lundi 25 décembre 2023

Une Chauve-souris dionysiaque par le tandem Jurowski / Kosky à l'opéra de Munich

Eisenstein (Georg Nigl) et Adele (Katharina Konradi) 

La Chauve-souris (Die Fledermaus) est la troisième opérette du compositeur viennois Johann Strauss, le deuxième du nom. Elle s’inspire d'une pièce de théâtre française, le Réveillon, créée par les célèbres librettistes Meilhac et Halévy au Théâtre Royal de Paris en septembre 1872. La création viennoise de l'opérette en 1874 avait connu un succès foudroyant.

L'Opéra de Munich nous propose une nouvelle mise en scène de l’œuvre signée Barrie Kosky. Elle vient de connaître sa première le 23 décembre avec au pupitre le maestro Vladimir Jurowski. Les deux hommes, parmi les meilleurs au monde dans leurs domaines respectifs, en sont à leur septième production commune, c'est dire leur complicité. Ils ont fait les beaux jours de l'Opéra-Comique de Berlin, depuis le début de l'intendance Kosky en 2012/2013, et aujourd'hui les belles soirées de l'Opéra d'État de Bavière où ils ont déjà oeuvré de concert pour Der Rosenkavalier et Der feurige Engel.  Klaus Bruhns est responsable de la conception des costumes. Rebekka Ringst signe la scénographie, elle avait déjà développé les espaces théâtraux pour Der feurige Engel et Agrippina. La chorégraphie a été confiée à  Otto Pichler, lui aussi déjà invité au Théâtre national pour L'Ange de feu. Un plateau de qualité vient couronner la production, avec à sa tête la soprano allemande Diana Damrau en Rosalinde et le baryton autrichien Georg Nigl en Eisenstein. Diana Damrau, qui vient de sortir avec le Münchner Rundfunkorchester un nouvel album très à propos dénommé  Opérette (chez Erato), fait ses débuts dans le rôle de Rosalinde. 

La soirée chez le prince Orlofsky

Barrie Kosky nous invite à assister à un opéra de la déconstruction, celle des décors et des contraintes sociales dont le carcan vole bien vite en éclat. Les premières scènes se déroulent devant les façades viennoises baroques mouvantes, devant lesquelles se trouve un grand lit dans lequel, le temps de l'ouverture, Gabriel von Eisenstein est pendant son sommeil en proie à un cauchemar peuplé d'une dizaine de chauves-souris qui exécutent un sinistre ballet. Ce vol actif des chiroptères qui hante ses nuits est-il alimenté par le souvenir de la mauvaise farce qu'il avait concoctée pour son ami le Dr Falke et comme une mise en abyme de l'action à venir de l'opérette ?  Alors que se meuvent les façades, on se rend compte qu'elles ne sont que des toiles peintes fixées sur des échafaudages métalliques munis d'escaliers qu'empruntent les chanteurs pour venir s'encadrer dans les fenêtres ouvertes des étages. En fond de scène, une paroi de surfaces miroitantes incurvées  renvoie les images des façades. Lors de la soirée du prince Orlofsky, les échafaudages seront repoussés vers les côtés de la scène pour laisser tout l'espace aux débordements orgiaques et à la soulographie des invités. À la fin de la nuit, les toiles peintes des façades se décrochent et s'affalent les unes après les autres sur la scène. Seuls subsistent les échafaudages métalliques. En deuxième partie, le rideau se lève sur une scène entièrement occupée par des rangées d'énormes échafaudages qui montent jusqu'aux cintres et qui forment comme un labyrinthe dans la profondeur, figuration  de l'architecture intérieure complexe de la prison. La scénographie de  Rebecca Ringst illustre parfaitement le propos de la mise en scène  : les faces extérieures pompeuses tout en représentation des demeures de la Vienne impériale, tout comme les règles sociales rigides des classes possédantes et la vision genrée de la société, tout ce monde organisé sur les apparences, ont pour contrepartie les pétillances du champagne et de l'enivrement, les tournoiements extatiques des valses et les affolements des travestissements.

L'enivrante mise en scène de Barrie Kosky est placée sous la protection de Dionysos, le dieu de la vigne et du théâtre, de l'orgie et de la démesure. Elle est bien dans le propos de l'opérette de Strauss qui  propose de s'évader pour quelques heures d'un monde fortement normé. La mise en scène étage plusieurs niveaux de lecture, notamment en multipliant les références temporelles. Le monde de la Vienne impériale se fond au deuxième acte dans un monde fantasmé dont les images sont empruntées au mouvement de libération sexuelle initié à la fin des années soixante et toujours pleinement actif aujourd'hui. Au deuxième acte, les extraordinaires costumes de Klaus Bruhns nous entraînent dans un délire opulent, coloré, pailleté et emplumé d'extravagance et d'excentricité. Ces costumes sont comme une fontaine à champagne qui n'en finit pas de pétiller et de déborder. Leur source d'inspiration principale renvoie au vestiaire queer des Cockettes, ce groupe de théâtre révolutionnaire des années 1970 né à San Francisco, un collectif de femmes et d'hommes, drag-queens et hippies, qui transgressaient tous les tabous, transformaient tout ce qui leur passait sous les doigts en costumes, mêlant dans leurs vêtements des références au cinéma muet, aux chefs-d'œuvre du Hollywood des années 1930 et 1940, aux comédies musicales de Broadway et à des formes d'art comme le surréalisme et le cubisme. Les Cockettes exagéraient le maquillage à outrance, faisant scintiller les yeux et les barbes. Le groupe dynamita toutes les conventions liées au genre. L'influence culturelle des Cockettes connaît avec les époustouflantes créations de Klaus Bruhns son dernier avatar, après avoir inspiré des couturiers comme Marc Jacobs et John Galliano pour la création de certaines de leurs collections. Le maître de ballet Otto Pichler a un rôle essentiel dans cette production non seulement pour la création de nombreux numéros dansés, ceux des chauves-souris, des valseurs du deuxième acte ou encore pour la coordination des mouvements du groupe des gardiens de prison au troisième acte, et aussi pour la gestion du désordre organisé de la foule conviée au bal Orlofsky. 

Le numéro de claquettes de Max Pollak en gardien de prison

Vladimir Jurowski, qui avait rejoint au cours de la saison 1996/1997 l'équipe de l'Opéra comique de  Berlin, avait eu alors une première occasion de travailler la partition de la Fledermaus en tant qu'assistant de Yakov Kreizberg. Il en avait aussi dirigé les reprises. Le maestro souligne  l'importance de l'ivresse de la valse dans l'oeuvre : par son rythme ternaire, — le deuxième battement étant légèrement antérieur et le troisième battement minimalement " en retard" — la valse est en soi le contraire de l'ordre, son essence est instable, elle développe une force centrifuge ; au cours du deuxième acte, la valse alimente l'énergie dionysiaque, elle fait avancer les méandres de l'intrigue. Jurowski excelle à restituer cet effet de bascule de la valse et à rendre l'ironie de la musique de Strauss tout en la faisant jouer avec le plus grand sérieux, un travail d'équilibre réussi. Vladimir Jurowski et Barrie Kosky ont eu l'art de ménager des périodes de silence de manière à laisser tant à la musique qu'aux parties théâtrales le temps de s'épanouir pleinement. C'est admirablement réussi pendant l'ouverture du troisième acte dont ils ont fait une pièce d'anthologie. Le metteur en scène a sextuplé le personnage de Frosch, et cet ensemble des gardiens de prison gravit et descend les nombreux escaliers des échafaudages de la prison dans une pantomime parfaitement coordonnée, réglée comme du papier à musique. L'un d'entre eux, interprété par le talentueux Max Pollak, se lance dans un long numéro de percussions corporelles et de claquettes dont une partie s'exécute en accompagnement de la Pizzicato-Polka. Son numéro de music-hall a tenu le public en haleine et a reçu une extraordinaire ovation. C'est un des aspects de la réussite de la soirée : le directeur musical nous a fait redécouvrir  la partition de Strauss en variant les tempos, ici très serrés, là très distendus. Ce troisième acte donne à rebours un éclairage sur le propos global de la mise en scène. Il a des qualités de cabaret et si l'on pratique l'allemand, on s'amuse et on rit beaucoup sur la réécriture des réparties, un procédé habituel et obligé des opérettes. 

Orlofsky (Andrew Watts) 

Georg Nigl compose superbement le personnage d'Eisenstein avec un jeu d'acteur prodigieux, il le joue si bien qu'il le rend presque sympathique. Il se démène comme un beau diable complètement speedé à la soirée d'Orlofsky. Le contre-ténor Andrew Watts donne une drag-queen déjantée tout droit issue d'une cage aux folles, et c'est sans doute volontairement que le chanteur a poussé sa voix à la limite de la cassure. Le costumier s'est dépassé, s'il est possible, pour la parure menthe à l'eau du prince Orlofsky et est parvenu à mettre cette reine de la soirée visuellement en épingle alors que la scène du deuxième acte, bondée, déborde d'une profusion de personnages plus pailletés, grimés, masqués, colorés ou emplumés les uns que les autres. Le ténor américain Sean Panikkar campe un Alfred à la belle carrure qui ajoute aux charmes athlétiques de son physique avenant les vigoureuses clartés de sa voix chaleureuse et désespérément amoureuse. Le baryton allemand Markus Brück donne un Dr Falke robuste et solide, avec de belles profondeurs, et qui semble attendre placidement la chute programmée d'Eisenstein. Diana Damrau compose avec raffinement et un talent scénique affirmé une Rosalinde pétulante et charmante mais paraît constamment vouloir ménager ses forces et reste vocalement en deçà du rôle. L'Adèle de Katharina Konradi est un modèle du genre. La chanteuse dotée d'un soprano puissant, soutenu par une technique vocale éblouissante, la beauté du phrasé et un superbe legato, a des clartés enchanteresses et une présence scénique à l'avenant.  Son " Spiel ich die Unschuld vom Lande " remporte un succès des plus mérités.

Le troisième acte a soulevé l'enthousiasme et tous les acteurs de cette belle production ont été longuement ovationnés. On pourra la découvrir ou la revoir bientôt puisque la chaîne Arte et la Staatsoper TV proposent  Die Fledermaus le soir de la Saint-Sylvestre.

Distribution du 23 décembre 2023

Georg Nigl (Gabriel von Eisenstein)
Diana Damrau (Rosalinde)
Martin Winkler (Frank)
Andrew Watts (Prince Orlofsky)
Sean Panikkar (Alfred)
Markus Brück (Dr. Falke)
Kevin Conners (Dr. Blind)
Katharina Konradi (Adele)

Composition Johann Strauss
Mise en scène Barrie Kosky
Réalisation TV Myriam Hoyer
Direction musicale Vladimir Jurowski
Bayerisches Staatsorchester
Direction de chœur Christoph Heil
Bayerischer Staatsopernchor
Chorégraphie Otto Pichler
Livret Richard Genée
Scénographie Rebecca Ringst
Costumes Klaus Bruns
Lumière Joachim Klein
Dramaturgie 
Christopher Warmuth
Présentation Dorothée Haffner

Crédit photographique © Wilfried Hösl

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