lundi 25 avril 2022

Lucia di Lammermoor au Wiener Staatsoper — De la musique avant toute autre chose !

Lisette Oropesa
Edgar Allan Poe rencontre Walter Scott dans la mise en scène de Laurent Pelly qui a créé, en collaboration avec la scénographe Chantal Thomas, un espace scénique directement inspiré de La Chute de la maison Usher, le célèbre film d'horreur muet de Jean Epstein datant de 1928. Le décor dépouillé et sommaire, en noir et blanc tout comme le film, présente surtout un triste camaïeu de tons gris avec, au loin, une maison fantomatique devant laquelle la lande écossaise prend la forme d'une simple dune grisâtre recouverte de neige au premier acte. Laurent Pelly est toujours le costumier de ses productions, son travail de dessinateur l'aidant à mieux se pénétrer de la psychologie de ses personnages. Et les costumes sont à l'image du monde déchu du pays de Lammermoor, sombres, mornes et gris. Seule Lucia apparaît dans des vêtements dont la blancheur éclatante symbolise l'innocence et la pureté, avant d'être souillée d'un sang dont le rouge envahira l'ensemble du décor. De grands panneaux translucides aux dessins géométriques signalent sans doute l'architecture d'un château qui a, comme celui du Candide de Voltaire, portes et fenêtres, un château qui peut devenir oppressant lorsqu'un de ces panneaux descend à la manière d'une guillotine sur le corps couché d'une Lucia broyée que le désespoir a terrassée. Au cours de l'action, le château se rapproche et son découpage évoque peut-être les barreaux d'une cage ou d'une prison où sont enfermés les protagonistes. Laurent Pelly a tenté de placer la malheureuse protagoniste dans un environnement dans lequel les frontières entre la réalité, le rêve et les dérives du mental sont fluides et imprécises : Lucia, psychologiquement instable depuis la mort de sa mère, devient l'instrument innocent et la victime impuissante d'un monde masculin empêtré dans des luttes de pouvoir.

La mise en scène et les décors ne nous ont pas semblé rendre compte du foisonnement de la musique et du chant et si on a pu vivre une très grande soirée d'opéra c'est grâce au travail magistral de l'orchestre, de son chef et des chanteurs. 

À tout seigneur tout honneur, c'est au minutieux travail de recherche historique du maestro Evelino Pidò que l'on doit de pouvoir vivre la musique de Donizetti au plus proche de ce que le compositeur a conçu et voulu transmettre, en exprimant toute la palette belcantiste variée et colorée d'un des plus grands drames de l'histoire de l'opéra. Chercheur érudit inlassable et précis, Evelino Pidò nous convie au coeur même de la partition initiale et parvient, au cours de nombreuses répétitions, à en relever les défis, avec un orchestre soudé autour de son chef, au sein duquel il convient de souligner la beauté d'exécution sensible de l'accompagnement de la  harpe dans l'aria "Regnava nel silenzio" et de l'harmonica de verre dans le grand air de la folie. À propos de ce dernier, Evelino Pidò souligne qu'il avait été prévu  par Donizetti lors de la création de l'oeuvre, mais refusé au profit de la flûte par l'intendant du San Carlo, soucieux de faire des économies.

Les cinq chanteurs rivalisent d'excellence. Que la mise en scène soit relativement peu animée est un atout pour les interprètes qui sont le plus souvent placés debout face au public et peuvent ainsi  entièrement se concentrer sur le chant. 

C'est une nouvelle distribution qui assure la reprise de Lucia cette année, à l'exception du baryton roumain George Petean qui interprétait déjà Enrico lors de la  première en 2019. George Petean a le physique de l'emploi et ce spécialiste des rôles de méchants à la voix puissante et imposante sait donner à Enrico le caractère insensible et brutal d'un tyran avide de pouvoir, avec ici un accent particulier porté sur le psychisme d'un personnage dont le comportement barbare trouve peut-être son origine dans des antécédents familiaux. Très applaudi dans le rôle de Raimondo, la basse Roberto Tagliavini, très apprécié à Vienne pour notamment ses rôles récents dans Macbeth ou Nabucco, charme par la beauté de ses notes graves, préférant, et c'est de bon aloi, de composer son rôle en lui assurant une belle ligne mélodique plutôt que de rechercher l'effet. Josh Lovell, membre de l'ensemble, prête son ténor léger, clair et lumineux au rôle d'Arturo, Deux membres de l'Opéra studio, Patricia Nolz et Hiroshi Amako, interprètent respectivement Alisa et Normanno. 

Benjamin Bernheim et Lisette Oropesa

Au firmament étoilé brillent l'extraordinaire Edgardo de Benjamin Bernheim, et la brillantissime Lucia de Lisette Oropesa. Le ténor français fait des débuts des plus acclamés dans sa prise de rôle d'Edgardo de Ravenswood avec une puissance d'interprétation phénoménale. Tout concourt à saluer un grand chanteur : le jeu scénique qui sait détailler toute la complexité d'un personnage aux humeurs et aux émotions changeantes,  une technique vocale impeccable, une voix bien projetée et puissante, la beauté solaire d'un timbre clair, de la sûreté dans les aigus, un volume éclatant, de la séduction, de l'héroïsme, de la passion tant dans l'expression amoureuse que dans celle de la colère ou du désespoir. Rien que du bonheur ! Benjamin Bernheim reprendra en mai et juin le rôle à Zurich avec Lisette Oropesa en Lucia dans une mise en scène de Tatjana Gürbaca.

La soprano cubano-américaine Lisette Oropesa avait fait sa prise de rôle dans la Lucia de Londres en 2017 et s'est depuis imposée comme une des meilleures interprètes, — sinon la meilleure, — de ce rôle redoutable tant par sa difficulté que par l'endurance vocale qu'il suppose. Lisette Oropesa détaille brillamment la palette émotionnelle complexe de cette jeune femme durement frappée par la mort de sa mère, qui n'était en fait que le début d'un long calvaire accompagné d'une dérive mentale qui la conduit à la folie.  Les prémices de la folie se marquent dès le premier acte, au moment où la jeune femme confie à Alisa son rêve hanté par le fantôme de la femme tuée par un Ravenswood ("...Ed ecco ! ecco su quel margine..."). La qualité du jeu théâtral de Lisette Oropesa culmine avec la longue scène de la folie dans laquelle Laurent Pelly lui fait exécuter une marche périlleuse sur une série de chaises rangées l'une à côté de l'autre. La voix claire et légère de la soprano fait jaillir les étincelles de son filigrane argenté dans les ornements d'un  colorature d'une souplesse étonnante.  Les longues ovations d'un public aux anges ont tout au long de la soirée salué chacune des interventions de la prima donna.

La qualité des chanteurs et de la direction d'orchestre font oublier les morosités de la mise en scène et l'on sort du Wiener Staatsoper avec l'impression marquante d'avoir vécu une grande soirée d'opéra.

Crédit photographique © Michael Poehn, Wiener Staasoper

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