mardi 9 mai 2023

Hanjo de Toshio Hosokawa par l'Opéra de Bavière. Une révélation musicale.

Charlotte Hellekant et Sarah Aristidou
© Wilfried Hoesl

Le compositeur japonais Toshio Hosokawa, né à Hiroshima en 1955, avait composé à l'automne 2003 Hanjo, son deuxième opéra, pour le Festival d'Aix-en-Provence où il fut créé en 2004. Il est à la fois l'auteur du livret tiré de la pièce éponyme de Yukio Mishima que Donald Keene traduisit en anglais et dont on dispose une élégante version française de Marguerite Yourcenar. Tant la version  de Mishima que celle d'Hosokawa se basent sur le drame nô original également appelé Hanjo. Les deux versions, tout s'appuyant sur la tradition du théâtre traditionnel japonais des XIVe et XVe siècles, utilisent  les méthodes du théâtre occidental et font revivre un matériau ancien sous une forme moderne. 

Dans la plupart des pièces de nô, le personnage principal est soit une personne décédée, soit une femme devenue folle. Comme dans un rêve, ces personnages qui appartiennent à un monde différent du nôtre, viennent se matérialiser dans la réalité de notre monde à la recherche du salut de leur âme, et nouent des liens avec une personne vivant dans le monde réel.  " Hanjo " est en fait devenu un mot-clé qui décrit toute femme qui a été abandonnée par un homme. À l'origine, Hanjo était le nom de la maîtresse d'un empereur des premiers temps de la dynastie Han dans l'ancienne Chine. L'empereur l'avait peu à peu délaissée et finalement abandonnée. Elle écrivit un poème, réfléchissant à sa situation à travers la métaphore d'un éventail utilisé en été et jeté en automne. 

Dans l'opéra d'Hosokawa, une jeune femme nommée Hanako se rend tous les matins à la gare où elle passe ses journées à guetter les hommes qui débarquent des trains dans l'espoir de retrouver Yoshida, un homme qu'elle a aimé une nuit, trois ans auparavant, alors qu'elle était geisha. Ils s'étaient cette nuit-là promis l'un à l'autre. Yoshida avait pris l'engagement de revenir la chercher. Pour sceller leurs rapides fiançailles, ils avaient échangé leurs éventails. Mais Yoshida n'avait pas tenu parole et depuis Hanako attendait son retour. Une femme peintre d'âge mûr, Jitsuko, émue par l'histoire et la beauté de la jeune femme, l'avait rachetée à la maison de geishas et en était tombée amoureuse. Possessive, Jitsuko craignait à tout instant de la perdre si Yoshida revenait à paraître. Mais voilà, l'étrangeté de la présence quotidienne de Hanako à la gare avait attiré l'attention d'un journaliste qui lui avait consacré un article. Yoshida, qui était en vain revenu chercher sa promise dans la maison de geishas, eut vent de l'article et se présenta à la maison de Jitsuko muni de l'éventail que lui a donné Hanako. Mais la jeune femme choisit de ne pas reconnaître Yoshida et de poursuivre son chemin dans l'insatisfaction du désir et l'épuisement sublime d'une attente qui se suffit à elle-même. Jitsuko sort victorieuse de la lutte d'influence qui l'oppose au jeune homme : elle a compris que l'attente est devenue vitale pour Hanako, dont elle respecte le rêve imaginaire, à la limite de la folie. 

La mise en scène et la chorégraphie ont été confiées à Sidi Larbi Cherkaoui, dont on avait déjà pu apprécier  le travail à l'Opéra Munich dans Les Indes galantes en 2016 et Alceste en 2019. Le Bayerische Staatsoper organise le festival Ja Mai !en délocalisation. Hanjo se joue dans une grande salle au plan rectangulaire de la Haus der Kunst. Le public est installé sur deux séries de gradins aux deux côtés opposés de la salle, l'orchestre occupant l'un des long côtés. L'action se déroule dans l'espace qui lui fait face. L'artiste thaïlandais Rirkrit Tiravanija a conçu un podium rectangulaire transparent et mobile pour faire office de scène. Il figure la maison de Jitsuko, sobrement meublée, avec des chaises, des chevalets et des toiles transparents eux aussi, avec une sculpture blanche figurant un bonzaï pour toute décoration. Au-dessus de l'orchestre, un grand disque doré figure sans doute un astre, qui se verra progressivement occulté par un disque noir qui l'envahit, comme lors d'une éclipse. Huit danseurs de la compagnie Eastman de Sidi Larbi Cherkaoui, vêtus de vêtements similaires à ceux des trois protagonistes qu'ils démultiplient, expriment constamment par leurs danses le vécu émotionnel des trois personnages, dont ils figurent les doubles troublants, avec une confusion volontaire des sexes : ainsi un danseur masculin peut-il porter une robe similaire à celle d'une actrice. L'un des danseurs filme en direct l'action. Sur le grand mur blanc qui fait face à l'orchestre viennent s'imprimer les ombres des personnages, parfois avec une grande précision, comme dans un théâtre d'ombres. 

La mezzo-soprano suédoise Anna Charlotte Hellekant livre une Jitsuko admirablement composée, avec un jeu d'actrice confondant. Elle incarne tant la détermination possessive que la profonde humanité d'une femme lesbienne mûre qui n'est pas prête à lâcher sa proie face à l'homme qui vient la revendiquer avec une expressivité peu commune, mais aussi les doutes qui l'assaillent et qui la portent un moment à l'idée du seppuku, alors qu'elle pointe de longs ciseaux vers son ventre. La jeune soprano franco-chypriote Sarah Aristidou chante Hanako dont elle module l'obsession mentale avec un soprano très assuré dans les aigus. Le rôle d'Hanako va comme un gant à cette passionnée de musiques contemporaines, révélation de l'édition 2022 des Victoires de la musique classique. Konstantin Krimmel. membre de la troupe du Bayerische Staatsoper,  honoré d'un Oper ! Award 2023, a prêté son baryton chaleureux et intense et son charme au personnage de Yoshida. 

Le chef Lothar Koenigs et l'Orchestre de chambre de Munich nous ont fait découvrir les beautés oniriques de la musique de Toshio Hosokawa, un univers sonore qui parvient à dépeindre un drame qui se situe à la frontière entre le rêve et la réalité, entre la folie et la santé mentale, avec cette musique qui change lentement d'apparence, et qui parvient à tisser le vide et le silence. L'entame de l'opéra se fait au départ de sons qui semblent émerger du silence, et le final ouriborique y retourne doucement avec des sons qui se font de plus en plus imperceptibles. Le compositeur a voulu donner une nouvelle modernité à la musique nô. Laissons-lui le dernier mot : " C'est une musique qui génère le silence (ce qu'en japonais on peut aussi appeler " ma ", ou " pause ") ; après quoi, le son, tout en contournant lentement la frontière du silence, voyage dans le royaume des rêves. "

Distribution

Direction musicale Lothar Koenigs
Mise en scène, chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
Scénographie Rirkrit Tiravanija
Costumes Yuima Nakazato
Lumières Michael Bauer et Christian Kass
Dramaturgie Katja Leclerc
Hanako, une fille folle Sarah Aristidou
Jitsuko Honda Charlotte Hellekant
Yoshio, un jeune homme Konstantin Krimmel
Danseurs et danseuses d'Eastman : Helena Olmedo Duynslaeger, Maryna Kushchova, Dayan Akhmedgaliev, Pau Aran Gimeno, Andrea "Drew" Bou Othmane, Robbie Moore, Luca Scaduto, Patrick Williams "TwoFace" Seebacher (caméra live)
Münchener Kammerorchester (Orchestre de chambre de Munich)

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