mercredi 10 février 2021

Les superstitions des Habsbourg, un article d'E. Laut (1916)

Glâné sur la toile, dessinateur inconnu


Supplément illustré du Petit Journal du 10 décembre 1916

Les superstitions des Habsbourg

A propos de la mort de François-Joseph. La « Balayeuse » de Berlin et la « Dame Blanche » de Vienne. Un règne calamiteux. Les corbeaux.

    C'est un fait singulier que chez les Habsbourg et chez les Hohenzollern on retrouve la même légende, la même croyance à l'apparition d'une « Dame Blanche », chaque fois qu'un malheur menace la dynastie ou l'un de ses représentants.
    Chez les souverains de Prusse, la dame blanche s'appelle » la Balayeuse ». Elle ne montre dans le palais impérial et aux alentours comme une annonciatrice de calamités. On l'aperçut pour la première fois paraît-il, au palais de Berlin au XVIe siècle, sous le règne de l'électeur Sigismond peu de jours avant la fin subite de ce prince. On la vit encore en 1806. Elle se montra alors au prince Louis de Prusse qui devait être tué le lendemain au combat de Saafeld. Le fait fut affirmé par l'aide de camp du prince. Une des dernières fois qu'elle apparut, ce fut dans la période qui précéda la mort de l'empereur Frédéric, le père de Guillaume II. Quelques personnes assurèrent l'avoir parfaitement reconnue. Le fantôme blanc tient un balai dont on entend le bruissement.
    La « Balayeuse », dit-on, apparut, dès le début de la guerre, au palais de Berlin. Sa présence s'y expliquera mieux encore, la guerre finie. Elle aura là, en effet, un fier coup de balai à donner.
   À Vienne, l'apparition tragique est plus distinguée : ce n'est pas une balayeuse, c'est une Dame Blanche, comme toutes les Dames Blanches. La plupart des princes et princesses de la Maison d'Autriche croyaient à cette apparition, Marie-Antoinette notamment. Lorsqu'elle était enfermée au Temple, avant sa condamnation, elle demandait souvent aux personnes de son entourage si elles n'avaient pas vu la Dame Blanche errer aux alentours.    
    Marie-Antoinette, il est vrai, avait un penchant très vif pour le merveilleux. Mme Campan en donne ce témoignage :
    « Un soir, dit-elle, quatre bougies étaient placées sur la toilette de la reine : la première s'éteignit d'elle-même,  je la rallumai ; la seconde, puis la troisième s éteignirent aussitôt ; alors la Reine, me serrant la main avec un mouvement d'effroi, me dit : « Le malheur peut rendre superstitieux ; si cette quatrième bougie s éteint comme les autres, rien ne pourra m'empêcher de regarder cela comme un sinistre présage. » La quatrième bougie s'éteignit.
    On fit observer à la Reine que les quatre bougies avaient été probablement coulées dans le même moule et qu'un défaut de la mèche s'était naturellement trouvé au même endroit, puisque les bougies s'étaient éteintes dans l'ordre où on les avait allumées. Mais la Reine n'abandonna pas ses sinistres pressentiments.
    Peu de jours après un événement cruel semblait les justifier : son premier fils mourait à Meudon. »

    François-Joseph croyait-il à la Dame Blanche comme la plupart des princes et des princesses de sa maison ? En ce cas cette fée sinistre a dû lui apparaître plus d'une fois au cours de son long règne assombri par tant d'événements tragiques.
    Du moins, si la Dame Blanche ne lui apparut pas, François-Joseph ne fut-il pas pris en traître par le destin. Dès le début de son règne, il aurait été prévenu inopinément par un personnage mystérieux de toutes les calamités qui l'attendaient.
    Voici, en effet, ce que raconte M. Henri Nicolle dans son livre si curieux : les Souverains eu pantoufles :
    « Le jeune empereur chassait un jour le chamois dans le Tyrol avec son frère l'archiduc Maximilien, qui devait être plus tard empereur du Mexique. Leur expédition n'ayant pas été très heureuse, ils s'étaient attardés au sommet d'une montagne jusqu'au crépuscule.
    Voyant la nuit venir, ils n'avaient pas hésité à prendre des chemins de traverse escarpés pour regagner plus rapidement leurs pénates.
    Comme ils côtoyaient un dangereux précipice, un homme misérablement vêtu, sortant brusquement d'un fourré, se dressa soudain devant eux, les yeux hagards, les mains en l'air et criant de toutes ses forces : " Au nom du ciel, arrêtez-vous ! J'ai à vous parler."
    Quoique ce ne fut guère le lieu ni le 
moment d'entamer un entretien, François-Joseph feignit aussitôt de lui donner satisfaction, pensant avoir affaire à un fou, doublement dangereux en la conjoncture.
    Car l'étroit sentier permettait à peine à deux hommes de passer de front et le moindre faux pas, le moindre geste imprudent les pouvait précipiter dans le gouffre.
    S'arrêtant donc crânement le premier, juste en face de l'inconnu, l'empereur lui dit : "Parlez !"
    A sa grande surpiise, celui qu'il prenait pour un paysan ou pour un individu d'extraction vulgaire, s'exprima en un langage châtié et prouva d'abord qu'il était très au courant de la politique du monarque et même en possession de véritables secrets d'Etat. Puis, abandonnant le domaine du passé et du présent, il se mit à sonder l'avenir en prophète et il énuméra à François-Joseph toute la longue série de désastres, de douleurs et de déboires qui devait signaler son règne.
    Après quoi, il disparut comme par enchantement, sans que les deux chasseurs aient pu se rendre compte du chemin qu'il avait pris. Toutes les recherches opérées dans la suite pour retrouver ses traces furent absolument infructueuses. Et c'est l'empereur, dit-on, qui raconta lui-même cette aventure mystérieuse après la mort tragique de l'impératrice, c'est-à-dire un demi-siècle plus tard en déclarant :
    " Tout ce qui m'a été prédit ce jour là s'est vérifié, hélas !... Maximilien fusillé à Queretaro ; l'archiduc Rodolphe, mort si mystérieusement à Meyerling ; la duchesse d'Alençon expira dans les flammes du Bazar de la Charité ; la folie du roi Louis de Bavière, celle d'Othon, son successeur ; l'impératrice Elisabeth, innocente victime de l'odieux Luccheni... Il ne me reste plus qu'à disparaître pour donner complètement raison à ce prophète de malheur qui m'a affirmé également que je serai le dernier empereur d'Autriche !... »
    Le dernier empereur d'Autriche...  Le prophète semble s'être trompé puisqu'un nouvel empereur succède à François-Joseph ; mais s'est-il trompé de beaucoup ?
    Si François-Joseph n'a pas-vu se réaliser la dernière prophétie de l'homme mystérieux, s'il est mort empereur d'Autriche, on peut dire que, comme homme et comme souverain, il a reçu, au cours de son long règne, les pires atteintes du destin.
    À peine est-il sur le trône qu'il se trouve en face des soulèvements de la Lombardie, de la Vénétie et des peuples slaves de la Hongrie. S'il n'a noint perdu son trône, il a perdu cependant plus d'une province. La guerre de 1859 contre l'ltalie et la France lui enleva la Lombardie ; celle de 1866 contre la Prusse le força à subir le développement de cette puissance allemande devant laquelle il devait plus tard, oublieux de l'humiliation imposée, s'incliner comme un vassal. La même année, il perdait la Vénétie.
    Qu'eût-il perdu encore si la mort n'était venue, la mort trop charitable, l'enlever avant la fin de La guerre ?
    Mais ses malheurs politiques ne sont rien auprès des calamités domestiques qui fondirent sur lui.
    Marié à la plus belle des princesses il ne tarde pas à lasser sa constance par la vie déréglée qu'il mène. Après-quelques années de mariage, la reine Elisabeth se sépare de cet indigne époux.
    On connaît la douloureuse histoire de Maximilien, frère de l'empereur. Entraîné dans la folle aventure du Mexique, abandonné, trahi, il succombe à Queretaro ; et sa femme, l'impératrice Charlotte, perd la 
raison. François-Joseph ressentit cruellement ce double malheur.
    Ce n'était que le commencement de ses infortunes de famille.
    En janvier 1889, c'est le drame de Meyeriing. François-Joseph n'avait qu'un fils, l'archiduc Rodolphe, espoir de la dynastie.
    Rodolphe, marié à la princesse Stéphanie de Belgique, n'avait pas tardé à suivre l'exemple donné par son père dès les premières années de son union avec la reine Elisabeth. Il courait les aventures, se livrant sans vergogne aux plaisirs les plus scandaleux.
    Que se passa-t-il à Meyerling le 30 janvier 1889 ? Après une scène d'orgie, on trouva morts le prince Rodolphe et sa maîtresse Marie de Vetsera. Rodolphe avait une horrible blessure à la tête. S'était-il suicidé après avoir tué sa maîtresse ? Avait-il été tué par elle ? Les invités de celle fête sanglante n'ont jamais parlé. Dix versions différentes subsistent sur cette nuit sinistre. Sans doute ne saura-t-on jamais la vérité.
    Ce deuil tragique frappa profondément au cœur François-Joseph.
   Mais ce n'était point fini des événements mystérieux et sinistrés. La même année, l'archiduc Jean, cousin de l'empereur, abandonne ses titres et prend le nom de Jean Orth. Quelques mois plus tard, il frète un voilier, s'y embarque avec l'actrice Milli-Stubel qu'il a épousée. Il part pour l'Amérique du Sud. Personne n'a jamais su ce qu'il est devenu.
    C'est un fait singulier que la plupart des princes de cette famille de Habsbourg prennent l'horreur de leurs titres princiers et ne songent qu'à y renoncer et à chercher la tranquillité et la sécurité dans une modeste existence bourgeoise. On dirait qu'ils ont l'intuition des malheurs et des déshonneurs qui menacent leur race.
    D'autres archiducs suivent l'exemple de Jean Orth. L'archiduc Léopold abdique tous ses titres et devient citoyen suisse sous le nom de Léopold Wolfing.
    L'archiduc Ernest épouse une demoiselle de Skublics que l'empereur plus tard, se résignant à ces mésalliances, fait comtesse de Wallbourg. Son père, l'archiduc Henri, lui avait d'ailleurs donné l'exemple en épousant une chanteuse.
    L'archiduc François-Ferdinand, lui-même, celui dont l'assassinat à Sarajevo fut la cause première de la guerre, l'archiduc François-Ferdinand devenu héritier du trône après la mort tragique de Rodolphe, ne s'était-il pas mésallié, lui aussi, en épousant morganatiquement une comtesse Chotek, que l'empereur, devenu le témoin docile de toutes ces mésalliances, fit princesse de Hohenberg ?
    Les femmes, dans cette famille des Habsbourg se mésallient d'ailleurs avec non moins de frénésie que les hommes et font scandale tout autant qu'eux. La veuve de l'archiduc Rodolphe épouse un simple gentilhomme hongrois, le comte Lonyav. Elisabeth de Bavière, petite-fille de François-Joseph, se fait enlever par un officier, le baron de Seefried. Enfin, la princesse Louise de Saxe, une Habsbourg, s'enfuit
avec le précepteur de ses enfants, qu'elle quitte d'ailleurs bientôt pour épouser un pianiste italien.
    Tous ces déboires ne sont rien auprès des calamités qui vont encore atteindre l'empereur. Le 4 mai 1897, la sœur de l'impératrice, la duchesse d'Alençon, une des rares personnes de la famille à laquelle François-Joseph témoignait de l'amitié, perd la vie dans l'incendie du Bazar de la Charité.
    Moins d'un an plus tard, l'impératrice elle-même tombe à Genève victime,de l'attentat de l'anarchiste Luccheni.
    On se demande comment François-Joseph supporte toute cette série de malheurs. Son attitude lors de l'assassinat de l'impératrice nous apporte une réponse à cette question. Le vieux souverain s'est cuirassé le cœur d'égoïsme. II demeure à peu près insensible devant les coups du sort.
    Déjà, au lendemain de la mort de son fils, on l'avait vu se promener à cheval sur le Prater.
    Au lendemain de la mort de sa femme, il montra plus d'indifférence encore.
   Mme Sarah-Bernhardt rapporte qu'après l'assassinat, le corps de l'impératrice fut ramené à l'hôtel Beau-Rivage où elle habitait l'entresol. La nuit, des voyageurs trop gais envahirent l'hôtel et firent scandale.
   " J'habitais, raconte Sarah Bernhardt, l'appartement au-dessus de l'impératrice. Je descends et demande à parler à une de ses dames d'honneur. Une femme, désespérée, sanglotant, me reçoit
    — Ne pourrait-on pas envoyer une dépêche à l'empereur d'Autriche, pour qu'il obtienne, grâce à une large rémunération, que le propriétaire de Beau-Rivage fasse évacuer son hôtel ?... Ce bruit, ces rires sont scandaleux. J'en souffre à pleurer.
    La jeune femme me prit les mains et, la voix coupée de larmes, me dit :
    — Vous avez tellement raison qu'un officier de Sa Majesté vient de télégraphier dans ce sens à Sa Majesté l'empereur. Nous attendons la réponse.
    Le soir, en rentrant du théâtre, j'appris que plusieurs dépêches avaient été échangées sans succès. Sa richissime Majesté François-Joseph, empereur d'Autriche, roi de Hongrie, trouvait que c'était décidément trop cher et inutile. Et le corps de la belle morte resta dans son petit entresol, attendant le fourgon impérial. N'est-ce pas atroce ? Et si pareille chose était arrivée à un milliardaire américain, l'aurait-on assez blâmé !...»
    Voilà qui explique à souhait comment François-Joseph a pu supporter si facilement tous les malheurs qui fondirent sur sa dynastie et comment il déchaîna d'un cœur léger l'effroyable cataclysme qui, depuis plus de deux ans, ensanglante l'Europe.

    On ignore si la Dame Blanche est apparue autour de Schœnbrum avant la mort de l'empereur, mais on y a vu les corbeaux. Et, tout naturellement, on a attaché un sens sinistre à leur passage, car il paraît que les corbeaux jouent toujours leur rôle dans l'annonce des malheurs qui menacent les Habsbourg.
    Un journal viennois Die Feldpost raconte qu'en 1848, le jour du couronnement de François-Joseph, une vingtaine de corbeaux planèrent au-dessus de la vaille d'Olmutz pendant toute la cérémonie.
    Un corbeau également vola au-dessus de la tête de Maximilien le jour où à Miramar, il s'embarqua pour ce lointain Mexique dont ii ne devait pas revenir.
    La veille du jour où elle fut assassinée, l'impératrice Élisabeth était assise sur un rocher en compagnie de son lecteur ordinaire. Elle pelait une pêche qu'elle s'apprêtait à déguster quand, du fond de l'horizon, un corbeau arriva à toute vitesse et passa si près de l'impératrice que, d'un coup d'aile, il fit sauter le fruit qu'elle tenait dans la main.
    Le lecteur, connaissant la légende qui, dans l'histoire des Habsbourg, prête un sens sinistre à l'apparition des corbeaux, se leva et pâlit. L'impératrice lui dit :    
    — N'ayez donc pas peur pour moi. Je ne suis pas superstitieuse. Si quelque malheur devait m'arriver, je ne saurais l'éviter. Pour moi la mort, c'est la délivrance. Je l'attends avec impatience depuis dix ans... D'ailleurs, ajouta-t-elle, rien ne peut plus m'effrayer.  Je suis devenue fataliste. Ce qui doit arriver arrivera..
    Le lendemain, l'impératrice tombait sous le poignard de Luccheni.
    Quant à François-Joseph, il n'a pas vu les corbeaux annonciateurs de sa fin. Ils étaient, paraît-il, innombrables et venaient des champs de bataille prochains. Sans doute, ils devaient cette suprême visite à celui qui leur a donné si abondante pâture.
    Mais était-ce seulement la mort de l'empereur qu'ils annonçaient ? N'était-ce pas aussi la fin de l'empire?

Ernest LAUT.

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