jeudi 17 février 2022

La petite renarde rusée de Leoš Janáček à l'Opéra de Munich, un chef d'oeuvre musical et visuel

Elena Tsallagova et Angela Brower

Barrie Kosky revient à Munich avec une troisième production, après sa très célébrée Schweigsame Frau de Strauss en 2010 et son Rosenkavalier de la saison dernière. Il revient à Leoš Janáček dont il avait monté Z mrtvého domu (De la maison des morts) à Hanovre en 2009. Příhody lišky Bystroušky, interprétée en tchèque, est la troisième production de la saison et de l'ère Dorny, et un fleuron tant à la boutonnière de Barrie Kosky qu'à celle du nouveau directeur général de la maison, Serge Dorny, qui a réalisé une programmation dans laquelle la mise en scène, la direction musicale et tous les interprètes rivalisent d'excellence.

La petite renarde rusée, dont le livret est issu d'un roman aussi adapté en bande dessinée, est, de par son thème animalier, souvent monté avec l'étiquette opéra pour enfants avec des chanteurs déguisés en animaux et des décors villageois et forestiers. Telle n'est pas l'optique koskyenne ! Le génial metteur en scène australien explore l'oeuvre plus en profondeur, il nous parle de la vie et de la mort, de la mélancolie et de l'extase. Les humains et les animaux (sauf ceux du poulailler) ne sont pas différenciés par leur apparence, car la plupart des personnages gardent leurs figures humaines, sauf que les animaux, qui portent de simples vêtements de couleur pastel, vivent dans l'extase et la vivacité du présent et que les humains, vêtus de noir, sont davantage marqués par la mélancolie et enchaînés dans les souvenirs du passé. Le titre original n'est en fait pas La petite renarde rusée mais Les aventures de la petite renarde rusée. Barrie Kosky est parvenu à rendre par sa remarquable direction d'acteurs ce côté aventureux d'une oeuvre dont le scénario et la musique sont pleins d'imprévus, de rebondissements et d'explosions scéniques et sonores. Les rebondissements sont aussi émotionnels. Kosky souligne le caractère cyclique de la vie et de la mort et nous le rend perceptible. Il fait précéder l'introduction musicale par la scène muette d'un enterrement : sur le noir caisson de scène dépouillé de tout décor,  les humains réunis derrière une fosse funèbre pellètent de la terre sur un cercueil invisible des spectateurs. De cette même fosse ressuscite, en fin d'opéra, une petite renarde que le forestier prend d'abord pour la renarde qu'il avait adoptée, et qui n'est sans doute qu'une de ses descendantes. La vie succède à la mort, un nouveau cycle commence.

E.Boom, E.Tsallagova et A.Agudelo

Il n'y a aucun décor fixe : le décor de Michael Lévine fait descendre et remonter des cascades mouvantes de filins successivement argentés, noirs et rouges,  auxquels les lumières de Franck Evin confèrent de constantes variations. Ils organisent un lamé changeant, fait ici de fines lames, ailleurs d'épaisses guirlandes, tissées avec des fils de métal ou de matière synthétique leur conférant un aspect scintillant, une fascinante magie lumineuse dont la mobilité suit exactement les mouvements sonores de la musique et du chant. L'avant-scène est creusée d'une fosse invisible dans laquelle il arrive que les personnages s'enlisent jusqu'à la taille, — lourdeur des affects, — pour se voir ensuite remontés. Seule la scène du poulailler introduit une orgie de couleurs : un large cadre d'un jaune éclatant se voit animé par les visages très peinturlurés des poules qui se trémoussent comme des danseuses de cancan placées de part et d'autre de leur chef coq avant de se voir assassinées par la renarde qui les dépècent faisant voler sur la scène leurs membres épars et des flots de plumes jaunes. Plus loin un lamé rouge est installé derrière le lamé noir et s'ouvre comme le ferait le grand rideau rouge d'un opéra, soulignant peut-être que la vie représentée n'est autre qu'un grand spectacle théâtralisé. Les couleurs légères des vêtements dessinés par Victoria Behr pour les animaux contrastent quant à eux avec les vêtements noirs des humains, toujours empêtrés dans leurs douleurs mentales, à la différence des animaux qui ne vivent que dans la vivacité du vierge, du vivace et du bel aujourd'hui.

Dans un entretien rapporté par le programme, la cheffe lettone Mirga Grazinyte-Tyla a expliqué l'importance de jouer cet opéra dans sa langue originale : le tchèque est une langue qui dispose d'une varitété de consonnes et de voyelles pour nous inhabituelles dont les couleurs expressives ont été utilisées par Leoš Janáček, — qui est aussi le librettiste de cette oeuvre, — dans la composition de son opéra, ce dont les traductions françaises ou allemandes ne peuvent évidemment pas rendre compte. La cheffe fait avec La petite renarde ses brillantissimes débuts au Bayerische Staatsoper, réussissant aussi une parfaite osmose entre la fosse d'orchestre et les chanteurs et une rare unisson avec la mise en scène.  Pas plus que dans la mise en scène, on ne trouve rien d'enfantin dans la direction d'orchestre, mais une cheffe extrêmement rigoureuse qui parvient à rendre chaque note avec précision, sans jamais relâcher la lecture de cette partition exigeante, sans rien en escamoter. La prouesse technique de Mirga Grazinyte-Tyla permet aux flots musicaux de couler comme de source, ce sont des explosions et des guirlandes de sons, une effervescence sonore entraînante. L'excellence des chanteurs est à l'aune de la qualité de l'orchestre, avec un plateau dont le travail d'équipe l'emporte encore sur les performances individuelles. Le grand chanteur wagnérien Wolfgang Koch donne à son garde forestier l'humanité qu'on lui connaît dans ses interprétations de Hans Sachs. Elena Tsagallova, qui fit partie de l'ensemble du BSO de 2008 à 2011, nous apporte son expertise de la renarde, un rôle qu'elle pratique depuis 2008, enrichie par la collaboration récente avec la cheffe dans la récente production parisienne. Le couple scénique qu'elle forme avec le renard d'Angela Brower est des plus réussis. À noter qu'Angela Brower ne perd rien de sa féminité, Kosky ne fait pas du renard un rôle travesti, — ce sont plutôt deux femmes qui s'aiment, — et le timbre clair lumineux de la mezzo-soprano rencontre de manière complice le soprano expressif d'Elena Tsagallova qui dispose aussi de belles couleurs sombres. Un silence concentré et vibrant d'attention accueille le magnifique duo d'amour animalier qui rencontre à Munich un niveau émotionnel sans doute rarement égalé. Une des plus belles surprises de la soirée fut de retrouver Levente Páll sur la scène du Bayerische Staatsoper dans une brillante interprétation du personnage de Haraschta, un rôle qu'il avait déjà pratiqué il y a une dizaine d'années à Hambourg. La basse roumaine, que nous avons récemment pu applaudir en Dottor Bartolo au Theater-am-Gärtnerplatz, donne un Haraschta d'une présence scénique de grande intensité avec sa belle basse à la fois puissante et chaleureuse, dotée d'une projection remarquable.

Des applaudissements nourris et prolongés ont salué unanimement l'ensemble de cette production que l'on pourra retrouver en juillet lors du festival d'été de l'Opéra de Munich.

Crédit photographique : Wilfried Hösl

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