DRAME ET MYSTÈRE DE MAYERLING par André MÉVIL
Un article publié par l'hebdomadaire Gringoire le 10 octobre 1930
Le grand succès de
Taïa, roman de notre collaborateur M. A. t'Serstevens et de
Mayerling, la pièce de M. Claude Anet, jouée avec succès au Théâtre des Ambassadeurs, ont attiré l'attention du public sur la fin tragique de l'archiduc Rodolphe et de la baronne Vetsera. Notre collaborateur, M. André Mévil, a évoqué pour les lecteurs de « Gringoire », ce drame à la fois célèbre et mystérieux.
Le drame de Mayerling est un des événements qui certainement émurent et passionnèrent le plus l'opinion publique mondiale. J'étais jeune homme lorsqu'on apprit à Paris la nouvelle que l'archiduc Rodolphe, en compagnie de sa maîtresse, Marie Vetsera, avait été trouvé mort dans le pavillon de chasse de Mayerling. et je me souviens, comme si c'était hier, de la sensation énorme qu'elle produisit. Le mystère qui entourait la fin de l'héritier de la couronne d'Autriche ajouta encore à l'intérêt de l'événement. Suicide disaient les uns, meurtre disaient les autres. Et on épiloguait, et, depuis, on n'a pas cessé d'épiloguer.
Le plus curieux est que le drame de Mayerling, vieux pourtant de plus de quarante ans, présente toujours le même intérêt et soulève la même curiosité. Il demeure, en quelque sorte, d'une actualité permanente. Récemment, un roman très vivant et très documenté racontant les amours et la fin tragique de l'archiduc Rodolphe et de Marie Vetsera, et une étude écrite d'après un rapport de M. Josef Hoyos, ami et souvent compagnon de plaisirs de l'archiduc, ont ramené l'attention sur le drame de Mayerling. Le roman de M. Claude Anet et l'étude de M. J.-Fr. d'Estalenx concluent tous deux au suicide de l'archiduc, mais pour des causes différentes. En effet, tandis que M. Claude Anet admet que le fils de François- Joseph se se donna la mort sous l'empire de la passion, M. J.-Fr. d'Estalenx, s'inspirant du rapport Hoyos, affirme qu'il voulut disparaître pour fuir à jamais l'ennui de la cour d'Autriche et exercer une vengeance posthume contre son père.
L'une et l'autre version me paraissent également invraisemblables. Jadis je m'étais ingénié, comme beaucoup, à percer le mystère de Mayerling et, après avoir écarté toutes les versions, celle du suicide et une autre prétendant que l'archiduc aurait péri de la main du prince de Cobourg au cours d'une orgie, j'étais arrivé à une conclusion toute différente, en me basant principalement sur la foi d'un document que j'évoquerai plus loin. Mais, pour la parfaite compréhension des faits, il me faut dire tout d'abord quelques mots des deux héros du drame, tels que les connurent les personnes les plus dignes de foi : Lui, véritable prince charmant, élégant, fin, d'esprit cultivé (1) et ouvert, de commerce agréable, aimé des femmes, volage — ô combien ! — sorte de Don Juan perpétuellement prêt à séduire et en quête de belles pécheresses prêtes à succomber, appartenant aussi bien au monde qu'au demi, au demeurant détestable mari. Un charme suprême se dégageait de toute sa personne, tout comme il s'en dégageait de la personne de l'impératrice Elisabeth sa mère. Elle, une toute jeune fille, ravissante, quelque peu ingénue qui, un beau jour, l'ayant vu à la promenade, dans les salons, au théâtre, s'éprit follement du prince charmant, ayant fait le rêve enchanteur de lui appartenir, de devenir un jour sa femme, pauvre petit papillon finalement brûlé à une flamme ardente. Dans son roman, M. Claude Anet a décrit avec précision et, à mon avis, avec un grand sens de la réalité, l'amour profond et violent que Marie Vetsera avait eu pour l'archiduc. Mais la partie n'était pas égale. Que Rodolphe ait été un moment charmé, grisé même par l'amour que lui avait voué la délicieuse enfant, c'est possible, c'est même probable. Mais chez un homme aussi volage, aussi perpétuellement en butte aux convoitises féminines, les passions étaient de courte durée. Il en fut avec Marie Vetsera comme avec les autres, et il est prouvé qu'au moment du drame de Mayerling l'archiduc n'aimait plus la jeune fille et qu'il se préparait à s'en séparer. Cette . circonstance fut, d'ailleurs, comme on va le voir, la cause même du drame. M. Fr. d'Estalenx affirme d'ailleurs, en s'appuyant sur le témoignage de Josef Hoyos, que le prince héritier avait passé sa dernière nuit de Vienne en compagnie d'une professionnelle de la galanterie, bien connue de l'époque, et nommée Mitzi. Il n'est donc pas admissible que l'archiduc Rodolphe se soit suicidé par amour. Mais la version du suicide, engendré tant par le dégoût qu'il avait de la cour de Vienne, guindée, hermétique et surannée, que par un désir irrésistible de se venger de son père et de provoquer la révolution, ne saurait davantage être acceptée. En effet, si l'archiduc ne vivait pas en complète communauté d'idées avec son père, il n'en demeurait pas moins un patriote ardent et un serviteur dévoué et fidèle, ainsi qu'un admirateur sincère de l'empire austro-hongrois et de la monarchie habsbourgeoise. La meilleure preuve, c'est qu'au moment de sa mort, il travaillait à un grand ouvrage historique sur l'empire d'Autriche, ouvrage qui l'intéressait au plus haut point. Ce sont là des faits. Ils sont en complète contradiction avec le soi-disant projet, de la part de l'archiduc, de provoquer par son suicide inconsidéré la révolution dans l'empire. Un semblable projet, en outre, frise la démence. Or, l'archiduc Rodolphe ne cessa d'être un esprit parfaitement équilibré.
A mon humble avis, sous l'empire d'un désir, très louable en soi, d'apporter au sujet du drame de Mayerling la version définitive, déchirant tous les voiles mystérieux qui l'entourent encore, on n'a pas assez tenu compte des documents publiés avant guerre sur l'événement. Quelques-uns d'entre eux étaient pourtant bien intéressants — j'oserai même dire probants. Parmi ceux-ci, je mets au premier rang celui auquel j'ai fait allusion et sur lequel j'ai établi autrefois ma conviction : à savoir que l'archiduc Rodolphe ne s'était pas suicidé, mais avait été tué par Marie Vetsera, folle de douleur à l'idée d'une séparation imminente, et qui, une fois son forfait accompli, s'était donné la mort. Ce document n'est autre que le récit paru à la veille de la guerre, dans le Nop, de Budapest, sous la plume d'un député et écrivain hongrois, M. Deus Pazmandy. Ce dernier était une personnalité fort connue, ayant eu toujours d'excellentes relations avec la cour et en particulier avec l'archiduc Rodolphe. On ne peut supposer un seul instant qu'il se soit permis de publier, au sujet du drame de Mayerling , un récit fantaisiste et contraire à la vérité. Sa situation personnelle, aussi bien à Vienne qu'à Budapest, et sa notoriété le lui interdisaient. Si nous en croyons M. Deus Pazmandy, environ un mois avant le drame de Mayerling, c'est-à-dire au début de janvier 1889, profitant du refroidissement de la passion de l'archiduc, on avait essayé, à la cour d'Autriche, de ramener le mari vers la femme. La tentative avait réussi et finalement le prince héritier avait promis d'assister, le 30 janvier, à un dîner de famille au Burg, dîner qui devait donner à 'la réconciliation entre l'archiduc Rodolphe et sa femme, l'archiduchesse Stéphanie, un caractère en quelque sorte officiel. Par une indiscrétion commise par la baronne de W..., Marie Vetsera connut, dans la journée du 29, le projet que son amant lui avait soigneusement caché, et pour cause. Folle de douleur et de colère, la jeune fille ne songea plus qu'à une chose : rejoindre l'archiduc, qu'elle savait être à Mayerling où il était parti chasser, afin d'avoir avec lui une explication. Elle alla trouver le fameux cocher Bratfisch, dont le nom est mêlé à nombre de récits relatifs au drame, qui stationnait à la Stephanplatz, et qui, conduisait souvent l'archiduc lors de ses escapades amoureuses. Elle lui demanda de la conduire à Mayerling. En arrivant, la pauvre Marie Vetsera eut une affreuse crise de nerfs et de larmes. La voyant dans un aussi terrible état de surexcitation, l'archiduc lui promit qu'il n'irait pas au dîner de famille du lendemain. D'après le témoignage de Bratfisch, cocher doublé d'un chanteur amusant, qui avait été mandé par l'archiduc après le dîner, pour chanter quelques morceaux de son répertoire, le jeune couple lui parut, ce soir-là, triste et préoccupé. Il est évident que Marie Vetsera sentait qu'en dépit de ses efforts, son amant lui échappait ; elle voyait son beau rêve s'effondrer. Dès lors, les craintes qu'elle nourrissait depuis quelque temps se précisaient de plus en plus, alors que le projet criminel formé par elle quelques heures auparavant, sous l'empire du désespoir, lui apparaissait comme inéluctable. Quant au prince, l'exaltation de sa maîtresse l'effrayait, et il avait comme un pressentiment qu'un danger le menaçait.
Ce fut pendant la nuit — la dernière assurément que le prince lui accorderait — que, l'esprit chaviré, ellle accomplit son forfait. Elle l'avait prémédité. Sur elle, en effet, elle portait le revolver avec lequel elle devait tuer l'archiduc héritier d'Autriche et la fiole de poison qui, après, devait lui apporter la délivrance et aussi le suprême bonheur de mourir avec l'être aimé. Dans les mémoires de Louis Vetsera, frère de Marie, publiés à peu près à la même époque que le récit du député hongrois, il est dit que sur la table de nuit placée à côté du lit où on trouva le lendemain les deux amants infortunés, étaient posés un verre vide et une cuiller d'argent ayant servi à verser et à diluer le poison (2).
M. Deus Pazmandy ajoutait que,voyant, le 29 au soir, que sa fille ne rentrait pas, la baronne Vetsera fut prise d'une inquiétude mortelle. Elle courut aussitôt à la Stephanplatz et demanda aux cochers qui étaient là et connaissaient tous Bratfisch, si, par hasard, celui-ci n'avait pas été requis par une jeune fille. Plusieurs d'entre eux, qui avaient vu Marie Vetsera monter en voiture et donner l'ordre à Bratfisch de la conduire à Meyerling, purent justement la renseigner. Dès lors, son inquiétude grandit. Témoin des ravages opérés dans le cœur de sa malheureuse enfant par le déclin d'une liaison — c'était déjà la fable de Vienne — dont elle redoutait le dénouement, elle pressentit un malheur. Aussi n'hésita-t-elle pas à aller trouver le chef de la police. Elle lui fit part de ses pressentiments. Ce fonctionnaire, ne voulant pas engager sa responsabilité, ni se mêler d'une affaire aussi scabreuse, lui conseilla de s'adresser au maréchal de la cour. En dépit de l'heure, sept heures et demie du soir, la baronne n'hésita pas à se rendre au Burg, où elle demanda à être reçue immédiatement en audience par l'empereur pour le supplier de conjurer le danger menaçant à la fois la famille impériale, sa filile et elle-même. Le chef de cabinet de François-Joseph, auquel la demande était adressée, refusa de l'accueillir. L'écrivain hongrois ajoute que, si la baronne Vetsera crut devoir solliciter la haute et immédiate intervention de l'empereur, c'est qu'elle redoutait que sa fille se fût rendue à Mayerling pour se venger de l'archiduc sur le point de rompre avec elle. C'est pourquoi elle n'avait pas craint de déclarer au chef de la police qu'il fallait agir sur l'heure, tout retard pouvant engendrer la plus grande catastrophe. L'infortunée mère partit pour Mayerling le lendemain à la première heure. Elle fut arrêtée aux environs du rendez-vous de chasse et conduite devant un haut fonctionnaire qui lui annonça que sa fille était morte.
À peu près à la même époque où paraissaient les révélations de M. Deus Pazmandy, une revue hongroise publiait en fac similé une lettre de l'archiduc Rodolphe datée du 29 janvier — le drame se passa, comme on le sait, dans la nuit du 29 au 30 janvier 1889 — c'est-à-dire écrite quelques heures avant les événements de Mayerling. Cette lettre était rédigée en français. Elle se rapportait au grand ouvrage historique auquel, comme je l'ai dit, le prince travaillait à l'époque. En voici le texte :
« ... Je vous prie, monsieur, de chercher la pièce que je vous ai demandée, non aux archives du ministère des Affaires étrangères, mais aux archives nationales de Paris, dans le dossier qui est, je crois, connu sous le nom « ancien cabinet du roi ». Vous ne pouvez manquer de la trouver, puisque M. P. de Saint-A... l'a vue en 1876. Vous me l'enverrez pour que je l'aie le 7 février à Wien, ne car je ne puis aller oultre sans cette lettre. Je compte sur vos diligences, etc... »
Est-ce là vraiment le langage d'un homme qui, quelques heures plus tard, avait l'intention de se suicider sous l'empire d'une violente passion ou pour que sa mort suscitât l'effondrement du trône des Habsbourg? Cette lettre à elle seule ne suffit-elle pas à écarter toutes les versions du suicide ? Elle prouve, en tout cas, que l archiduc n'avait pas, avant la nuit fatale, les préoccupations qu'on lui attribue.
Enfin, comment supposer que le pape Léon XIII eut autorisé qu'on fît au fils de François-Joseph, si celui-ci s'était suicidé, des funérailles religieuses solennelles ? Je sais bien qu'on a prétendu que le souverain Pontife s'était incliné, en la circonstance, devant la raison d'Etat. Mais c'est faire injure à la □ papauté que de croire un instant qu'elle eût sacrifié d'un cœur léger les lois de l'Eglise à cette raison d'Etat. On m'a toujours affirmé que la preuve formelle avait été donnée à Léon XIII que l'archiduc ne s'était pas suicidé. Cette preuve existe, paraît-il, dans les archives du Vatican.
Je ne puis, en terminant, que répéter ce que j'ai dit jadis : la version du drame de Meyerling donnée par M. Deus Pazmandy est la seule humainement vraisemblable. Et c'est là un argument qui a bien sa valeur.
André MÉVIL.
(1) L'archiduc Rodolphe se piquait, à juste titre d'être aussi artiste que lettré. C'était un parfait écrivain. Il avait publié deux ouvrages : intitulés Fünfzehn Tage auf der Donau, relatant une excursion sur le Danube, et Orientreise, récit d'un royale fait en Orient en 1884 [en fait en 1881, Ndlr].
(2) Louis Vetsera soutient la version du double suicide. On ne doit pas en être étonné, car il était difficile que le frère accusât la sœur d'avoir tué son amant. Le témoignage de Louis Vetsera est donc loin d'être probant, puisque suspect.
Rodolphe. Les textes de Mayerling
Texte de présentation (quatrième de couverture): Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.
Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :
1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1916 Augustin Marguillier
1921 Princesse Louise de Belgique
1932 Princesse Nora Fugger
Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.