samedi 19 mars 2022

Il y a cent ans — Les bonnes manières en 1923 : la main et le chapeau. Un article d'Eugène Marsan




LE DERNIER USAGE DE LA CIVILITE 
LA MAIN ET LE CHAPEAU

Les usages, il ne faut pas s'enfermer avec entêtement dans leur forme ancienne. Acceptons qu'ils varient, il suffit de vouloir que leur forme nouvelle soit gentille et courtoise. Deux de nos contemporains qui sont des égaux, qui ne sont pas très liés, qui ne sont plus des enfants, s'ils se croisent dans la rue, observez-les. On dirait qu’ils ont peine à tirer leur chapeau. Ils marqueront une espèce d’hésitation. Quel est ce mystère, sinon un cas de conscience ? Le conflit dans une âme de la politesse et d'une habitude qui devient suspecte, qui est menacée. Des jouvenceaux, dont, quand il leur permis de saluer familièrement, ne sont pas dans l'embarras. Ils arrachent de leur tête aux cheveux rebroussés leur chapeau mou saisi à pleine mains. Au lieu de le soulever dans l’espace et de l’y tenir un instant suspendu, ils le jetteront de côté et le ramènent aussi brusquement sur leur crâne où le voilà enfoncé à pleine coiffe, sans précaution, du moins apparente. 

Ces jouvenceaux d'ailleurs sont avares de leurs coups de chapeaux. Entre eux, ils lèvent la main, sans toucher au couvre-chef, je veux dire sans l'ôter. Les doigts effleurent l’aile, la paume étant visible. C'est net et cordial, militaire, romain, français. Prenons exemple ! Il n'est pas indispensable d'homme à homme de déranger nos chapeaux. Il l'est de se saluer. 

Les amies de nos mères obligeaient encore en 1905 les malheureux enfants que nous étions à jongler en visite avec notre premier huit-reflets, la canne et les gants, entre lesquels elles glissaient une cruelle tasse de thé, et fragile, et débordante, comme si nous avions eu vingt ou trente doigts. A présent, les hommes laissent tout avec le manteau, et se présentent les mains vides. Ils n'en sont que plus libres pour baiser avec tact une main délicate. L’usage a changé, nul n’en est mort. Sur ce point les manières y ont même gagné, la politesse s'en est bien trouvée, cette politesse qui suppose, d'après les anciens traités de civilités tant de dons de l'esprit et de vertus, même chrétiennes. 

Si vous n’aimez pas à réfléchir, il vous semble que la poignée de main est un commandement de Dieu, inscrit depuis l'origine dans Tordre des choses. Cependant, il n’en est rien. Ce n'est encore qu'un usage, et qui n’est pas vieux, et qui n’est pas immuable. Il serait aussi naturel de se frotter nez contre nez. 

Ces Romains, dont je parlais, qui levaient le bras droit comme pour prendre le ciel à témoin de leur cœur, tandis que la tête, par son inclinaison diverse, traduisait le respect ou l'arrogance, le défi ou la soumission, nous avons vu les Fascistes reproduire tel quel leur noble geste. Les Arabes jeunes, vêtus de bleu marine avec la chéchia rouge, imitant leurs ancêtres plutôt que leurs pères, portent la main à la poitrine, au front, sur la bouche, triple signe sur les sources de l’amitié et sur son truchement, la parole. Pour nos ascendants du XVII e siècle, c’était encore un acte solennel que de « toucher dans la main ». Qui engageait, qui liait, qui consacrait un serment. Ils mettaient leur familiarité dans l'accolade. Nos cadets précités sont capables d'y penser. 

Les hommes sentent une douceur dans le contact de l'amitié. Ils en sont rassurés. Ils craignent moins, après cette promesse, les embûches de la destinée. Mais il a fallu des siècles pour que le mouvement de l’amitié devînt celui de la politesse. Des siècles pour que l'homme, à bon droit défiant, permit au premier venu de toucher à sa personne, de lui prendre la main. 

On donne son regard en même temps que la main. Il faut les donner sans imprudence et sans duperie, en psychologue. Tout le monde vous dira ce que signifie une main molle, une main indécise, une main fuyarde. Le plus traître est celui qui insiste hors de propos, celui qui ne vous laisserait qu'un centième de seconde le bout de ses doigts s’il s’écoutait, mais qui, ayant appris à feindre, ne vous lâche plus... Vôtre main est vigoureuse, droit devant soi. Si vous devez le respect, vous vous inclinez sans bassesse. S’il y a supériorité de votre part, vous souriez mieux que chez le photographe. S’il y a égalité, un petit air du menton, crâne et gentil. L’ironie que nous continuons de mettre partout n’est plus fatiguée, comme il y a trente ans, elle nous laisse croire aux choses belles et bonnes. 

La jeunesse a inventé une nouvelle poignée de mains. On prend la main du voisin et au lieu de l'élever, au lieu surtout de la secouer comme un villageois, on imprime un mouvement de haut en bas, un seul, tandis que le torse se redresse assez fièrement. Si vos quarante ans ne sont pas trop loin, ne vous obstinez pas, faites comme cela, ou à peu près. 

Pas avec les dames. Avec elles, l’ancienne manière, (même un peu précieuse, rappelez-vous : les coudes à la hauteur de vos épaules inclinées). A moins que vous ne préfériez baiser la main... En principe, une main gantée n'a pas droit au baiser, Philinte dixit. Dehors, vous tenez compte de toutes les nuances. On baise la main dans la rue Vaneau et non dans la rue de Babylone qui est trop passante ; rue de la Paix, parce que c’est elle, en dépit de la foule et non pas sur les boulevards ; aux Acacias, quand c’est l’heure, et non pas dans la petite allée aux arbres en chicane qui va d'Auteuil à Longchamp : là, il faut viser la bouche... En tous cas, vous prenez vite un parti. Vous ne restez pas là comme un benêt (Baiserai-je, papa?). Et vous ne vous courbez pas comme un esclave : vous conduisez le tendre objet sans brusquerie, mais rondement. Il y a des jeunes filles qui sont jolies. Quelqu’un que je sais leur embrasse le bras, et déclare : « On ne baise pas la main aux jeunes filles. » 

Avant de parler légèrement, en sauvage ermite, des manières du monde, songez un peu. A l’état de nature, un amant (et encore !) baise la main de celle qu'il aime. L'état de civilisation met sous vos lèvres toutes les belles mains de la création. Le moyen d'être disciple de Rousseau? Eugène Marsan.

(Dessins dé A. de Roux.)



Un article paru dans Monsieur. Revue des élégances en 1923


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