vendredi 28 novembre 2025

Karl Alfred Schreiner chorégraphie une nouvelle version très animalière de la Cendrillon de Johann Strauss

Ethan Ribeiro (Prince)

En cette année 2025, on commémore en Autriche et partout dans le monde le bicentenaire de la naissance de Johann Strauss II. Le Theater-am-Gärtnerplatz se devait de participer à cette célébration. À cette occasion Karl Alfred Schreiner, qui préside aux destinées du ballet du théâtre, a conçu une nouvelle version du ballet Aschenbrödel (Cendrillon), le seul ballet jamais composé par le roi de la valse, qui mourut le 3 juin 1899 avant de pouvoir l'achever. 

Petite histoire d'une composition

Strauss accepta la proposition d'écrire un ballet sur la suggestion de Rudolf Lothar (1865-1943), alors rédacteur en chef de la revue Die Wage (La balance). Le célèbre critique musical Eduard Hanslick encouragea le compositeur à composer un ballet pour l'Opéra de la Cour. Le 5 mars 1898, l'hebdomadaire Die Wage publia les modalités du concours visant à trouver un sujet approprié pour le ballet de Strauss, dont la première aurait lieu au Wiener Hof-Operntheater (Opéra royal de Vienne). Un jury composé du compositeur, de Rudolf Lothar (rédacteur en chef du journal), de Nikolaus Dumba, d'Eduard Hanslick et de Gustav Mahler, alors directeur de l' Opéra d'État de Vienne fut chargé d'évaluer les œuvres soumises. Le 1er mai 1898, après avoir reçu plus de 700 propositions du monde entier, la commission choisit une réécriture du conte de fées de Perrault, Aschenbrödel (Cendrillon), signée sous le pseudonyme d'A. Kollmann. Le prix fut remis à un notaire et la véritable identité d'A. Kollmann ne fut pas révélée. On sait aujourd'hui qu'il s'agissait du journaliste salzbourgeois Karl Colbert. Il se peut que Colbert ait été une connaissance de Strauss et que le concours organisé à des fins publicitaires ait été pipeauté. 

Le livret primé était une version modernisée du célèbre conte de fées de la méchante belle-mère et de ses deux filles qui font tout pour empêcher Cendrillon d'aller au bal du palais. Dans le livret de Kollmann, l'action se déroule dans un grand magasin au tournant du siècle, pendant le Carnaval. Gustav, le prince du conte, est devenu le propriétaire du grand magasin « Les Quatre Saisons », la méchante belle-mère (Madame Léontine) est la directrice du rayon mode qu'elle gère avec ses filles (Yvette et Fanchon), tandis que la belle-fille, Greta (Cendrillon), est devenue messagère et modiste dans la boutique de Gustav, sur ordre de la despotique belle-mère.

Strauss se mit au travail presque immédiatement et, dès l'hiver 1898, avait déjà achevé le premier acte. La composition réutilisait de nombreuses pages qu'il avait déjà écrites. Le troisième acte comprend une csárdás composée pour La Chauve-Souris, on trouve également des passages tirés de l'opéra Ritter Pázmán (1892) et de l'opérette Indigo und die vierzig Räuber (1871), tandis que le premier acte est accompagné d'un extrait de la célèbre valse du Beau Danube bleu joué par un orgue de Barbarie . 

Les derniers jours de Johann Strauss

Le matin du 20 mai 1899, Johann Strauss se rendit à l'Opéra de la Cour pour diriger la répétition de La Chauve-Souris. Le maître fut chaleureusement accueilli par le chef d'orchestre Mahler, qui le présenta aux premiers musiciens de l'orchestre qui lui firent un accueil enthousiaste. À son retour de la répétition, Strauss était de bonne humeur et ne montrait aucun signe de fatigue ni d'excitation. À propos du chef d'orchestre Mahler, il fit cette remarque : « Si quelqu'un me dit que Mahler est désagréable, alors il voudra bien avoir affaire à moi  ! » L'après-midi même, il eut sa répétition habituelle ; le soir, débordant d'une gaieté exubérante, on aurait pu le suivre dans sa joie communicative. Le dimanche de la Pentecôte, il dirigea l'ouverture de La Chauve-Souris, puis assista à l'intégralité du premier acte depuis une loge au parterre, en compagnie de sa femme, de sa fille Alice Epstein et de son gendre Richard Epstein.

C'est sans doute ce jour-là que le maître contracta les germes de sa maladie, car il déborda d'énergie en dirigeant, et le temps était maussade et froid ; Johann Strauss, qui ne se promenait presque jamais à Vienne, était d'autant plus vulnérable lorsqu'il sortait. Mais plusieurs jours passèrent sans qu'aucun symptôme n'apparaisse. 

Le jeudi 25 mai, une gastro-entérite et une diarrhée se manifestèrent, et Strauss prit de la poudre de feuilles de bouleau, un anti-inflammatoire qui eut immédiatement l'effet escompté. Ce n'est que le samedi 27 mai, le soir vers 19 heures, qu'il eut enfin des frissons et des vomissements, et sa femme, profondément inquiète, le mit au lit. Dès lors, son état s'aggrava de jour en jour, car le catarrhe dont il souffrait depuis des années avait évolué en pneumonie et en pleurésie, qui connurent un bref répit avant de reprendre de plus belle. On fit tout ce qui était humainement possible. Deux médecins, le médecin de famille Ignaz Weiss et le spécialiste Siegfried Lederer, veillaient à son chevet, accompagnés de l'épouse dévouée de l'artiste, de sa fille Alice et de son gendre, qui passèrent près d'une semaine à son chevet sans dormir. Hosrath Nothnagel venait fréquemment lui rendre visite et lui prescrivait des remèdes, mais la terrible catastrophe était inéluctable, ses forces l'abandonnaient. Il refusa dans un premier temps les médicaments et les cataplasmes qu'on lui appliquait, mais grâce à la douce persuasion de sa femme, dont il baisait les mains avec gratitude pour chaque service, il finit par accepter tout ce qui semblait nécessaire. Hélas, en vain. La mort survint doucement et sans douleur. Strauss était encore conscient environ une heure avant de mourir, et personne ne croyait qu'une mort aussi soudaine puisse survenir. À trois heures, le malade, sombra dans un léger sommeil et, sans lutte ni souffrance, Johann Strauss s'endormit paisiblement, après que le pasteur Zimmermann lui eut offert le réconfort de la religion. Toute sa famille, présente à Vienne, était réunie autour de son lit de mort.
 

Page- titre du ballet d'Aschenbroedel portant indication des différentes éditions imprimées.
Éditions Weinberger à Leipzig.

Josef Bayer parachève la composition

Le décès de Strauss le 3 juin 1899 laissa l'opéra inachevé, la mort lui arracha la plume avant qu'il n'ait pu en apposer l'avant-dernier trait. On ne disposait alors que la version complète pour piano et l'orchestration du premier acte, et de nombreuses esquisses des deux autres. 

La veuve de Strauss  et son éditeur s'adressèrent alors à Carl Millöcker, qui accepta d'abord la commande, mais le compositeur fut ensuite contraint d'y renoncer pour de graves raisons de santé : il  mourut quelques mois plus tard, le 31 décembre 1899.

La partition fut ensuite confiée à Josef Bayer (1852-1913), directeur du Ballet de l' Opéra royal de Vienne, ancien violoniste de l'orchestre du Hof Operntheater et compositeur d'une vingtaine de ballets, dont le très populaire Die Puppenfee (1888). Bayer accepta les clauses du contrat : le ballet devait être composé exclusivement d'œuvres de Johann Strauss, à l'exception des passages de transition ou de petites interventions rendues nécessaires par des raisons techniques. Bayer acheva la partition en 1900 et la présenta à Gustav Mahler en vue d'une future production au Théâtre de la Cour de Vienne. Cependant, Mahler ne put accepter l'arrangement musical de Bayer, remettant en question son originalité et ne reconnaissant pas la patte de Strauss ; il refusa donc d'accueillir la première d' Aschenbrödel à l'Opéra, comme convenu initialement.

Adele Strauss et l'éditeur Josef Weinberger se mirent en quête d'un autre lieu pour la première d'Aschenbrödel et leur choix se porta finalement sur le Staatsoper Unter den Linden à Berlin. Le ballet fut créé le 2 mai 1901 en présence de l'empereur Guillaume II et avec la participation de la ballerine d'origine italienne Antonietta dell'Era. La première, dirigée par Bruno Walter, fut un succès, même si le journaliste Ignatz Schnitzer, qui était aussi librettiste, estima que l'orchestration de Bayer n'était pas à la hauteur de celle de Strauss et que les décors étaient trop modifiés par rapport au projet original.

Lorsque Mahler quitta son poste de directeur de l'Opéra d'État de Vienne à la fin de la saison 1907, son successeur, Felix Weingartner, s'empressa de mettre en scène le ballet, et la première viennoise d'Aschenbrödel eut lieu le 4 octobre 1908. Julius Korngold (1860-1945), successeur d'Eduard Hanslick comme critique musical de la Neue Freie Presse et père du compositeur Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), écrivit après la première viennoise du ballet de Strauss :

" Il semble que Strauss n'ait laissé que des sections musicales achevées, principalement dans le premier acte, et seulement des esquisses pour d'autres parties. Par conséquent, tout le reste du matériel n'est pas de lui. Il est probable que ce matériel laissé par Strauss était insuffisant et que les pièces plus anciennes non utilisées auraient été plus judicieuses. Ainsi, M. Bayer a dû tout remanier, modifiant l'action d'un point de vue dramatique, ainsi que l'orchestration d'une grande partie de celle-ci – en fait, une grande partie de l'orchestration. " 

À Vienne, le ballet fut joué régulièrement pendant sept ans, atteignant quarante-six représentations, jusqu'au début de la première guerre mondiale.

Josef Bayer acheva non seulement la partition inachevée de Strauss pour Aschenbrödel, mais composa également une série de pièces de bal inspirées de motifs du ballet. Ces pièces, dont les droits d'auteur appartenaient à l'éditeur Josef Weinberger, furent publiées en 1900 et adaptées par la suite pour piano, orchestre à cordes et orchestre d'harmonie.

Chia-Fen Yeh et  Montana Dalton (belles-soeurs), Micaela Romano Serrano (Cendrillon),
David Valencia (raton-laveur). 

La nouvelle version du Gärtnerplatztheater

Dans la version du chorégraphe Karl Alfred Schreiner, l'héroïne a pour amis des ratons-laveurs à la fois athlétiques et patauds, en lieu et place des traditionnelles colombes. Ils la réconfortent et lui confectionnent une magnifique robe pour qu'elle puisse se rendre au bal. Puisant son inspiration à la source des contes populaires et de l'oeuvre du maître du romantisme E.T.A. Hoffmann, Karl Alfred Schreiner introduit dans son scénario un royaume merveilleux peuplé de tout un bestiaire, des ratons-laveurs, des sangliers, des caméléons, d'un écureuil et des flamants roses. Ils peuplent le microcosme de cette nouvelle Cendrillon et s'expriment au moyen de la danse, à défaut de parler, tout comme dans les contes populaires où il est fréquent qu'un animal parle et devienne ainsi l'égal du personnage humain. Souvent, ces animaux possèdent des pouvoirs magiques dont ils se servent pour aider les héros et les héroïnes de contes de fées. 

Trois ratons laveurs — Nicolò Zanotti, David Valencia, Hyo Shimizu

Cendrillon et le prince sont tous deux malheureux. La jeune fille est confrontée aux méchancetés et au mobbing de ses demi-sœurs et aux harcèlements de sa belle-mère. Le prince quant à lui, destiné au trône, est soumis à un programme d'études rigoureux et au devoir dynastique du mariage. Tous deux compensent les affres de leurs vies respectives en s'évadant par l'imagination. Cendrillon et le prince réalisent des petites figurines d'animaux en papiers pliés de type origami, qui prennent vie. Des ratons-laveurs servent d'adjuvants à Cendrillon.  Le prince est accompagné de caméléons, d'un écureuil et d'un sanglier, que lui seul peut voir au début du ballet et qui lui facilitent la vie à la cour. Tous ces animaux se connaissent et savent que les deux jeunes personnes sont faites l'une pour l'autre. Ils les rapprochent, dans leurs rêves comme dans la réalité. Les rêves des deux protagonistes vont s'entremêler et se réaliser : Cendrillon et le prince se rencontrent la nuit dans un parc, un espace naturel où le rêve et l'amour se concrétisent. Leur amour triomphera de toutes les embûches et méchancetés et permettra même une réconciliation avec la belle-mère et les sœurs. Lors du traditionnel festin de mariage, réalité et monde imaginaire se rejoignent. Les difficultés du quotidien s'estompent ; un monde meilleur et harmonieux voit le jour grâce à l'amour et à l'imagination. Lapins géants, ratons laveurs athlétiques, serpents aux yeux bleus : il est sage de cultiver ces amitiés lorsqu'elles se présentent.

Karl Alfred Schreiner a créé sa propre version du conte, il a aussi complété le travail de Josef Bayer en incluant à la partition trois numéros musicaux composés par Strauss: la Nouvelle Polka en pizzicato qui lui a semblé bien rendre compte du caractère des ratons-laveurs, la superbe csárdás du Ritter Pásmán avec son rythme qui va s'accélérant, et enfin le deuxième Romance pour violoncelle op. 255 avec sa douceur mélancolique et songeuse que le chorégraphe a choisie pour accompagner le grand pas de deux final de Cendrillon et du prince. On est notamment charmés par une valse en la bémol majeur avec sa mélodie descendante chromatique, une autre en ré bémol majeur aux harmonies intéressantes, une ravissante polka, la Danse des Amoureux et l'interlude piquant de la deuxième scène. Toutes ces musiques sont magnifiquement rendues par l'orchestre du  théâtre et par son chef, le jeune Eduardo Browne qui est depuis cette saison le nouveau Kapellmeister de la Maison.

Roi Joel Distefano / Reine Elisabet Morera Nadal

La scénographie de Kaspar Glarner et Simon Schabert est simple, charmante et lumineuse. Les changements de décor, orchestrés avec beaucoup de souplesse, se font à vue. Les décors évoluent à la manière d'un rêve en action, ils font la part belle aux effets visuels et aux vidéos de Christian Gasteiger. dont on a récemment pu admirer le travail dans le Sacre du Printemps de Stravinsky. Les lumières de Peter Hörtner créent de fantastiques ambiances et colorent la scène de paysages émotionnels. Enfin  les costumes de Bregje van Balen, qui fut pendant 18 années danseuse au Netherlands Dance Theater, sont conçus par une artiste qui a la danse dans le sang et connaît les nécessités d'un métier qu'il ne faut pas gêner aux entournures. Ses costumes d'animaux très colorés rendent parfaitement bien les silhouettes de la ménagerie qui peuple la scène. Le costume de la marâtre et ceux de ces filles sont des indicateurs psychologiques très parlants, comme l'est celui du précepteur, un être gentiment maniéré dont la diversité est patente.

Cendrillon Micaela Romano Serrano

Le rôle de Cendrillon est comme il se doit le plus gracieux, il est interprété avec une pureté de lignes aériennes et charmantes par Micaela Romano Serrano qui évolue tout en finesse et en souplesse. Ethan Ribeiro donne un prince ébouriffant dont l'indiscipline scolaire se manifeste par des pirouettes et des cabrioles acrobatiques qui défient l'imaginable. Une prestation époustouflante ! Les deux demi-sœurs de Cendrillon trouvèrent leur meilleure incarnation dans le duo des sœurs parfaitement exécuté, avec des grands écarts sur pointes épastrouillants. Montana Dalton  et Chia-Fen Yeh rendent avec beaucoup d'humour la méchanceté de ces deux pestes qui mettent un malin plaisir à harceler Cendrillon. Yunju Lee mime avec un grand talent une belle-mère plus névrotique que hargneuse. La composition du précepteur très alternatif de Gjergji Meshaj est des plus réussies, un professeur sympathique, empathique et indulgent, au genre indéfini et à la démarche chaloupée. Un grand danseur, au propre comme au figuré. Le roi de Joel Distefano, qui exige tant de son rejeton princier, finira par céder à un nouvel amour et trouver chaussure à son pied, une trouvaille de Karl Alfred Schreiner qui multiplie les pertes de chaussures dans son scénario. On voit à plusieurs reprises le roi poursuivre une chaussure qu'il tient à bras portant. Tout est bien qui finit bien. Cendrillon se réconcilie avec sa belle-mère et ses demi-soeurs et la marâtre file le parfait amour avec le précepteur. Les animaux, à la déambulation si bien imitée par les danseurs et danseuses, servent l'humour dans ce spectacle qui en est si bien pourvu.

Les applaudissements enthousiastes du public et les ovations chaleureuses des membres de la compagnie furent les remerciements bien mérités. Le chorégraphe, l'orchestre, le chef et les danseurs  nous ont offert un spectacle des plus aboutis,  qui rend un hommage appuyé  au ballet inachevé du grand maître de la valse, dont le talent magique était capable de transformer tout ce qui touche le cœur en danses célestes.

Le roi et la reine et le bestiaire fantastique

Distribution du 26 novembre 2025

Direction musicale Eduardo Browne
Chorégraphie Karl Alfred Schreiner
Scénographie Kaspar Glarner, Simon Schabert
Costumes Bregje van Balen
Lumières Peter Hörtner, Karl Alfred Schreiner
Vidéo Christian Gasteiger
Dramaturgie Karin Bohnert

Cendrillon Micaela Romano Serrano
Prince Ethan Ribeiro
Belle-mère Yunju Lee
Demi-sœurs Montana Dalton/Chia-Fen Yeh
Roi Joel Distefano
Reine Elisabet Morera Nadal
Précepteur du prince Gjergji Meshaj
Ratons-laveurs Hyo Shimizu, David Valencia, Nicolò Zanotti
Caméléons Dean Elliott, Emily Yetta Wohl
Écureuil Mariana Romão
Sanglier Wyatt Drew Florin
Lamas Marta Jaén Garcia, Ariane Roustan
Flamants roses César Lopez Castillo, Gjergji Meshaj, Elisabet Morera Nadal

Orchestre du Théâtre national de la Gärtnerplatz

Crédit photographique : Marie-Laure Briane

Sources : article Aschenbrödel du Wikipedia italien, presse autrichienne de l'époque, dont le Grazer Tagblatt du 5 juin 1899, programme du Theater-am-Gärtnerplatz 

mercredi 26 novembre 2025

Le Bayerisches Staatsorchestrer célèbre Gershwin à l'Isarphilarmonie de Munich

Marc-André Hamelin

Un concert exceptionnel pour célébrer le centenaire de la création du Concerto en fa de George Gershwin,  dont la première représentation publique fut donnée le 3 décembre 1925 au Carnegie Hall de New York par le New York Symphony Orchestra dirigé par Walter Damrosch, alors doyen des chefs d'orchestre américains, et avec Gershwin au piano.

Il y a cent ans, une œuvre musicale majeure était présentée au public pour la première fois : le Concerto en fa de George Gershwin, son unique concerto pour piano et sa première œuvre orchestrale entièrement réalisée par lui-même – un chef-d’œuvre de la musique du XXe siècle. Le compositeur et pianiste, déjà mondialement connu, y réalisait une fusion de styles et de formes qui semblaient auparavant incompatibles et que nul autre n’a, depuis, combinée avec autant de naturel. Pour célébrer cet anniversaire, le Concerto en fa a été interprété par l'Orchestre d'État de Bavière dirigé par Vladimir Jurowski avec au clavier le virtuose canadien du piano Marc-André Hamelin. 

À l'occasion du centenaire de la première, la maison d'édition munichoise G. Henle, connue pour ses éditions Urtext axées sur la pratique d'interprétation, a publié une édition critique de ce concerto pour piano, rétablissant le texte musical tel que laissé par Gershwin – sans les prétendues améliorations ultérieures d'autres arrangeurs. 

Le directeur musical général Vladimir Jurowski situe l'œuvre dans le contexte américain de son époque : aux côtés d'une autre œuvre orchestrale et de trois mélodies de Gershwin (interprétées par Natalie Lewis), ainsi que de la seconde Symphonette américaine de Morton Gould, trop peu connu en Europe, et des trois Variations sur les danses du digne successeur de Gershwin, Leonard Bernstein. 

« Ses mélodies ne sont ni le fruit d'une combinaison, ni d'une union mécanique, mais des entités unifiées et, de ce fait, indissociables. Mélodie, harmonie et rythme ne sont pas soudés, mais forgés. » (Arnold Schoenberg à propos de George Gershwin) 

« La musique est la musique. » (Alban Berg, à la conclusion d'une discussion sur la valeur des mélodies de Gershwin)

Programme

George Gershwin, Cuban Overture
Leonard Bernstein, Three Dance Variations
George Gershwin 3 Songs (“’S Wonderful”, “Blah Blah Blah”, “I Got Rhythm”)

Morton Gould, Symphonette No. 2 (Second American Symphonette)
George Gershwin, Concerto en Fa

Le concert

Le concert est intitulé We Got Rhythm, un titre emprunté à " I got Rhythm ", la troisième chanson de la soirée. Le titre donne le ton de la soirée, il est inclusif,  ce We peut évoquer tant l'orchestre que le public qu'il invite à se laisser emporter par le rythme.

Cuban Ouverture. 7 percusionnistes dont 4 en alignement

Cuban Overture

C'est ce qui se produit dès le premier morceau, L'Ouverture cubaine, une ouverture symphonique pour orchestre  composée par George Gershwin à l'été 1932, alors qu'il venait passer en février de cette année quinze jours de vacances à La Havane. On est tout de suite sous la fascination des rythmes des Caraïbes et des percussions cubaines que Gershwin avait pu découvrir dans les soirées de la capitale insulaire. La richesse, le raffinement et la complexité de la composition sont époustouflantes. Quatre percussionnistes impriment le rythme  en jouant tout en balançant leurs corps de manière synchrone.

Three Dance Variations

Le jeune Bernstein, âgé de 26 ans. avait en 1944 donné la première de son ballet Fancy Fee dont il avait fait graver deux ans plus tard les numéros musicaux les plus importants, dont les Three Dance Variations.  Le ballet se déroule en 1944 dans l'Amérique en guerre. Dans le ballet, le rideau se lève sur un coin de rue avec un lampadaire, un bar de quartier et les gratte-ciel de New York illuminés, créant une toile de fond vertigineuse. Trois marins en goguette font irruption sur scène. Ils sont en permission de 24 heures dans la ville et à la recherche de filles. L'histoire raconte comment ils rencontrent d'abord une première fille, puis une deuxième et comme ils sont trois, ils se disputent, ce qui provoque le départ des filles. Les « Trois variations de danse » surviennent vers la fin du ballet, lorsque les trois marins et les deux femmes tentent de décider qui sera « l'intrus ».  Il est décidé qu'un « concours de danse » éliminera le malheureux marin qui perdra la compétition.  Le premier marin danse un galop, le deuxième une valse et le troisième un danzón. L'orchestre rend admirablement le long galop d'entrée, une musique à la manière autrichienne transposée dans les sons de Broadway. Vient ensuite une valse plus mélancolique avec des rythmes décalés. La troisième variation intitulée " Danzón " s'inspire  d'une danse de salon d'origine cubaine mise à la mode dans les années 1880, un genre musical caractérisé par une rythme syncopé d'origine africaine.

Natalie Lewis
3 Songs 

Quoi de plus rythmique que les chansons de music hall de Gershwin, composées sur les textes de son frère Ira, surtout lorsqu'elles sont  délicieusement interprétées par la mezzo-soprano américaine Natalie Lewis dont la voix riche et opulente captive dès les premières mesures ? Natalie Lewis apparaît vêtue d'une longue robe rose au tissu brillant, elle fascine d'entrée par une présence scénique généreuse, phénoménale et d'un parfait aplomb. La puissance chaleureuse et charismatique de la voix n'a d´égale que le raffinement des intonations dans l'expression émotionnelle. Natalie Lewis s'investit corps et âme et accompagne sa prestation d'un pas de danse enjoué et swingant. Elle finit par inviter le public à l'accompagner en battant la mesure. Elle triomphe dans les trois mélodies, — “S Wonderful” du music hall Funny Face, “Blah Blah Blah” provenant d'un music hall avorté East is west et “I Got Rhythm” extrait de Girl crazy —, et donnera encore deux rappels, l'incontournable “Summer Time” et la reprise de “I Got Rhythm”. 

Symphonette

La Symphonette de Morton Gould qui date de 1939 est pour la plupart une heureuse découverte. Le terme se réfère à l'italien " Sinfonietta ", une oeuvre certes symphonique, mais plus courte, plus légère que sa grande soeur. Il amuse par sa ressemblance alimentaire avec la kitchenette, la superette où la dînette. Et c'est vrai qu'on la déguste et qu'on apprécie ses saveurs qui s'inscrivent dans la tradition des Big-Bands américaines ou du jazz. Ainsi du très "bluesy" solo pour trompette. Toute la symphonette est placée sous le signe de la force concentrée et énergique, ce qui est particulièrement audible dans le finale où les cuivres ont la part belle.

Le Concerto en fa de Gershwin (1925)

Cette formidable soirée se termine en apothéose avec le Concerto en fa, un tour de force du compositeur qui a littéralement appris tout seul à composer et à orchestrer. Rappelons que lorsqu'il a écrit Rhapsody in Blue, l'année précédente, cette pièce avait dû être orchestrée par Ferde Grofe. Quand on lui a commandé un concerto pour piano plus traditionnel, il s'est plongé dans des livres sur la composition et l'orchestration, et a tout fait lui-même. C'est là un des traits du génie de George Gershwin : sa progression en tant que compositeur en l'espace de 18 mois a été incroyable. 

Ici aussi on retrouve le motif jazz, transformé et adapté aux instruments d'un orchestre symphonique. La musique a commencé par un rugissement des cuivres, puis s'est rapidement calmée pour laisser place à une mélodie ample et insistante, avec des harmonies changeantes et le motif du charleston sur les instruments à vent tempéré par les cordes. Le mouvement lent était un « blues » ressemblant à des improvisations mélancoliques de musiciens afro-américains. Tout le génie de Gershwin est là, avec son mélange de vigueur et de tendresse, et ses thèmes rhapsodiques à la fois fluides et incisifs. Une musique qui nous touche immédiatement au cœur. La puissance torrentielle de la musique se mâtine d'un charme et d'une élégance sophistiquée. 

Cette musique est d'une beauté confondante, surtout quand elle est interprétée par le Bayerisches Staatsorchester, un des meilleurs au monde, et par le pianiste canadien Marc-André Hamelin, grand spécialiste de Gershwin qu'il joue de mémoire. On ne pouvait rêver meilleur concertiste pour nous faire découvrir l'essence même du Concerto en fa dans sa version originale restituée. Le pianiste recueille une immense ovation, partagée avec l'orchestre et son chef et qui salue une soirée hautement mémorable.

Source : l'introduction est traduite du texte de présentation des organisateurs

Crédit photographique © Geoffroy Schied

samedi 22 novembre 2025

Zampa de Ferdinand Herold au Prinzregententheater de Munich et à la radio ce 30 novembre — Une introduction

Chollet en Zampa © BNF/Gallica

Le Münchner Rundfunkorchester (Orchestre de la Radio munichoise) poursuit sa fructueuse collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, qui s'est donné pour mission de faire redécouvrir des oeuvres méconnues et des compositeurs oubliés de la musique romantique française. L'orchestre et le centre de musique romantique française nous proposent cette année Zampa ou la fiancée de marbre un opéra de Ferdinand Herold qui connut un énorme succès lors de sa création à la salle Ventadour de Paris en mai 1831. L'opéra sera joué en version concert ce 30 novembre avec un  ensemble de chanteurs et de chanteuses exceptionnel. Il sera enregistré pour la collection " Opéras français " du Bru Zane Label. Une audition en présence ou à la radio à ne pas manquer pour les amateurs d'opéras romantiques français. Pour réserver, cliquer ici. L'opéra sera retransmis en direct par BR Klassik. Pour l'écouter via le site de la radio,  cliquer ici.

Triomphe dès sa création parisienne en 1831, Zampa s’est imposé – au cours des années 1830 et 1840 – comme un pilier du répertoire lyrique européen. Mêlant histoire de brigands et éléments fantastiques, l’ouvrage se montre parfaitement en phase avec son temps, s’inspirant même du Don Giovanni de Mozart. Contemporain de Robert le Diable, il est la réponse de l’Opéra-Comique au renouveau du grand opéra. Avec Zampa, le compositeur français Ferdinand Hérold remporta son plus grand succès lyrique ; après sa création, l'œuvre fut également très populaire en Allemagne et en Italie. Dès l'ouverture, Hérold déclenche un feu d'artifice musical qui se poursuit dans des solos contrastés et de grands ensembles. Les emprunts à l'intrigue du Don Giovanni de Mozart garantissent un plaisir malicieux : une statue de pierre précipite le pirate et séducteur sans scrupules Zampa dans l'abîme pour le punir.

Distribution et crédits

MÜNCHNER RUNDFUNKORCHESTER
CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS
Erik Nielsen direction

Zampa Julien Henric
Camille Hélène Carpentier
Alphonse Cyrille Dubois
Rita Héloïse Mas
Daniel François Rougier
Dandolo Pierre Derhet
Un Corsaire Lukas Mayr

Coproduction Münchner Rundfunkorchester / Palazzetto Bru Zane
Éditions Lemoine (révisions par le Palazzetto Bru Zane)
Enregistrement pour la collection « Opéra français » – Bru Zane Label

Deux articles de Castil-Blaze

Lors de sa création Zampa eut les honneurs répétés du Journal des Débats, deux articles (anonymes, signés X.X.X.) du célèbre critique musical Castil-Blaze, lui-même musicologue, musicographe et compositeurCes articles offrent une introduction de grande qualité à la (re)découverte de cet opéra, que William Christie avait dirigé en 2007 et 2008 à la Salle Favart, avec notamment Patricia Petibon dans le rôle de Camille et Richard Troxell dans celui de Zampa. 

Deuxième acte de Zampa © BNF / Gallica
 
Le Journal des Débats du 5 mai 1831

CHRONIQUE MUSICALE — OUVERTURE DU THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.

Zampa, ou La Fiancée de marbre, opéra en trois actes, paroles de M. Mélesville, musique de M. Herold, décorations de M. Gué, mise en scène de M. Solome.–Première représentation.

Les chants de l'Opéra-Comique avaient cessé, il fallait un nouveau général, une suspension d'armes pour réparer son camp et reformer ses troupes. M. Lubbert est rentré en campagne par une victoire complète. Les faits parlent, et hier deux mille spectateurs ont été surpris, émerveillés des heureux changements, des avantages immenses que le théâtre Ventadour a reçus en si peu de temps. On sait que ces améliorations doivent se faire remarquer dans toutes les parties essentielles de 1'exécution. L'avenir de l'Opéra-Comique, son existence même paraissaient un problème, maintenant plus de doutes, de brillantes destinées lui sont réservées ; M. Lubbert vient de lui donner le soutien qu'il réclamait en vain depuis vingt ans ; la force musicale, le charme puissant de l'exécution.

Ce directeur avait déjà prouve son habileté en portant l'opéra-comique sur notre grande scène lyrique ; il ne se montre pas moins adroit en amenant au théâtre Ventadour les pièces à spectacle, les mélodrames qui semblaient réservés à l'Académie Royale de Musique. Mais les genres se trouvent ainsi confondus ? Qu'importe. L'objet principal d'un théâtre lyrique est d'obtenir de belles partitions et de les faire exécuter avec cette pompe, cette vigueur de moyens dont le public ne peut plus ne veut plus se passer. La comédie à ariettes surnageait encore ; la galère capitane du pirate Zampa vient de couler à fond la barque légère de Jeun Gau. M. Valentino a fait tonner son admirable orchestre, et ses premiers accents ont marqué le triomphe de la musique dans des lieux où l'on avait jusqu'à ce jour méconnu la puissance magique de cet art.

La salle Ventadour est grande, belle mais elle était peu favorable aux effets sonores. La cause en était connue, il a été facile d'arriver à de meilleurs résultats au moyen d'une nouvelle disposition de l'avant-scène et de t'orchestre. Le théâtre avancé de quatre pieds dans la salle place les acteurs dans l'enceinte où l'on doit les entendre, et les sons de la voix ne se perdent plus dans les frises. L'orchestre a suivi la même progression et se trouve maintenant dans une position plus centrale, son harmonie éclatante et bien nourrie se répand avec une parfaite égalité de forces dans toutes les parties de la salle. Je dois dire encore que le plancher de l'orchestre a été relevé et construit de manière à servir de table d'harmonie à cette précieuse réunion d'instrumens. Beaucoup de mutations ont eu lieu parmi les symphonistes, leur nombre a été augmentée et l'élite des violons de l'Odéon après avoir passée par le théâtre des Nouveautés est venue se placer sous le sceptre de M. Valentino. Grâce à ces puissants auxiliaires les forces de l'archet peuvent balancer la voix éclatante des instruments de cuivre et ne pas redouter le bruit des timbales du tambour, des cymbales et du triangle. Nos trois orchestres lyriques sont excellents : partout ou peut rencontrer l'aplomb, la hardiesse, la clarté, la justesse, l'éclat ; mais celui de l'Opéra-Comique l'emporte pour la vigueur et la verve d'exécution, c'est l'orchestre de la capitale qui sonne le mieux après celui du conservatoire. Honneur aux artistes qui le composent ! honneur surtout au chef qui les dirige avec une si rare intelligence

L'essai de ces nouvelles forces musicales devait être fait dans une pièce nouvelle. Zampa s'est présenté, et l'artillerie de l'orchestre faisant feu de tribord et de bâbord a merveilleusement secondé le pirate ; son navire est entré au port à pleines voiles, aux acclamations du public enchanté. Voyons la route qu'il a suivie.

La scène est en Sicile, le théâtre représente une salle gothique du château du seigneur Lugano, dont la fille va sa marier avec Alphonse de Monteza. Alphonse est un jeune officier sans fortune, mais il a sauvé la vie de Lugano, il aime Camille, en est aimé, le bonheur des jeunes époux est assuré, leur noce se prépare, un inconnu vient la troubler. C'est Zampa corsaire, que ses exploits et ses cruautés ont rendu fameux sur les côtes de Sicile. Ce brigand, arrive au château de Lugano, et vient annoncer à Camille que son mariage ne saurait avoir lieu puisqu'il s'y oppose, qu'il lui destine un autre époux et que cet époux c'est lui-même. Camille est au désespoir, et témoigne à ce nouveau prétendant toute l'horreur qu'il lui inspire. Zampa lui répond en lui montrant une lettre de Lugano, le malheureux vieillard est au pouvoir du corsaire, sa mort doit suivre le refus de Camille. On entend un coup de canon, il part de la galère capitaine, les entours du château sont gardés par les compagnons de Zampa, les pirates sont maîtres de la place, ils s'y établissent ; leur chef y commande en maître et fait tout disposer pour son mariage avec Camille, qu'il voulait épouser afin de s'emparer de son immense fortune ; il n'a pu ta voir sans en devenir amoureux. Que fait Alphonse pendant que le manoir de sa belle est le théâtre de tant d'événements funestes ? Je vous le dirai tout à l'heure ; il faut auparavant que je parle d'Alice de Manfredi, personnage muet, qui joue un grand rôle dans la pièce.

Victime d'un amour malheureux, séduite, abandonnée par le frère aîné d'Alphonse de Monteza, l'infortunée Alice de Manfredi est morte depuis douze ans au château de Lugano. Sa tombe est auprès de la chapelle, et son image figure parmi les statues dont la grande salle est décorée. On la révère comme une sainte. Les malheurs d'Alice sont connus de tout le pays et les jeunes filles chantent une complainte qui les rappelle avec fidélité. C'est auprès de cette statue que les corsaires se livrent aux transports d'une joie bruyante ; ils boivent, chantent, et Zampa voyant le portrait d'Alice qu'il a trompée d'une manière si cruelle a l'impudence de lui passer au doigt son anneau, de lui jurer fidélité jusqu'au lendemain et de la nommer sa fiancée. L'orgie continue, on boit à la santé de la fiancée de marbre. Camille fait appeler Zampa, le pirate s'empresse de se rendre à cette invitation ; mais avant de sortir de la salle, il veut reprendre sa bague. La statue lève son bras menaçant ; ferme la main et replie son bras sur sa poitrine pour retenir l'anneau. Ce prodige frappe de terreur les pirates; Zampa s'efforce de les rassurer, il les excite à boire, à chanter mais l'expression de leur terreur se mêle aux éclats de leur joie forcée. Ce morceau, parfaitement traité sous le rapport de la position dramatique, de la musique et de la mise en scène, a produit le plus grand effet. Le rideau tombe sur ce tableau. Camille a pour femme de chambre Ritta, jeune veuve dont le mari a été tué, dit-on, par la troupe de Zampa ; Ritta va convoler à de secondes noces avec Dandolo, sonneur de cloches de village. Ce mari n'est point mort, Daniel a pris du service, il est parmi les corsaires, les deux époux se reconnaissent, mais Daniel qui redoute l'indiscrétion de Ritta s'obstine à soutenir qu'elle se trompe, et le costume de seigneur qu'il a pris pour assister aux noces de son chef le seconde pour en imposer à la curiosité de Ritta. Cette scène très plaisante est terminée par un joli duo qui devient ensuite trio a l'arrivée de Dandolo. Ritta se trouve ainsi placée entre son mari et son fiancé.

Attiré dans un piège, Alphonse a été enlevé par les pirates, il parvient à se délivrer de leurs mains, et ne rentre au château que pour apprendre l'infidélité  de Camille et voir les apprêts de son mariage avec son rival. Zampa n'est connu que de Camille, elle n'osele signaler dans la crainte de perdre son père. Mais Dandolo a vu les prétendus seigneurs mettre des coupes d'argent dans leur poche il a surpris quelques propos qui lui font croire que ces chevaliers et leur chef sont des brigands déguisés, il sait que Pietro, l'un d'eux, a été envoyé a Messine, et qu'on attend son retour avec impatience. Alphonse donne des ordres pour que l'on s'empare de Pietro et des dépêches qu'il apporte. Le théâtre représente la façade d'une chapelle et la mer dans le fond. Camille voit Alphonse et lui fait connaître toute l'horreur de sa situation, Alphonse désespéré, ne pouvant s'opposer de vive force aux projets de son rival entre dans la chapelle et va l'attendre au pied de l'autel. Zampa triomphant conduit sa nouvelle fiancée, mais Alice repose auprès de la chapelle, la statue couchée sur le tombeau se lève et le menace encore. Zampa seul l'a vue, Alphonse arrête son audacieux rival et reconnaît en lui te chef de pirates qu'il est charge d'arrêter et dont il a le signalement.

Le peuple menace Zampa ; ses compagnons revêtus de leurs habits de fête sont sans armes, et, pour comble d'infortuné, Piétro, saisi par tes soldats d'Alphonse, a livré les papiers qu'il apportait. Zampa ne trouble point ; cette pièce est sa grâce et celle de tous ses compagnons; le vice-roi vient de la lui accorder et de lui donner te commandement d'un vaisseau de l'État, afin de se délivrer d'un ennemi dangereux et de ramener cette troupe de braves sous la bannière de l'honneur. Le peuple applaudit, chante les louanges de Zampa qui épouse Camille à l'instant même. La cérémonie a lieu dans l'intérieur de la chapelle, un évêque assisté de plusieurs prêtres bénit le mariage, et les sons religieux de l'orgue se mêlent au carillon des cloches. Le peuple, à genoux sur la place et sur le perron de l'église fait des vœux pour le bonheur des époux. 

Au troisième acte Camille est dans la chambre nuptiale et se livre à son désespoir. Un batelier chante sous ses fenêtres ; elle reconnaît la voix d'Alphonse, lui répond et bientôt le batelier est sur le balcon et dans la chambre de la mariée. Alphonse veut l'enlever  ; elle refuse de le suivre; un serment solennel l'unit à Zampa ; sa fuite serait un crime. Le pirate vient auprès de Camille qui lui demande en grâce de se retirer dans le couvent de Sainte Agnès ; Zampa s'en offense, et lui dit qu'il connaît la cause de ses rigueurs : « Vous rougissez d'être l'épouse d'un chef de bandits ; mais rassurez-vous, je puis vous donner un titre digne de votre naissance et je pense que celui de comtesse de Monteza. À ces mots, Alphonse, qui s'approchait pour poignarder Zampa, laisse échapper son arme en reconnaissant son frère. On le saisit, on l'entraîne ; Zampa n'a plus de rival à redouter ; il supplie il menace Camille, qui se sauve et court embrasser le prie-Dieu et se mettre sous la protection de la divinité. Les rideaux de l'alcôve tombent ; Zampa les relève, et trouve la statue d'Alice à la place où Camille s'était prosternée. Alice entraîne Zampa dans l'abîme, et des flammes annoncent la punition du coupable. La scène change, et nous voyons Camille et Alphonse recevant dans leurs bras le vieux Lugano, rendu par les pirates et la statue qui a repris sa place sur son piédestal et son immobilité, au retour de son voyage souterrain.

On voit que ce sujet a des rapports avec celui de Don Juan. M. Mélesville ne  pouvait éviter cette ressemblance sans renoncer au moyen le plus dramatique de sa pièce. La statue d'Alice est muette ; il eût été maladroit de faire accompagner une voix de femme par des trombones, cortège ordinaire des oracles et des ombres qui sortent du tombeau pour venir admonester les grands criminels. La voix de basse a seule la force et la solennité que réclament de semblables discours. Daniel pirate, dont la conscience est méticuleuse, est un autre Sganarelle qui fait des sermons à Zampa. Don Juan est le chef-d'œuvre des livrets d'opéra. Nous devons pardonner à M. Mélesville d'avoir conservé quelques traits de ce grand modèle ; d'ailleurs la nature de son sujet l'y forçait. Le livret de Zampa est parfaitement disposé pour la musique ; la fable en est fantastique, les situations intéressantes et conduites avec beaucoup d'artifice. Un auteur dramatique cherche des effets qui agissent fortement sur le public, et ne justifie pas toujours la conduite de ses personnages. À la fin du second acte, Zampa obtient sa grâce : le voilà absous de ses crimes, il rentre dans la société, il devient assez honnête pour n'être pas pendu. Et pourtant Zampa continue à se servir du moyen d'oppression qu'il a contre Camille, il la menace toujours du meurtre de son père. 

La mus.que est d'un style vigoureux, soutenu dans son élévation toutes les fois que la situation dramatique l'exige ; le compositeur n'a été moins heureux dans la partie gracieuse de t'ouvrage. Cette partition fait le plus grand honneur a M. Herold ; je me propose de l'examiner en détail une autre fois, Zampa doit fournir une longue carrière à l'Opéra-Comique. [...] L'exécution a été bonne de la  part des chanteurs ; les choristes se sont signalés ; l'orchestre a été admirable ; presque tous les morceaux ont été applaudis. ; plusieurs ont excité des transports d enthousiasme, tels que le finale du premier acte, la ballade [de Camille] chantée par Mme Casimir. Depuis longtemps l'Opéra-Comique n'avait obtenu un succès aussi brillant, aussi mérité.  — X. X.X.

Mme Boulanger en Ritta © BNF/Gallica

Le Journal des Débats du 10 mai 1831

J'ai promis un examen détaillé de la musique de Zampa. Je commence sans aucun prélude par le premier coup d'archet de l'ouverture ; il est du plus grand éclat, toutes les forces de l'orchestre se réunissent sur ce début rapide et brillant. Cette phrase est pleine de verve et de franchise, elle doit reparaître pour servir de motif principal au chœur des buveurs, et devenir ainsi le pivot sur lequel tourne la finale du premier acte. Après un exorde peu développe dans le ton de , l'archer et l'embouchure attaquent un si bémol à l'unisson qui est d'un grand effet et dont la vibration puissante et monotone contraste avec les jeux d'harmonie que le musicien a su lui faire succéder. Plusieurs modulations ingénieuses amènent un chant mélancolique et religieux où les bassons et les clarinettes jouent un rôle principal. Ce chant est celui de la ballade ou complainte d'Alice Manfredi. On voit que M. Hérold a suivi la marche adoptée par beaucoup d'auteurs en composant sa symphonie avec les motifs les plus remarquables de l'opéra. L'ouverture de Zampa offre pourtant une innovation qm mérite d'être signalée.

Après l'exposition des parties qui forment te premier plan de ce morceau, après la cadence sur la dominante du ton de la, arrive la phrase incidente écrite en la selon l'usage ordinaire. Mais cette phrase est répétée de suite en  pour passer rapidement a la péroraison. Par ce moyen expéditif, M. Hérold ne s'arrête point en la, ne conclut point sa première partie avant d'attaquer la seconde. Son ouverture est d'un seul jet et file vers son dénouement avec la plus grande vivacité. Les instruments de cuivre ont une entrée dont l'éclat et la puissance agissent d'autant plus sur le public que l'exécution en est parfaite. La réponse des violons est dessinée de main de maître, et cette strette peut soutenir la comparaison avec ce que nous avons de mieux dans ce genre. Rossini avait déjà abrégé les ouvertures en supprimant le travail d'harmonie qui lie les deux parties bien distinctes d'une semblable composition. Il est vrai que Mozart avait déjà pris cette licence dans le Nozze di Figaro. Voilà que M. Hérold enchérit encore sur ses devanciers en retranchant une bonne moitié de cette première partie. Dans ce siècle, on est impatient, le public veut que les spectacles soient longs mais que l'on aille vite en besogne. Ou s'empresse de servir son goût.

L'introduction commence par un chœur dont le rythme rappelle celui des Deux Nuits : La belle nuit, la belle fête ; les repos, la cadence de ces mots Dans ces présents, quelle magnificence, ont appelé une même distribution de notes ; au reste, ce que j'en dis n'est qu'un petite chicane et n'enleva rien au mérite du morceau. L'air de Camille est bien ; en y remarque vers le milieu un trait d'orchestre plein d'élégance et de délicatesse. Cet air, encadré dans l'introduction, commence en la bémol pour finir en la naturel, je le crois du moins, peut-être me suis-je trompé. La tonalité du début ne m'avait laissé qu'une impression fugitive, lorsque je me suis avisé d'eu faire l'observation vers la fin. Cependant je persiste a penser que M. Hérold. a pris encore cette licence. Mme Casimir a dit cet air avec beaucoup de charme et l'a terminé par des traits exécutés hardiment, et dont la réussite a été complète. Un de ces traits, celui qui monte jusqu'à 1'ut en notes détachées tient de l'ancien style, et n'en a pas eu moins de succès devant le public de l'Opéra-Comique. À la bouillotte [jeu de cartes français basé sur le brelan], ou gagne souvent le coup par la fausse carte qui devait le faire perdre. Le chœur qui précède l'entrée d'Alphonse est d'un rythme original d'un joli dessin, mais les couplets que chante ce personnage sont faibles.

La ballade est un morceau qui devait captiver l'attention du spectateur, il fallait que la musique en lut agréable et variée dans ses formes ; c'est le récit des infortunes d'Alice Manfredi dont la statue agit d'une manière si importante dans la pièce. M. Herold a rempli ces conditions essentielles, sa ballade a fait fortune au théâtre, et sera bientôt chantée dans tous les salons. La partie historique est déclamée avec justesse et clarté sur un orchestre de la plus grande simplicité ; la physionomie du morceau change tout à fait sur la dernière phrase qui est une prière et le jeu d'instrumens à vent qui l'accompagne est d'une délicieuse suavité. Il est inutile de faire observer que le troisième couplet est soutenu par un accompagnement en rapport avec le dénouement de cette aventure tragique, et dans lequel les cors poussent d'harmonieux gémissements. Le trio Parlez bas est bien en scène ; c'est de la déclamation posée sur un orchestre agité ; la ritournelle finale est d'une piquante originalité de modulation et de dessin. Cette ritournelle s'éteint peu à peu, et le dialogue parlé recommence avant qu'elle ne soit finie. Pendant ce trio les personnages parlent pour ne rien dire et ne rien conclure ; la musique fait pardonner cette invraisemblance.

Le quatuor en canon est coupe à la manière des Italiens, c'est un des morceaux les plus remarquables de l'ouvrage. Je signalerai aux amateurs un dessein de violoncelle qui vient animer le motif à sa reprise, un agitato très dramatique, une superbe cadence finale. Le finale présentait de grandes difficultés pour le compositeur, et des objets de comparaison qui devaient l'effrayer. Dans le Comte Ory, dans les deux Nuits, MM. Rossini et Boieldieu avaient traité de scènes de buveurs de manière à laisser peu d'espoir aux musiciens qui seraient obligés de suivre leurs traces.M. Herold a triomphé de ces obstacles, et nous a donné un chœur de buveurs plein de vigueur et de folie, sans imiter en rien ses devanciers. Les chœurs de cette espèce, ceux des conspirateurs, ont un caractère si prononcé, leurs moyens d'exécution agissent si fortement sur le public, qu'un homme de talent a toujours beaucoup de chances de succès en écrivant un morceau de ce genre. La chanson de Zampa est une sicilienne c'est un fruit du pays, c'est sur ce rythme national que doit chanter un pirate sicilien, au pied de L'Etna. Cette chanson a de la rondeur et de la franchise, et le refrain dit à l'unisson par tous les choristes, ajoute encore à la vérité de ce chant, et le distingue du discours musical destine à suivre l'action dramatique.

Je dois signaler le trait que l'orchestre exécute lorsque Daniel reconnaît la statue d'Alice ; la marche de basse en est excellente, les triolets admirablement détachés par les violons sur l'entrée de Dandono ; la mélodie de la flûte, qui est toujours gaie bien que l'orchestre devienne sombre et agitée ; les contrastes enfin de la joie affectée de Zampa et de la terreur de ses compagnons. Ce finale est fort beau, il dure quinze minutes, on l'écoute avec intérêt, avec plaisir, d'un bout à l'autre, et cependant il y a peu de mouvement parmi les personnages. Le chœur religieux qui ouvre le second acte manque d'originalité, mais il est bien exécuté, quoique les chanteurs soient placés dans la chapelle et complètement séparés de l'orchestre. La cavatine de Zampa est très longue ; on écrit pour Chollet des airs interminables comme ceux que l'on faisait autrefois pour Martin. Je sais bien que le public se plaît a entendre ce chanteur, à l'entendre longtemps, cependant je crois que la cavatine de Zampa marcherait plus librement si l'on supprimait une de ses trois reprises. La cassette d'Harpagon était de la couleur des cassettes, la cavatine de Zampa ressemble un peu à toutes les cavatines. Le duo syllabique, chanté par Feréol et Mme Boulanger devient trio a l'arrivée de Dandono ; j'ai déjà fait l'éloge de ce morceau. Son exécution donnerait de bien meilleurs résultats, si l'un des deux comiques avait une voix de basse ; les voix de ténor ne conviennent point au débit rapide, elles fournissent trop peu de son, et ce son faible n'est pas convenablement placé pour l'effet. Dans le duo agité, chanté par Moreau et Mme Casimir, je signalerai d'abord un dessin d'orchestre bien suivi, un andante dans lequel les voix exécutent un joli trait en tierces sur un pizzicato d'un très bon effet, si l'on excepte pourtant quelques tierces ascendantes dont le mouvement ne s'accorde pas bien avec celui de l'accompagnement, et chagrine l'oreille dans un moment où l'auteur s'est proposé de le charmer. La strette marche bien ; la cabalette est noble et gracieuse, mais elle n'est pas sans rapports avec celle du duo du 2ème acte de Guillaume Tell.

Le chœur de la noce est fait avec adresse, voilà tout ; la barcarolle est charmante; l'air de danse est d'un bon effet, surtout quand il passe en mineur après l'apparition de la statue. La sombre vapeur qui se répand sur la scène éteint la lumière du jour et porte son voile sur les sons ; l'influence du spectre glisse un bémol  sous les doigts des exécutants et donne ainsi une teinte de mélancolie à l'air de ballet. L'andante du second finale est bien fait et bien exécuté ; Mme Casimir, dont la voix s'est élevée jusqu'au descend au sol du contralto, ce qui marque une étendue de plus de deux octaves et demie. La strette est en mi naturel ; M. Herold pose sur cette tonique une modulation en fa naturel dont le résultat est plein de charme ; cette seconde est si bien préparée qu'elle perd toute sa dureté, le ton de fa s'empare tellement de l'oreille qu'il faut écouter avec beaucoup d'attention pour se convaincre que le mi sonne toujours à la basse.

Un troisième acte, à l'Opéra-Comique, est toujours peu garni de musique, on devrait adopter enfin la coupe italienne en deux actes, dont la disposition est bien plus heureuse pour un opéra. Rien n'est plus facile que d'établir cet usage, il suffit d'accorder aux auteurs le même droit pour deux que pour trois actes. Ils ne s'efforceront plus alors d'alonger leur partition pour nous donner un dénouement séparé du reste de la pièce par un entracte. La chanson d'Alphonse, déguisé en batelier, module comme la chanson du batelier d'Otello, et son refrain rappelle la romance du Crociato, giovinetto cavaliere [du Crociato in Egitto de Meyerbeer (1824)]. Le chœur de la sérénade est joli et très bien dit comme tous les chœurs de Zampa. Le dernier duo pourquoi trembler renferme une bette phrase que Chollet exécute avec autaut de charme que d'expresssion : cet acteur et Mme Casimir ont mis beaucoup de chaleur et d'entraînement dans la péroraison de ce duo. 

J'ai fait connaître le fort et le faible de la partition de Zampa, la part de l'éloge l'emporte sur celle de la critique. Je le répète, ce nouvel opéra fait beaucoup d'honneur a M. Herold, ce compositeur n'avait pas encore atteint l'élévation de style que l'on applaudit dans Zampa ; c'est un opéra écrit en conscience, chose très rare de nos jours. Chollet est en possession des rôles de voleur et de pirate. Il a bien saisi le caractère de Zampa, son entrée, ses principales scènes ont produit tout l'effet qu'on devait en attendre. Il a joué son rôle en comédien et l'a bien chanté. Mme Casimir mérite les mêmes éloges, et la dernière scène du troisième acte a montré que les grands mouvements dramatiques n'étaient pas trop au-dessus de ses forces. Mme Boulanger a toujours beaucoup d'aplomb, et Féréol est assez plaisant dans le rôle de l'autre Sganarelle. Juillet est chargé de représenter le sonneur Dandono ; cet acteur n'a pas de grave dans la voix, ce rôle convenait à Henri, qui chante la basse et certes il n'eût pas été moins comique. Zampa éclipse son heureux rival. La partie d'Alphonse est peu importante et se compose seulement de deux chansons, d'un duo que Moreau chante avec Mme Casimir, et que l'on a applaudi.

Les costumes sont élégants et riches, les décors de M. Gué ont été remarqués, la chambre gothique surtout. La mise en scène que l'on doit à M. Solomé offre du mouvement et de la variété dans les groupes. La salle était pleine à la 3ème représentation de Zampa et le succès de cet opéra s'accroît de jour en jour.  X. X.X.



SourcesLe Journal des Débats se trouve en lecture sur le site Gallica de la BNF. À noter que le même site propose les Indications générales et observations pour la mise en scène de Zampa, un texte extrêmement précis et détaillé rédigé par M. Solomé, le directeur de la scène du Théâtre Royal de l'Opéra-Comique.

vendredi 14 novembre 2025

Prima Traviata assolutissima, Lisette Oropesa mène le bal dans la reprise de la Traviata à Munich

Lisette Oropesa dans la farandole

Nombre de spectateurs ont vu et revu la mise en scène datant de 1993 qu'avaient commise Günter Krämer et le scénographe Andreas Reinhardt, une machine plutôt rouillée. Pour le premier tableau, qui a lieu dans les salons d'un hôtel particulier parisien où la courtisane Violetta Valery donne une fête, seule la partie inférieure de la scène est utilisée : un couloir fait d'une bande rouge et noire comportant toute une série de portes  qui s'ouvrent sur un second couloir où va se dérouler la farandole des aristocrates et des grands bourgeois et des demi-mondaines qu'ils entretiennent. Les portes ouvrent peut-être sur autant de séparés où l'on peut se retirer pour des plaisirs plus particuliers. Cette farandole est le seul moment dynamique d'une mise en scène extrêmement statique. 

Granite Musliu 

Au deuxième acte, on est transportés dans le parc d'une villa près de Paris, un parc jonché de feuilles mortes avec des chaises dépareillées peut-être achetées chez un brocanteur, à droite une balançoire, à gauche un immense lustre montgolfière surdimensionné avec ses guirlandes de pampilles de cristaux qui, au dernier acte terminera à moitié affalé sur le sol : la fête est finie, Violetta va mourir. Le positionnement du chœur des bohémiennes et des matadors est d'un statisme affligeant, de même que l'introduction en fond de scène d'une figurante sagement habillée, la sœur chaste et pure d'Alfredo, qui n'a pas vraiment sa place chez une courtisane. Au dernier acte, Violetta est alitée sur un grabat posé à même le sol en avant-scène, ce qui ne permet pas de l'apercevoir si on a trouvé place au parterre. Cette mise en scène minimaliste dans laquelle les chanteurs et le chœur chantent face au public est tout à leur avantage : ils qui n'ont pas à se mouvoir et peuvent ainsi pleinement se concentrer sur le chant. 

Lisette Oropesa

On est venu pour la musique et pour le chant, et surtout pour entendre une nouvelle fois l'incomparable Lisette Oropesa, une chanteuse constellée dont Violetta est l'un des rôles fétiches. La soprano colorature a soulevé l'enthousiasme du public tout au long de la soirée, son interprétation est soutenue par une technique remarquable qui lui permet d'exprimer sans défaut toutes les facettes du rôle : la joie insouciante et l'élan passionné, la fragilité du corps et du cœur, la  maladie et la misère, le renoncement et la grandeur morale, le désespoir et l'agonie. La palette émotionnelle complexe de la traviata (la dévoyée) est rendue avec une maîtrise impeccable. Totalement engagée dans le rôle, la chanteuse se fond dans son personnage auquel elle confère une aura lumineuse incandescente dont elle irise tout le lyrisme dramatique.  La passion amoureuse la consume tout autant que la maladie qui la ronge. Lisette Oropesa apporte la beauté rayonnante de sa voix à une interprétation d'une authenticité émotionnelle poignante.

Le rôle d'Alfredo Germont a été confié à Granite Musliu qui a le charmant physique de l'emploi : grand, le visage avenant, la silhouette athlétique, le jeune ténor kosovar de 27 ans fait des débuts applaudis en Alfredo dans lequel on pressent qu'il pourra grandir musicalement. La technique est assurée, la voix est ample et puissante, bien articulée et projetée, avec cependant plus d'emphase que de transmission du sentiment. Alors que sa partenaire de scène nous fait vibrer et nous tient constamment en haleine, Granite Musliu séduit par sa mâle prestance et par les beautés de son chant sans encore arriver à nous partager pleinement le drame intérieur qui ravage Alfredo. La saison 2025/26 sera marquée par plusieurs débuts prometteurs pour le ténor verdien, qui en plus de son Alfredo Germont fait ses premières apparitions dans le rôle de Fenton dans Falstaff à l'Opéra d'État de Hambourg et dans celui du Duc dans Rigoletto de Verdi à l'Opéra royal danois de Copenhague, un rôle qu'il interprétera ensuite à l'Opéra de Lausanne.

Lisette Oropesa et Luca Salsi

Grande voix verdienne, Luca Salsi donne un Giorgio Germont robuste, solide et profond sans parvenir cependant à lui donner la stature d'un Commandeur. La mezzo-soprano américaine Natalie Lewis chante une Annina dont l'italien est difficilement compréhensible, avec une amélioration sensible au troisième acte. Martin Snell donne un docteur Grenvil de fort belle composition.

Les choeurs et l'orchestre livrent un travail admirable. dûment ovationné par une public ravi. Le chef hongrois Henrik Nánási, qui avait dirigé la reprise de la Traviata en 2012 et qui en a l'été dernier donné une version de concert à Grenade, donne une lecture précise, fluide, vivace et très émouvante de l'oeuvre. La palme revient à Lisette Oropesa, qui domine toute la production et nous entraîne dans d'autres sphères, lumineuses et lointaines, dont les beautés sublimes transcendent le monde abyssal du sacrifice auquel son personnage est exposé. 

Distribution du 11 novembre 2025

Direction musicale Henrik Nánási
Mise en scène Günter Krämer
Scénographie Andreas Reinhardt
Costumes Carlo Diappi
Lumières Wolfgang Goebbel
Chœur  Franz Obermair

Violetta Valéry Lisette Oropesa
Flora Bervoix Meg Brilleslyper
Annina Natalie Lewis
Alfredo Germont Granite Musliu
Giorgio Germont Luca Salsi
Gaston Samuel Stopford
Baron Douphol Vitor Bispo
Marquis d'Obigny Paweł Horodyski
Docteur Grenvil Martin Snell
Giuseppe Dafydd Jones
Un serviteur de Flora Zhe Liu
Un jardinier Daniel Vening

Orchestre d'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique @ Geoffroy Schied 

lundi 10 novembre 2025

La chatte anglaise de Hans Werner Henze par l'Opera Studio de Munich


Nouvelle production de l'Opera Studio de la Bayerische Staatsoper : Die englische Katze (La chatte anglaise) du compositeur westphalien Hans Werner Henze (1926-2012), dont on fêtera en juillet prochain le centenaire de la naissance. Son opéra, créé en 1983, se base sur une nouvelle d'Honoré de Balzac datant du début des années 1840, qu'avait illustrée le célèbre artiste Grandville. Sa nouvelle Peines de cœur d'une chatte anglaise  avait été publiée dans l'ouvrage collectif Scènes de la vie privée et publique des animaux. Le livret est signé par l'écrivain anglais Edward Bond, avec lequel Henze avait déjà collaboré avec succès sur son précédent opéra, We Come to the River. À noter que le livret fut aussitôt publié tant en anglais qu'en allemand, et ensuite en français et en italien. L'opéra fut créé en 1983 au Festival de Schwetzingen dans une mise en scène du compositeur et l'année suivante à l'Opéra-Comique de Paris. Depuis, l'opéra a été plusieurs fois joué en Allemagne, la dernière production fut celle de Hanovre en 2016. 


La parabole animalière Die englische Katze, qui paraît au départ inoffensive et amusante, se révèle en fait être une satire acerbe contre les classes possédantes et dirigeantes de la société victorienne et leur morale prude et hypocrite. L'histoire du vieux chat Lord Puff, président d'une « Société pour la protection des rats » (la SPPR) végétarienne, et de sa jeune épouse Minette, qui tombe amoureuse du chat de gouttière Tom, se termine tragiquement : Minette est noyée par les autres chats, et Tom, qui a aussitôt épousé Babette, la sœur de Minette, est poignardé dans le dos juste après hérité d'une importante somme d'argent. La société féline, insensible, hypocrite et opportuniste, s'en sort indemne.  Une œuvre qui ne peut que nous interpeller, tant la société féline de l'action n'est en fait que le miroir de notre société. 

Henze a composé une musique tout à la fois atonale et néoclassique par son évocation du 18ème siècle, réinterprétant et parodiant avec brio de nombreuses formes traditionnelles – cavatine, aria, duo, valse, cantiques, tango et ländler – et les sublimant d'une transparence souvent proche de la musique de chambre. Une oeuvre à la légèreté enjouée, dans laquelle les numéros se succèdent. Une composition atonale de haute voltige dans laquelle les notes semblent constamment trébucher les unes sur les autres, parfois avec une brutalité agressive, et qui sait à la fois ménager des moments lyriques et poétiques d'une beauté intense. Comme c'est souvent le cas dans les opéras contemporains, la partition fait la part belle aux percussions : pas moins de quatre percussionnistes, dont deux en loges de côté, jouant d'un nombre impressionnant d'instruments, tels, pour ne citer qu'eux des tiges de verre suspendues, des gongs chinois, une cymbale suspendue, un tambour africain en bois, des tambours en bois, un conga, des sistres, des cymbales à doigts, des petites cloches... qui côtoient une grande cithare, un célesta ou encore un orgue. Une chatte y perdrait ses petits, mais ce n'est pas le cas de la cheffe autrichienne Katharina Wincor qui, pour ses débuts acclamés à la Bayerische Staatsoper,  a su faire briller sans emphase les ors de cette partition complexe en les détaillant avec une précision de diamantaire. 


La metteuse en scène Christiane Lutz et le scénographe Christian André Tabakoff en sont à leur troisième production commune à l'opéra de Munich où ils ont déjà monté The Consul et Mignon. Ils ont ingénieusement utilisé l'espace relativement restreint de la scène du théâtre Cuvilliés pour y installer des décors modulaires coulissants qui évoquent le living room austère, lambrissé, au plafond à caissons de bois de Mrs Halifax, — la riche londonienne qui a décidé des épousailles de Minette avec Lord Puff, mais dont le personnage est physiquement absent de l'opéra, — la chambre de Minette, le toit de la maison avec en fond de scène le panorama de Londres avec la cathédrale Saint Paul vu des rives de la Tamise, ce toit sur lequel Minette rencontre Tom, ce toit sur lequel se déroulera ensuite le procès du couple félin adultérin.  

L'opéra de HW Henze ne comporte pas moins de quatorze interprètes, treize chats et chattes et une souris, la seule survivante de sa famille qui fut décimée par des chats voraces, et qui est devenue la mascotte de la SPPR. La sud-coréenne Seonwoo Lee est délicieuse dans le rôle de Minette, la chatte de campagne naïve qui se verra très vite déniaisée, elle jongle aisément avec les innombrables difficultés du rôle qu'elle déjoue avec virtuosité de son soprano au timbre clair et lumineux et interprète avec une sensibilité émouvante. Lord Puff est incarné par le ténor américain Michael Butler qui impressionne tant par son jeu de scène que par la plasticité de sa voix. Nouvelle recrue et non des moindres de l'Opéra Studio, le chat Tom du baryton anglais Armand Rabot brûle les planches (et la toiture) avec une présence scénique puissante et une voix de stentor, une prestation exceptionnelle. La basse anglaise Daniel Vening impressionne en Arnold par ses graves profonds et fermes et une excellente projection. La soprano arménienne Iana Aivazian joue et chante la petite souris Louise avec beaucoup de finesse. La mezzo-soprano américaine Lucy Altus livre une Babette de très belle facture.

Cet opéra fut sans doute pour beaucoup une heureuse découverte. On pourra en 2026 entendre d'autres compositions du compositeur Hans Werner Henze, et spécialement à Munich où il fonda la Biennale en 1988, un festival d'opéra qu'il avait voulu être un endroit où la jeune génération de compositeurs intéressés par le théâtre... pourraient mettre en pratique leurs idées ". Le Münchner Philarmoniker rendra notamment hommage au compositeur en interprétant en juillet prochain Sebastian im Traum, une de ses dernières oeuvres.

Distribution du 9 novembre 2025

Direction musicale Katharina Wincor
Mise en scène Christiane Lutz
Scénographie Christian André Tabakoff
Costumes Dorothée Joisten
Lumières Benedict Zehm
Dramaturgie Olaf Roth

Lord Puff Michael Butler
Arnold Daniel Vening
M. Jones / Le juge / M. Fawn Zhe Liu
Tom Armand Rabot
Pierre Samuel Stopford
M. Keen / L'avocat de la défense / Le pasteur Dafydd Jones
Minette Seonwoo Lee
Babette Lucy Altus
Louise Iana Aivazian
Mademoiselle Crisp Elene Gvritishvili
Mme Gomfit Nontobeko Bhengu
Dame Tood Jess Dandy
Monsieur Plunkett / Le Procureur Bruno Khouri
Betty, une jurée Meg Brilleslyper

Crédit photographique © Geoffroy Schied

Prochaines représentations les 25, 28 et 30 janvier 2026 au Théâtre Cuvilliés.

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