Dido and Aeneas |
Krzysztof Warlikowski et son équipe reviennent à Munich pour une nouvelle production*, pour laquelle il a assemblé deux œuvres en les associant en une soirée intense sans entracte et en un récit : l'opéra baroque Dido and Aeneas de Henry Purcell (composé vers 1688/89) et le monodrame Erwartung op. 17 (L'attente), une œuvre importante du modernisme musical (1909). Les deux pièces sont reliées musicalement par un interlude électronique composé pour ce spectacle par Paweł Mykietyn. Comme souvent, le metteur en scène polonais recourt abondamment aux moyens cinématographiques avec un fond de scène rendu par vidéo et un écran accroché aux cintres souvent utilisé pour des gros plans ou pour rendre une perspective supplémentaire.
Le livret de Dido and Aeneas d'Henry Purcell dû à la plume de Nahum Tate reprend des motifs du quatrième chant de l'Enéide de Virgile. Dido and Aeneas est la première œuvre scénique complète de Henry Purcell, alors âgé de 30 ans — et la seule à porter le titre générique "An Opera". A l'époque, l'Angleterre ne disposait pas d'une tradition d'opéra indépendante. Purcell a fusionné des influences des traditions scéniques italienne, française et anglaise, des éléments de danse et d'opéra, pour créer une forme tout à fait originale : un récit condensé en une heure seulement. Le drame domine dans sa musique, les affects et les émotions des personnages et des situations de l'intrigue succincte sont au premier plan par rapport à la pure virtuosité du chant. L'oeuvre fut représentée en 1689 à Chelsea sous la direction du maître de ballet Josias Priest, célèbre à l'époque.
À l'été 1909, environ 200 ans plus tard, Arnold Schönberg fut présenté à Marie Pappenheim, une future docteure en médecine viennoise, qui prit le pseudonyme de Maria Heim pour signer son oeuvre poétique. L'idée d'une pièce de théâtre musical est très probablement née d'une conversation commune. Pappenheim rédigea le texte d'Erwartung en quelques jours. C'est avec Erwartung que Schönberg rompit avec la tradition historique de la musique : il s'affranchit des régulations de la musique tonale, se libère des structures traditionnelles en matière de motifs thématiques, de mélodie, d'harmonie et de forme. Le genre du monodrame, une pièce de théâtre (musical) porté par une seule interprète, est également une nouveauté. Schönberg retraçait les états d'âme d'une femme dans une tonalité totalement libre. Erwartung ne fut représenté pour la première fois que 15 ans après l'achèvement de la composition, les nombreuses tentatives que fit Schönberg pour la faire jouer ayant échoué. Alexander von Zemlinsky l'a finalement inscrite au programme de la fête musicale de la Société internationale de musique nouvelle à Prague le 6 juin 1924.
Les deux œuvres sont relativement peu mises en scène, et cela tient sans doute à leur durée reltivement courte, environ une heure pour la première et une demi-heure pour la seconde. L'idée de les associer pour les présenter en une soirée n'est cependant pas neuve. Elles avaient été réunies en 2007 dans une mise en scène de Christian Tombeil au théâtre de Krefeld Mönchengladbach. Ce metteur en scène avait déjà créé une passerelle entre les deux récits : à la fin de l'opéra de Purcell, Didon est rejointe par une deuxième femme, l'ombre de la reine de Carthage, habillée de la même manière qu'elle, mais adoptant un comportement différent : elle ne tient pas Énée à distance comme Didon, mais se jette à son cou. Cette Didon-ombre de la première partie est la femme sans nom (die Frau) de l'Erwartung de Schönberg, qui suit après l'entracte.
Virgile nous apprend que la reine Didon est une étrangère qui vient de Phénicie, le Liban actuel. Dans la mise en scène de Warlikowski, l'action se passe à la lisière d'une forêt : une femme nommée Didon habite une maison qui ne lui appartient pas, c'est une réfugiée, dont on ne sait rien, si ce n'est qu'elle vient de loin. Le passé et le présent, la réalité et l'imagination se mêlent tellement chez elle qu'on ne sait pas si les personnages mystérieux et les mauvais esprits qui apparaissent par moments habitent la forêt ou sont des émanations de sa psyché. Derrière le tronc dénudé des arbres de la forêt on voit se profiler des êtres encagoulés et dont les yeux sont lumineux. Didon aime Énée, qui est tout comme elle un étranger dont le navire (ici une voiture, type Humber super snipe des années 60 ?) a jeté l'ancre près de Carthage. Belinda, la compagne de Didon, joue également un rôle dans cette histoire qui devient une histoire d'amour triangulaire. La soirée s'articule autour des thèmes de la jalousie et de la solitude, et raconte l'histoire d'une femme à la recherche d'elle-même.
Pour cette première partie, le choeur est placé dans la fosse d'orchestre aux côtés des instrumentistes de l'orchestre de chambre. Pour les décors, Małgorzata Szczęśniak, qui a aussi conçu les extravagants costumes de la décadence post-hippie des années 1970, a placé un bungalow modulaire sur pilotis, constitué de deux pièces, à l'orée ou dans la clairière d'une forêt hivernale faite de troncs dénudés. Les deux pièces en enfilade, un salon et une salle à manger cuisine, sont très simplement meublées. Au-dessus du bungalow se trouve un écran qui diffuse la vidéo en temps réel de ce qui se passe dans les deux pièces, ce qui permet aux spectateurs de bénéficier d'une double perspective sur l'action. Une grosse voiture de fabrication anglaise, — le volant est à droite — est arrivée sur scène. Symbole du voyage, elle est le vaisseau d'Aeneas que l'on voit s'affairer à la réparer.
Suit l'intermède musical contemporain, qui sonne comme de la musique rave. Les danseurs du Ballet de Bavière ** exécutent des mouvements complexes et parfois acrobatiques de break dance sur la musique minimaliste de Paweł Mykietyn. Une vidéo happe le regard des spectateurs, elle les fait circuler rapidement dans un long tunnel temporel dont les parois sont recouvertes de graffitis colorés, ce qui leur donne l'impression d'être entraînés dans les couloirs du temps. À la fin du tunnel, Erwartung, le second volet du spectacle peut commencer. Le voyage temporel de la soirée nous fait circuler entre trois points d'ancrage de l'histoire de la musique, ceux de l'opéra baroque de Purcell, de l'opéra atonal de Schönberg, et l'époque actuelle, celle de la musique électronique de Paweł Mykietyn. Captivés tant par la danse que par la vidéo, les spectateurs ne se sont pas rendu compte que le choeur quittait la fosse et que le grand orchestre est venu s'y installer.
Erwartung, le rêve éveillé de la femme |
"Dans Erwartung, l'intention est de représenter ce qui se déroule en une seconde d'excitation psychique maximale, pour ainsi dire au ralenti, étendu à une demi-heure". C'est ainsi que Schönberg présentait son opéra. Et ce qu'il en dit justifie pleinement la mise en scène psychologisante et onirique de Krzysztof Warlikowski. Dans un premier temps on voit la femme tuer son amant et sa deuxième maîtresse, mais on se rendra compte par la suite qu'il ne s'agit peut-être que d'un rêve car en fin de monodrame on verra la femme sans nom s'habiller en tenue de soirée pour un dîner romantique aux chandelles en compagnie d'un homme en habit. Toute l'action n'est que le déroulé de ce qui se passe en un instant dans le cerveau de la femme. Mille idées s'y bousculent, il ne faut sans doute pas chercher à comprendre mais à se laisser prendre de manière empathique par ce qui est donné à voir sans s'ingénier à y trouver une logique, par ailleurs inexistante dans le monde des associations libres d'idées. Les deux modules du bungalow sont séparés en cette deuxième partie du spectacle, dans le premier se déroule la scène du meurtre, dans le second celle du dîner. En arrière-plan, un grand cervidé, un mâle solitaire, va et vient dans la forêt hivernale projetée en vidéo. Sur la toile tendue au-dessus du bungalow, une seconde vidéo présente en gros plan le haut du visage de l'interprète, ses yeux aux paupières fermées, plus rarement ouvertes. Elle nous indique que la scène donne à voir la représentation d'un film intérieur, celui du rêve de la femme.
Le chef Andrew Manze fait des débuts remarqués à l'Opéra national de Bavière. Il a fait le choix de faire interpréter ces différentes musiques en n'utilisant que des instruments modernes. Il parvient à rendre admirablement les lignes expressives qui fleurissent dans la musique de Schönberg dont la volatilité et la densité de l'atmosphère expriment sur le plan dramaturgique l'errance obsessionnelle et sans but de la femme. La soprano lituanienne Aušrinė Stundytė, qui interprète tant Dido que la femme, remporte tous les suffrages. Spécialiste des rôles extrêmes, — on se rappelle sa superbe interprétation de Jeanne dans Les diables de Loudun, — elle donne une Dido intense et vibrante et excelle encore davantage dans Erwartung, avec une présence scénique paroxystique pour exprimer les tensions déchirantes, les nerfs à vif de la femme trahie et délaissée. Günter Papendell, affublé de longs cheveux et de pantalons à pattes, fournit une belle prestation pour un rôle qui nous a semblé bien moins défini que celui de Dido. Il est entouré de sorcières aux vêtements extravagants qui ont juré la perte des amoureux. L'impressionnante sorcière claudiquante de l'excellent contre-ténor Key'mon Murrah, lunettes noires et manteau rouge, est très appréciée. Victoria Randem magnétise avec sa Belinda expressive et sensuelle.
Une première saluée par les applaudissements nourris d'un public unanime.
* Il y a mis en scène Die Frau ohne Schatten, Die Gezeichneten, Eugen Onegin, Salome et récemment Tristan und Isolde.
** Aaron Amoatey, Ahta Yaw Ea, Amie Georgsson, Moe Gotoda, João da Graca Santiago, Serhat Perhat et The Thien Nguyen.
Direction Andrew Manze
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Choeur Stellario Fagone
Dramaturgie Christian Longchamp et Katharina Ortmann
Dido and Aeneas
Dido Ausrine Stundyte
Aeneas Günter Papendell
Belinda Victoria Randem
Venus Rinat Shaham
Sorceress Key'mon W. Murrah
First Witch Elmira Karakhanova
Erwartung
Eine Frau Ausrine Stundyte
Bayerisches Staatsorchester
Extra choeur du Bayerische Staatsoper
Crédit photographique © Bernd Uhlig
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