser. Le contre-ténor ukrainien Yuriy Mynenko campe un Tolomeo au comble de l'ignominie, en long pardessus brun, les cheveux avec une longue frange latérale, à la démesure du personnage. Le baryton moldave Andrey Zhilikovsky fait des débuts salzbourgeois remarqués dans le rôle d'Achilla, qu'il  interprète également pour la première fois avec les nuances très sombres d'une voix bien projetée. Troisième contre-ténor, l'Américain Jake Ingbar chante Nireno, eunuque et confident de Cléopâtre. Le jeune chanteur Roberto Raso réussit un excellent Curio.

Le spectacle a reçu des applaudissements nourris qui se sont vite mués en standing ovation.

Production et distribution du 17 août 2025

Emmanuelle Haïm Direction musicale et clavecin 
Dmitri Tcherniakov Mise en scène et scénographie 
Costumes d'Elena Zaytseva 
Lumièresde Gleb Filshtinsky 
Chorégraphie du combat d'Arthur Braun 
Tatiana Verestchagina Dramaturgie 

Christophe Dumaux Giulio Cesare 
Olga Kulchynska Cleopatra 
Lucile Richardot Cornelia 
Federico Fiorio Sesto 
Yuri Mynenko Tolomeo 
Andreï Jilikhovsky Achilla 
Jake Ingbar Nireno 
Robert Raso Curio 

Chœur Bach de Salzbourg 
Répétition de la chorale de Michael Schneider 
Le Concert d'Astrée 

samedi 16 août 2025

Hotel Metamorphosis, un pasticcio contemporain sur des textes d'Ovide et des musiques de Vivaldi au Festival de Salzbourg.

Léa Desandre (Echo), Nadezhda Karyazina (Juno)

Cecilia Bartoli préside aux destinées du Festival de Pentecôte à Salzbourg depuis 2012, un poste prestigieux qui a été récemment prolongé jusqu'en 2031. L'édition de cette année a vu son origine dans une discussion avec Barrie Kosky, au cours de laquelle le metteur en scène, à la recherche de nouveaux défis, lui a proposé de créer un pasticcio pour le 21ème siècle au départ de musiques de Vivaldi. Un pasticcio est une forme d'œuvre lyrique composite en usage dans la musique italienne de la période baroque : la pratique consiste pour le compositeur à assembler, sur un livret unique, des airs provenant d'opéras différents dont il peut, ou non, être l'auteur. Les pasticcios étaient un moyen commode de composer une œuvre « nouvelle » de façon rapide, en utilisant de préférence des airs ayant connu un grand succès. Antonio Vivaldi avait pratiqué le genre pour réaliser ces collages musicaux pour plusieurs de ses opéras, notamment pour des productions de carnaval où la rapidité de création était de mise. Ainsi en 1735 ce fut le cas de Tamerlano (appelé aussi Il Bajazet).

Barrie Kosky qui a mis en scène de nombreuses comédies musicales et des opéras bien plus nombreux encore, a voulu créer  une comédie musicale à partir de textes extraits des Métamorphoses d'Ovide et de musiques baroques. Le metteur en scène australien s'était déjà intéressé à cette oeuvre majeure de l'Antiquité il y a près de 20 ans : en 2006, il mettait en scène un spectacle ovidien au théâtre de Sidney, The Lost Echo, pour lequel il avait sélectionné 12 métamorphoses en compagnie de Tom Wright, auteur et dramaturge du livret. Alors comme aujourd'hui un personnage des Métamorphoses faisait office de narrateur : Tiresias menait le bal en 2006, Orphée en 2025. Pour sa production australienne, Barrie Kosky avait déjà retenu les histoires de Myrrha, de Narcisse et Écho, d'Orphée et Eurydice, qu'on retrouve sur la scène salzbourgeoise.

Lea Desandre (Echo), Angela Winkler (Orpheus), Il Canto di Orfeo, danseurs
Barrie Kosky, qui avait en 2021 au Festival d'Aix-en-Provence fait de Falstaff un épicurien amateur de fine cuisine, compare le processus créatif à l'art culinaire : " Les Métamorphoses d'Ovide ont été le livre de recettes de la Renaissance. Cette oeuvre a influencé l'ensemble du paysage littéraire, les arts visuels et la musique des 16ème et 17ème siècles. À ce titre Ovide et Vivaldi sont indissociables. " Il est vrai que le terme pasticcio désigne aussi un plat de pâtes gratiné,  mais pas autant que certains des personnages, une fille qui veut coucher avec son père, un sculpteur qui tombe amoureux d'une statue, un homme amoureux de son reflet.

Le titre du spectacle, Hotel Metamorphosis, en définit le programme, conçu par Barrie Kosky et l'auteur et  dramaturge Olaf A. Schmitt. Orphée est en deuil, il a perdu Eurydice, il se trouve dans une chambre d'hôtel et se met à rêver à des histoires d'humains et de dieux, de transformations et de nature. Le rôle d'Orphée a été confié à l'actrice Angela Winkler, une grande dame du théâtre et du cinéma qui s'est notamment fait connaître à l'international grâce à deux films : L'honneur perdu de Katharina Blum (1975) et Le tambour (1979). Dans le rôle d'Orphée, sublime narratrice, elle raconte les rêves de son personnage et  nous invite à un parcours mythologique initiatique qui nous entraine à la découverte des histoires de Pygmalion, de Myrrha, d'Arachné, de Narcisse et d'Eurydice dans le monde souterrain. Le nouveau pasticcio a pour ambition de créer un dialogue entre la musique, le chant et le récit. Cette soirée mythologique est aussi linguistique : Orphée parle allemand, les interprètes chantent en italien et les surtitres sont en allemand et en anglais, une jonglerie qui ne devrait pas constituer un obstacle pour les festivaliers.

Nadezhda Karyazina (Minerve), Cecilia Bartoli (Arachné)

La chambre d'hôtel est luxueuse, anonyme et impersonnelle. Seul le grand tableau qui surplombe le lit king size change au cours des séquences : il représente les personnages mythiques dont Angela Winkler commente l'histoire. D'étranges phénomènes s'y produisent : la porte s'ouvre et se ferme toute seule, le lit engloutit des personnages qui y disparaissent, les murs de la chambre se parent des vidéos de rocafilm, qui ici développent  le thème du tableau, là modélisent le processus de transformation, plus avant emplissent l'espace de vagues de couleurs. Barrie Kosky a transformé Arachné en une artiste visuelle informatique, pour laquelle rocafilm a créé des vidéos fascinantes. À la fin de la seconde partie, c'est toute la chambre d'hôtel qui remonte vers les cintres, laissant apparaître le monde souterrain où se lamente Eurydice. Des danseurs armés de haches figurent les Ménades qui dans leur fureur ont décapité Orphée. Sa tête est déposée à l'avant de la scène. Orphée, qui avait vainement tenté d'arracher Eurydice aux Enfers, peut à présent la retrouver  dans un au-delà ténébreux. 

Le choix des musiques est déterminant. Gianluca Capuano en a commenté les objectifs :

" La production salzbourgeoise d'Hôtel Métamorphosis vise à contribuer au renouveau et à la réévaluation de l'œuvre lyrique de Vivaldi. C'est dans ses opéras que le noyau rhétorique de son style compositionnel prend toute sa force. C'est ici que l'on découvre l'instinct théâtral extrêmement raffiné du compositeur, un instinct que l'on retrouve également dans ses œuvres instrumentales, bien que ces compositions soient naturellement dépourvues de paroles. Mais comment comprendre les éléments stylistiques des concertos de Vivaldi, sans parler de son choix rythmique et métrique, et même de l'interaction entre les différentes tonalités, si l'on ne prend pas comme point de départ le vaste vocabulaire musical que Vivaldi a composé pour des textes, à savoir le vocabulaire musical de ses opéras ? "

La composition du  pasticcio permet d'offrir au public une vision globale des innombrables facettes du style des opéras de Vivaldi et de dresser une sorte de catalogue des éléments qui composent la rhétorique musicale du compositeur.  Le choix musical constitue un parcours de découverte de l'art du prêtre roux :  expérimentations harmoniques audacieuses, formes contrapuntiques sophistiquées, sonorités inhabituelles et, surtout, la maîtrise de la représentation des passions humaines :  

" Outre l'imitation omniprésente de la nature, que l'on retrouve, par exemple, dans les airs avec flûte ou chalumeau, nous inclurons également des airs avec divers instruments solistes tels que le basson, la mandoline, le salterio et la viole d'amour, ainsi que de délicieux chœurs, comme une reprise par Michel Corrette des thèmes du Printemps des Quatre Saisons. On entendra des airs de rage (« Armatae face et anguibus » de Juditha triomphans et « Se lento ancora il fulmine » d’Argippo), des airs de bravoure exprimant une grande agitation (« Agitata da due venti » de La Griselda et « Gemo in un punto e fremo » de L’Olimpiade), des airs imitant le son stéréophonique (« Nel profondo cieco mondo » de l'Orlando furioso et les airs qui jouent avec effets d'écho), des airs de sommeil (« Sonno, se pur sei sonno » de Tito Manlio) et enfin le déchirant « Gelido in ogni vena » d'Il Farnace, un air qui semble tout à fait moderne dans son style. "

Arachne (Cecilia Bartoli)

Ce sont quatre heures de captivantes (re)découvertes. Gianluca Capuano, expert de la musique ancienne, dirige avec passion les Musiciens du Prince — Monaco et  Il Canto di Orfeo, l'ensemble instrumental et vocal spécialisé dans la musique baroque qu'il a fondé. Cinq interprètes, tous excellents, prêtent leurs voix et leurs talents d'acteurs aux personnages des Métamorphoses. Cecilia Bartoli brille de mille feux en Eurydice et Arachné, elle est souveraine par son expressivité et l'authenticité des affects, par sa science infinie des nuances, par l'intimité de son chant, par ses modulations qui touchent l'âme.  C'est un immense privilège de pouvoir l'écouter et une délectation de tous les instants, et cela dès le prologue, alors qu'en Eurydice elle chante accompagnée à la flûte traversière le "Sol da te, mio dolce amore" de l'Orlando furioso. Léa Desandre incarne la Statue de Pygmalion, elle campe la nymphe Echo en exécutant un extraordinaire numéro de rires hystériques et de gloussements excités typiques de la puberté, une manière pour cette jeune créature en mal d'amour de tenter d'attirer l'attention de Narcisse, Elle est également l'interprète de Myrrha, cette autre adolescente qui tente en vain de séduire son propre père avant de parvenir à se glisser dans sa couche à la faveur de l'obscurité. La mezzo-soprano russo-suisse Nadejda Karyazina, lauréate du Prix Herbert von Karajan 2025, a fait des débuts salzbourgeois décoiffants lors du Festival de Pâques de cette année dans le rôle de Marfa dans La Khovanchtchina de Moussorgski. Sa voix puissante, chaleureuse et profonde, son port altier et une présence scénique impressionnante lui permettent de jouer sans problème les divinités vengeresses, elle est Minerve et Junon. Le duel entre Arachne et Minerve se livre avec les armes du chant, deux arias de furore opposent  Arachne avec  Armatae face et anguibus" extrait de Juditha triumphans, magistralement interprété par Cecilia Bartoli, et  Minerve avec " Se lento ancora il fulmine "d' Argippo donné par la talentueuse mezzo-soprano russo-suisse. Enfin Philippe Jaroussky s'avance en terrain connu dans la musique de Vivaldi, il interprète un Pygmalion vieillissant, maladroit et touchant dans son amour captif pour sa sculpture, et se montre encore plus convaincant en Narcisse : il livre une véritable page d'anthologie avec son  « Gemo in un punto e fremo » de L'Olimpiade. 

Ce pasticcio, dans l'esprit de l'opéra baroque, ne pouvait se passer de ballet, et le spectacle en est ponctué. Douze merveilleux danseurs et danseuses habillés de longues robes noires à bustier, tout sexes confondu, dansent devant une grande toile d'araignée à la fin de la séquence d'Arachne. En fin de spectacle ils figurent les bûcherons ou circulent comme de grands oiseaux noirs à têtes squelettiques. Les séquences dansées étaient les très bienvenues et en harmonie avec les lignes esthétiques du spectacle.

Le spectacle a reçu une immense ovation, à l'aune de ses qualités.

Production et distribution du 15 août 2025

Hotel Metamorphosis, pasticcio en deux actes sur des musiques d'Antonio Vivaldi
Textes d'Ovide traduits par Hermann Heiser. Version de Barrie Kosky et Olaf A. Schmitt.

Gianluca Capuano Directeur musical
Barrie Kosky Direction et concept
Chorégraphie d'Otto Pichler
Scène Michael Levine
Costumes de Klaus Bruns
Franck Evin Licht
Vidéo rocafilm
Olaf A. Schmitt Concept et dramaturgie

Cécilia Bartoli Eurydice / Arachné
Léa Desandre Statue / Myrrha / Écho
Nadezhda Karyazina Minerva / Nourrice / Juno
Philippe Jaroussky Pygmalion / Narcisse
Angela Winkler Orphée

Danseurs : Rachele Chinellato , Jia Bao Beate Chui , Martje de Mol , Fanny De-Ponti , Matt Emig , Claudia Greco , Alessio Marchini , Prince Mihai , Rouven Pabst , Teresa Royo , Felix Schnabel , Rens Stigter
Il Canto d'Orfeo
Solistes ; Jiayu Jin , Laura Andreini , Stefano Gambarino 
Répétiteur de la chorale Jacopo Facchini
Les Musiciens du Prince — Monaco

Crédit photographique © Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

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