vendredi 24 septembre 2021

Les cures d'eau de l'Abbé Kneipp, un article à charge de Maurice de Fleury pour le Figaro (18 août 1891)

Article précédent sur le sujet  : Les cures pittoresques de l'Abbé Kneipp — Silhouettes et récits d'un touriste (cliquer sur le lien)


Les cures d'eau de l'Abbé Kneipp

   Il se passe, depuis quelques années, dans un petit, bourg de Bavière appelé Woerishofen, des choses extraordinaires, dont l'Allemagne entière est occupée, et qui commencent à avoir du retentissement parmi nous, si j'en crois les demandes de renseignements qui me parviennent au journal.
   Il y a là-bas un brave homme de prêtre catholique, l'abbé Sébastien Kneipp, parfaitement désintéressé, m'assure-t-on, qui soigne et qui guérit, sans autre remède que l'eau et quelques simples, 30,000 malades de tous genres, bon an mal an.
   Les ouvrages d'hygiène et de thérapeu-tique qu'il a dictés se tirent et se vendent au chiffre énorme de 180,000 exemplaires rien que pour l'édition allemande, sans compter les traductions en français, en anglais, en polonais, en russe, en langue tchèque, en hongrois, en hollandais, en suédois, en italien et en espagnol ! Notez qu'ils coûtent assez cher, les éditeurs, sûrs de leur vente, ne faisant pas la remise habituelle aux libraires.
    Le curé de Woerishofen compte parmi ses clients des archiducs et des princesses par douzaines — un bon tiers du Gotha — le Rothschild de Vienne et un ambassadeur persan, des princes de l'Eglise et des prêtres du monde entier — et tous les pauvres qui lui viennent.

   
 Sa popularité est telle que tout, à présent, est à la Kneipp, comme tout a été longtemps à la Wagner. Il y a du pain Kneipp,du café Kneipp, de la farine, de la toile, des cigares, des almanachs Kneipp ; une soupe célèbre, parce qu'il en mange tous les jours : Kneippsche Krafsuppe, et un journal : Kneipp- Blatter. Tout cela, né spontanément, sans organisation industrielle de réclame.    Un peu partout, dans l'Allemagne catholique, à Munich, à Augsbourg, à Wurzbourg, il s'est formé des associations pour vulgariser ses idées.
    Les praticiens allemands ne déragent pas d'après lui, car il leur prend leur clientèle et gâte le métier en n'exigeant pas d'honoraires.
    Et cela se propage partout, même en France. Pas plus tard qu'hier, de l'impériale du tramway de Versailles, en traversant Chaville, j'ai aperçu dans un jardin un vieux monsieur paralytique, qui se traînait, nu-pieds, dans l'herbe humide de rosée : c'était un client à distance de l'abbé Kneipp !
    Il est tout à fait impossible de passer sous silence un guérisseur si répandu.
   J'ai donc fait ma petite enquête, aussi sérieusement qu'il se peut d'aussi loin, aidé, d'ailleurs, par les renseignements d'un docteur bavarois de passage à Paris, et voici ce que j'ai appris.
   

    Le chemin de fer vous dépose à Turckheim: il reste sept à huit kilomètres à faire en voiture. En approchant de Woerishofen, on a tout de suite un avant-goût fort pittoresque du traitement.
    Dans les prés riants qui avoisinent le village, au bord des routes, dans les jardins, partout où il y a de l'herbe, des centaines de gens très bien se promènent, frôlant le sol à pas glissants, dames, messieurs et prêtres, d'un sérieux imperturbable, et tous faisant le même geste pour élever leurs robes, retrousser leurs soutanes ou maintenir à mi-mollet leur pantalon.
    De loin, cela produit l'effet étrange d'un bal champêtre silencieux, d'une valse glissée sans musique, d'un immense « boston », cavalier seul, droit devant soi... Quand on approche, on s'aperçoit que tous ces gens troussés s'en vont nu-pieds dans la rosée. Et leur air convaincu, leur aspect de malades démontre bien qu'ils ne sont pas ici pour s'amuser.
    Au village, rien qui annonce une station fréquentée, si ce n'est le grand nombre des étrangers, dans les cinq ou six rues. Pas un hôtel, et pas d'établissement médical. Si, pourtant : un vaste hangar, infiniment peu confortable, où sont aménagées un tas de méchantes salles de bains. Il a fallu construire ça, la vieille buanderie qui servait jadis étant devenue cent fois trop exiguë. Et on loge chez l'habitant, ou bien encore en gare de Turckeim, dans un wagon-lit, quand on est riche.
    Dès huit heures du matin, au presbytère, la consultation commence.
    Une vaste salle au rez-de-chaussée. Dans cette salle, une très grande table. Autour de cette table, une quinzaine de médecins qui, n'ayant pu rivaliser, se sont faits apprentis. Au milieu d'eux, un grand vieillard vêtu de la soutane : soixante-dix ans, l'air robuste, un très grand front, des cheveux blancs, deux énormes broussailles noires en guise de sourcils, et dans leur ombre, deux yeux bleus flamboyants: c'est le Maître, « der Vater Kneipp ». On entre là à la douzaine, tant qu'on peut tenir dans la salle.
    Pas d'examens minutieux, pas d'auscultations, ni de « déshabillez-vous, que je voie ! » On n'aurait pas le temps, et l'abbé Kneipp affirme qu'il n'a pas besoin de tout ça. Un seul coup d'oeil, un regard acéré, il ne lui en faut pas davantage :
  — Toi, je connais ton mal !... pas bien difficile à guérir. Appliquez à ce bon ami (il appelle très volontiers ses malades ses bons amis) le manteau espagnol, ou le maillot inférieur. Alimentation ordinaire... boire de l'eau courante ou de la bière : ne pas dépasser une moyenne de huit à dix litres par jour...
    Voilà, sans plaisanterie et sans exagération, comment il donne ses consultations.
   Résultat : ces gens-là le quittent, au bout de quelques jours, en manifestant l'admiration la plus enthousiaste. L'abbé Kneipp est considéré comme un médecin de génie, le grand rénovateur de la thérapeutique.

    Cette, manière de traiter ses malades -— tous ses malades, qu'ils souffrent du poumon, du foie ou du coeur — l'abbé Kneipp l'a très longuement exposée dans un livre, Ma Cure d'eau, qui vient d'être traduit en français. Le public ne peut guère gagner à le lire, n'ayant aucun moyen d'en contrôler les affirmations. En voici, du reste, un résumé très impartial et très suffisant :
L'homme n'est jamais malade que pour l'un de ces deux motifs : ou bien, parce que son sang n'est pas distribué comme il devrait l'être dans toutes les parties du corps ; ou bien, parce que le sang est vicié par des éléments nuisibles.
    Par conséquent, l'eau, ce présent du ciel, symbole de toute pureté, peut et doit, à elle seule, répartir le sang où il faut, et le laver de ses souillures.
    Comme on peut voir, ça n'est pas compliqué.
    Et le long défilé commence des observations de malades guéris : maladies des os, des articulations, des muscles, du tissu cellulaire, de la peau, du sang, du cerveau, des nerfs, des ganglions lym- pathiques, des yeux, des oreilles, du nez, du larynx, de la gorge, des bronches, des poumons, du coeur, de l'estomac, de l'intestin, de la vessie, du foie, des reins... Il y en a 560 pages, que je viens de lire consciencieusement, pour vous en éviter la peine.
    Pour tout, le même traitement, sauf de légères variantes : on vous mouille le cou, les pieds, le thorax ou les jambes, ou tout ensemble, selon les cas. Ça dure peu et l'on ne s'essuie pas. Et cela vous sauve du cancer et du choléra, de la variole et du typhus, des rhumatismes et des paralysies, de la diphtérie ou du rhume de cerveau.
    Notez que l'abbé Kneipp ne se pose ni en sorcier, ni en saint inspiré de Dieu, ayant reçu du ciel le don de lire dans les corps et d'en chasser les maladies. Bien plus modeste, bien plus simple, il prétend seulement avoir assez vu de clients pour deviner, rien qu'à les regarder un peu, ce dont ils souffrent, et il affirme les guérir, sans autre moyen que l'eau pure, chaude ou froide, appliquée là ou là.
   — Je ne supprime pas la mort, dit-il, mais j'éloigne la maladie, par un moyen si simple, que l'homme eût dû s'en aviser 4,000 ans plus tôt. Que peut-on me reprocher ? Je ne soigne guère que ceux dont les médecins désespèrent, et il faut croire qu'ils s'en trouvent bien,puisqu'ils m'envoient tant de monde ! »

*         *
*
    Ce qu'en pensent les médecins, je vous le laisse à deviner.
    « La théorie initiale est puérile : l'hydrothérapie agit puissamment sur la circulation sanguine, mais cela nous le savions déjà depuis beau jour ; quant à l'affirmation que l'eau lave et purifie le sang, c'est tout de même un peu trop enfantin ; inutile de vous rappeler que l'eau est très souvent le véhicule des microbes.
    » Pas une des observations de ce livre, Ma Cure d'Eau, ne repose sur un diagnostic avéré ; pas une ne supporte la critique. Pas un malade n'est examiné ; on les soigne tous au juger : s'ils toussent, ce sont des phtisiques ; s'ils ont un bouton sur la langue, ce sont des cancéreux; un mal de gorge avec beaucoup de fièvre est nécessairement le croup.
    » Les ecclésiastiques s'indigneraient avec raison, s'il nous prenait l'étrange fantaisie de vouloir dire les offices. Alors, pourquoi diable se mêlent-ils de médecine, et en fait de « cure », pourquoi ne pas s'en tenir à leur presbytère ? »
    
    Mais les médecins ne sont pas assez impartiaux dans la question. Et le mauvais jeu de mots ci-dessus n'est point une réponse suffisante à ceux qui m'écrivent : « Dois-je, oui ou non, faire le voyage de Woerishofen?... »
  Si vous avez une maladie organique du coeur, absolument non. Les maladies du coeur et l'hydrothérapie ont fait toujours mauvais ménage.
    Si vous avez des rhumatismes, des maux de gorge chroniques, etc., consultez la Saison de notre ami Heulhard. Il y a des eaux minérales françaises qui valent amplement l'eau pure de Bavière.
    Si vous êtes un anémique, un débilité, un nerveux, si vous souffrez de l'estomac ou de la tête, si vous avez des fièvres intermittentes rebelles, l'abbé Kneipp vous fera du bien, mais pas beaucoup plus, croyez-moi, que tel ou tel médecin de Paris ayant à sa disposition un bon établissement hydrothéra- pique.
    Si vous avez la foi, si vous croyez d'avance aux merveilleuses cures du Vater Kneipp, allez vite à Woerishofen, mais ne lisez pas cet article qui ne pourrait qu'atténuer en vous la « confiance », cette forme de suggestion qui entre pour beaucoup dans tant de guérisons. Lisez plutôt le remarquable article publié dans le Correspondant du 10 juillet. La vie de Sébastien Kneipp y est contée d'une façon touchante, et la charité de son âme y est célébrée dans des termes qui vous disposeront à guérir vite entre de telles mains.
   Moi, je suis obligé de m'en rapporter aux statistiques médicales, lesquelles constatent qu'à Woerishofen on ne guérit pas plus d'un cinquième des malades traités : c'est à peu près la proportion dans nos établissements hydrothérapiques parisiens. Puis, rien de tout cela ne diffère de ce que faisait, dès 1825, Priessnitz, ce paysan de la Silésie autrichienne, qui créa l'hydrothérapie, et qui croyait tout guérir, lui aussi.
    Pourtant, dans ce traitement empirique , et beaucoup moins merveilleux qu'on ne dit, il doit y avoir tout de même quelque chose à glaner.
    Evidemment, chez nous, on n'use pas assez des affusions d'eau, dans l'hygiène et la thérapeutique. Je serais Béni-Barde, Keller ou Duval, que j'irais tout de suite- là-bas, étudier de près les cures de l'abbé Kneipp. Les spécialistes ne pourraient qu'y gagner, en accrois- sant leur domaine d'action, en variant leurs procédés, en multipliant leurs moyens.
    Jusqu'ici, l'hydrothérapie, dont l'idée première est venue d'Allemagne il y a plus de soixante ans, a surtout été appliquée en France. Voici trois ou quatre ans, un médecin français appelé en consultation à Francfort, pour une maladie nerveuse, a dû commander à Paris un appareil à douches : il n'y en avait pas là-bas !
    Actuellement encore, on vient, des quatre coins du monde, à Paris se faire doucher. Inutile de laisser à un petit bourg bavarois cette suprématie thérapeutique.
    Un médecin français intelligent qui passerait trois mois d'études à Woerishofen, et qui publierait ses recherches, aurait tout de suite à Paris une très grosse clientèle cosmopolite. Car enfin, une fois fini l'engouement nécessaire pour la cure d'eau de l'abbé Kneipp, les malades aimeront toujours mieux se confier à un vrai médecin qu'au plus digne et au plus saintement charitable des curés allemands. La science ne gâte pas ce que l'empirisme a trouvé.

Maurice de Fleury

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