Peu après le décès de Marie-Sophie en Bavière, l'écrivain et critique Charles Le Goffic (1863-1932), futur académicien, offrait aux lecteurs du Figaro ce récit remarquable rappelant l'héroïsme de la reine de Naples lors du siège de Gaète, rappelant aussi que la reine de Naples inspira d'éminents romanciers comme Alphonse Daudet ou Gabriele d'Annunzio.
Le siège de Gaëte
Le siège de Gaëte ? Sans doute on a fait mieux depuis. En ce temps-là (1861), il ne le cédait qu'au siège de Sébastopol qui avait duré onze mois et coûté 80.000 hommes à chacune des armées belligérentes. Le siège de Gaëte, lui, dura tout juste trois mois et le chiffre des pertes ne dépassa pas dans les deux camps quelques milliers d'hommes. II eut cependant et à juste titre un retentissement considérable, dû, pour une part, au redressement soudain des troupes napolitaines, assez molles jusque-là et dont on n'attendait aucune résistance sérieuse, et, pour une part plus grande encore, au rôle joué dans la défense par une amazone de dix-neuf ans, Marie-Sophie-Amélie, reine des Deux Siciles, qui vient de s'éteindre discrètement à Munich sous le nom de duchesse de Castro.
Quand Alphonse Daudet écrivait les Rois en exil, c'est à cette Marie-Sophie qu'il songeait et qu'il demanda les principaux traits de sa reine Frédérique il n'eut à les accuser ni à les estomper, et il lui suffît de les porter tout vifs de la réalité dans son livre. Nul ne s'y méprit et l'on reconnut tout de suite dans la Frédérique du siège de Raguse la Marie-Sophie du siège de Gaëte, la moderne Bradamante à cheval par tous les temps, courant les avant-postes en toque à plume, grande cape et bottes à l'écuyère, ou, comme au fort Saint-Ange, quand pleuvait le fer, sautant, de selle et, pour donner du cœur aux soldats, faisant deux fois le tour du redan, droite et fière, la traîne relevée sur le bras, la cravache au poing, comme dans son parc de la Quisisana.
— C'est elle, le vrai Roi, disait le P. Alphée.
Gabriele d'Annunzio, lui, dans les Vierges aux rochers, l'appelle simplement la Reine, comme si la nommer l'eût diminuée et qu'elle fût la Reine par excellence. Mais aucun doute, ici non plus, n'est possible : l'identification est d'autant plus certaine que la conversation où Marie-Sophie est évoquée se tient, entre don Ottavio et l'auteur, le jour anniversaire de la reddition de Gaëte. Don Ottavio, on s'en souvient, est ce vieillard de naissance illustre resté fidèle à la fortune des Bourbons de Naples et nourrissant, dans sa farouche solitude de Rebursa, l'espoir d'une impossible restauration. Il vit là entre sa femme démente, ses deux fils anémiés et ses trois filles, les princesses Massimilia, Anatolia et Violante, « différentes des trois soeurs antiques en ce qu'elles furent, non pas originaires, mais victimes de la Nécessité ». Violante était demeurée avec son père dans Gaëte, tandis que le reste de sa famille s'embarquait pour Civita-Vecchia. Elle avait cinq ans à peine et elle était le grand amour de la Reine.
— Je me souviens de tout s'écrie-t-elle, frémissant soudain à l'évocation de cette immense lueur empourprée répandue sur son enfance. Je me souviens de tout, de tout, comme des choses arrivées hier... Le chambre était isolée par deux cloisons faites de drapeaux cousus ensemble. J'en vois distinctement les couleurs : c'étaient des pavillons pour signaux, bleus, jaunes et rouges. Les lampes étaient allumées, parce que les blindes couvraient les fenêtres. Lorsque l'explosion se produisit (1), il pouvait être trois ou quatre heures du soir. Nina Rizzo, la camériste de la Reine, venait de sortir à l'instant. Je tenais dans les mains une tasse de lait que m'avaient envoyée les sœurs de l'hôpital
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C'est elle, plus que don Ottavio, reclus dans son deuil, qui nous révèle en phrases brèves, d'une voix un peu sourde, le regard un peu extatique, ces particularisés précises du siège, « comme si elle les eût vues dans une succession d' éclairs ». Et l'image de Marie-Sophie, aperçue à leur lueur, en emprunte une fulgurante beauté, cette sorte de vérité supérieure que confère le génie des grands écrivains, mais que contestent parfois les données plus humbles et plus exigeantes de la réalité.
Fut-ce le cas, cette fois encore ?
Le 7 septembre 1860, après que Garibaldi et ses chemises rouges sont entrés à Naples, tout n'est pas encore perdu pour François II. C'est un prince bon, mais faible, sur qui pèse, un peu adoucie par son ascendance maternelle, la plus triste hérédité fils de ce Ferdinand Il, surnommé le roi Bomba, dont le gouvernement, selon le mot de Gladstone, était la négation insolente de Dieu », il vaut infiniment mieux que son père et que son grand-père surtout, le féroce Ferdinand I, sans être beaucoup plus apte qu'eux à tenir tête au destin. Mais il a épousé par procuration. le 8 janvier 1859, a Munich, la seconde fille de Maximilien, duc en Bavière, Marie-Sophie-Amélie, qui n'a pas encore dix-huit ans et qui, grande, blonde et mince, est une manière de jeune centauresse, au sang riche et fougueux ; elle l'a laissé gouverner à sa guise, tant que l'Etat ne penchait pas sur son déclin ; elle montait à cheval, chassait, canotait, brûlant cigarette sur cigarette... Quand Lanza se fut fait battre à Palerme, elle commença de s'inquiéter. Mais les événements allaient plus vite qu'elle ; Naples tombait presque aussitôt ; François II, déjà, voulait traiter, et elle s'y opposa, lui remontra qu'avec ses 40,000 hommes de troupes régulières il pouvait encore faire front victorieusement, appuyé sur la ligne du Vulturne et couvert par la forteresse de Capoue. C'eût été possible, en effet, si un autre ennemi ne s'était avancé du nord, mais, au moment où François II se croyait le plus assuré de la parole impériale, Napoléon III l'abandonna et Victor-Emmanuel, les mains libres, prit ouvertement la direction des hostilités. Vaincu au Vulturne, le 7 novembre 1860, François II se retira derrière le Garigliano. Capoue, peu après, ouvrait ses portes aux Piémontais, et il ne resta plus au malheureux prince qu'à s'enfermer dans Gaëte avec les débris de ses troupes. Marie-Sophie l'y avait précédé.
Il faut consulter sur ce siège les journaux du temps. Tous s'accordent au début pour prédire le peu de durée de la résistance. Dès le 5 novembre, un correspondant écrivait de Turin au Journal des Débats :
« On s'attend à voir François Il et sa famille partir de Gaëte d'ici la fin de la semaine. » Le 6 novembre : « L'opinion générale des personnes bien informées et même du monde diplomatique est que François II ne tardera guère à quitter Gaëte et qu'une dépêche nous apprendra bientôt que le dernier reste de royauté qui existait encore dans cette forteresse a définitivement disparu. » Le 7 novembre : « La forteresse de Gaëte est investie et ne tardera pas à capituler, ainsi que je vous l'ai écrit hier. Cette partie de la question italienne peut être considérée comme résolue. » Le 11 novembre : « Gaëte tient toujours. Avant-hier, on regardait ici la capitulation comme à peu près conclue. Aujourd'hui il semblerait que François Il veut se défendre à outrance, sans qu'il soit possible de savoir quel est le mobile de cette résolution et quel espoir peut soulever le courage du Roi dépossédé. » Le 17 novembre : « On paraît avoir perdu tout espoir de décider le Roi de Naples à une capitulation. » Le 20 : « La résistance de Gaëte paraît devoir se prolonger. »
Tout commentaire serait superflu. Un point est à retenir pourtant de ces déclarations contradictoires : l'ignorance où on était à la cour de Turin du « mobile » de François II, du secret « espoir » qui soutenait son courage, et l'inquiétude qu'on en concevait. On l'avait cru défaillant, aux abois. Il tenait tête. Dans l'attente de quoi et à l'instigation de qui ?
Une correspondance d'un des journalistes qui suivaient les travaux du siège, Maxime Vauvert, répondit d'une façon inattendue, le 29 décembre, à la seconde de ces questions.
« On a remarqué, écrivait M. Vauvert à son journal, que chaque jour, vers quatre heures, se réveillait une recrudescence dans la force du tir de la cité assiégée. Les journées mêmes où le feu n'avait pas été très vif, on était sûr qu'une forte canonnade d'une heure allait gêner les travailleurs du général Caldini. Les officiers des avant-postes, placés sur les lieux d'observation et armés de longues-vues, cherchaient à découvrir le motif de ce redoublement de vigueur. Ils remarquèrent qu'une jeune femme, vêtue du costume calabrais, venait tous les jours à la batterie de la Reine et assistait au tir. Elle arrivait souvent en voiture, parfois à cheval. Cette jeune femme n'est autre que la reine de Naples. »
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C'était elle, en effet, âme splendide de la résistance. Alphonse Daudet n'a indiqué qu'en une phrase ou deux ce rôle de Marie-Sophie. Annunzio est autrement explicite : il la peint, la taille prise dans un corsage étincelant comme l'étui d'un scarabée, souriante sous les plumes de son feutre, et qui s'avance d'un pas souple sur les esplanades battues de la mitraille, les balles ne la font pas ciller, elle n'a d'attention que pour ses soldats qu'elle enivre du philtre de ses regards longs et appuyés et « dont l'orgueil semble élargir les blessures, tandis que ceux qui ne sont pas blessés envient la gloire d'une tache sanglante. » Des canonniers quittent leurs pièces et se jettent à genoux pour baiser le bas de sa robe. Un magnétisme secret émane d'elle ; tous, en sa présence, deviennent des « lions ». Le 22 janvier fut « le jour le plus glorieux du siège, parce qu'elle resta jusqu'à la nuit sur les batteries ». Et voilà bien l'admirable : c'est que tous ces traits, qui tiennent de la légende, sont confirmés, par les rapports des témoins.
On vit là ce que peut une volonté vraiment forte sur la masse inerte et molle qu'elle pétrit à son gré. L'assaillant, décidé à en finir, resserrait ses approches : le typhus, la dysenterie s'en mêlaient. Dans la ville assiégée, presque sans vivres et déjà sans munitions, une boue noirâtre, causée par des pluies persistantes, ajoutait à l'horreur des explosions, au fracas des casemates qui sautaient, des maisons qui s'écroulaient. Les processions ne sortaient plus ; les châsses des saints avaient été descendues dans les cryptes, où on les invoquait aux chandelles, et les hôpitaux regorgeaient. Mais là encore Marie-Sophie passait, si blonde, si gaie, et son sourire suffisait à éclairer les salles ; les blessés se soulevaient pour crier : « Vive la Reine ! » Et tout le secret de ce grand amour des soldats pour Marie-Sophie, c'est qu'elle-même les aimait. Elle ne se plaisait vraiment qu'avec eux et tout d'elle aussi leur était cher, même son parler un peu rauque d'étrangère. Fantaisiste jusque dans l'héroïsme, on la voyait allumer la mèche des canons avec sa cigarette d'Orient. È ella Madona del Obbizzo, « c'est la madone des boulets», disaient en riant les artilleurs. Et je regrette un peu que l'auteur des Vierges aux rochers n'ait pas recueilli ce propos soldatesque et bien italien, où achève de se préciser, en une formule populaire, la figure de Marie-Sophie, dernière reine des Deux-Siciles.
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On sait le reste et comment le rappel de la flotte française, qui avait permis jusque-là le ravitaillement par mer de Gaëte, acheva de ruiner les derniers espoirs de la défense.
— Cette fois, il faut céder, dit François Il.
— Non, dit encore Marie-Sophie.
— Ou mourir, dit le Roi.
— Cela vaut mieux.
— Oui, peut-être, s'il n'y avait que nous. Mais tous ces braves gens, ces soldats, ce peuple, ces enfants. Avons-nous le droit de les sacrifier, à une cause définitivement perdue ? Elle obtint pourtant un léger répit. Les jours qui suivirent furent particulièrement atroces le feu de l'amiral Persano, conjugué avec celui du général Cialdini, déterminait à chaque instant de nouvelles explosions ; l'une d'elle ouvrit dans l'enceinte une brèche de 40 mètres. Gaëte est un rocher comme Monaco et presque une île comme lui. Sur le mont Orlando, qui domine la ville, une colonne ruinée porte sur ses douze faces, en latin et en grec, les noms des douze vents connus des anciens.
— Et dire, soupira Marie-Sophie, qu'aucun de ces vents n'est pour nous !
Une fumée tacha l'horizon c'était la Mouette, l'aviso français mis par Napoléon III à la disposition des souverains pour le jour où ils croiraient devoir signer le revers. Du moins ne s'y décidèrent-ils que sous condition et avec les honneurs de la guerre. Encore, avant de s'embarquer sur le vapeur français, François II voulut-il passer une dernière revue de ses troupes, Marie-Sophie au bras ; elle souriait, de son éternel sourire, plus fière des magnifiques funérailles qu'elle avait faites à la légitimité qu'une autre eût pu l'être de son trône reconquis. Mais l'on nota que, pour la première fois, ce sourire qui l'illuminait toute ne parvint pas à sécher les larmes de ceux-là qui restaient et dont elle emportait le cœur.
Charles Le Goffic
(1) L'explosion de la poudrière de la batterie Saint-Antoine, le 5 février.
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