vendredi 29 mars 2024

La Gioconda de Ponchielli au coeur du Festival de Pâques à Salzbourg.

 

Anna Netrebko (La Gioconda), danseurs de l'ensemble SEAD
 
Le Festival de Pâques de Salzbourg 2024 produit la première fois de son histoire La Gioconda, l'oeuvre phare d'Almicare Ponchielli, en coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden et l'Opéra national grec. Nikolaus Bachler, qui préside aux destinées du festival, a convié une des meilleures équipes imaginables : l'orchestre et le choeur de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia placés sous la direction du maestro Antonio Pappano, actuel directeur musical du ROH, le metteur en scène Oliver Mears directeur général du même ROH, deux ensembles de danse et un plateau de chanteurs des plus prestigieux.

Cette année, c'est l'attrait du sud qui constitue le thème du Festival de Pâques. Le sud, c'est l'Italie voisine. Le choix s'est porté sur La Gioconda, une œuvre rarement montée au nord des Alpes et dont le public connaît surtout quelques grandes arias et la fameuse " Danse des heures ", qu'a popularisée le film Fantasia de Walt Disney. La Gioconda est un opéra qui véhicule toutes les essences de l'âme italienne : des passions exacerbées, des conflits, de l'amour, de la haine, le sang à fleur de peau et au bout de la lame.

Oliver Mears, tout en restant proche du livret pour l'intrigue qui se passe dans la Venise du 17ème siècle, — l'époque de l'Inquisition et de la délation institutionnalisée (la sinistre " bocca del leone "), — a superposé au temps de l'action celui du " bel aujourd'hui " avec ses bateaux de croisière et la foule des touristes envahissant la place Saint-Marc (costumes contemporains d'Annemarie Woods). Les décors de Philipp Fürhofer évoquent la Renaissance avec la colonnade du palais des Procuraties  et la gueule du lion invitant à la dénonciation présentée comme un acte civique, ou les quais et la lagune simplement esquissés par quelques pieux servant à amarrer les gondoles. Le metteur en scène a ajouté sa propre interprétation de la condition sociale de la Gioconda, cette chanteuse de rue qui porte si mal son nom de " joyeuse " et et de sa mère aveugle (la Cieca), une interprétation inspirée du drame de Victor Hugo Angelo, tyran de Padoue, dont Arrigo Boito tira son libretto. Hugo comme Boito insistent sur l'importance des femmes et dévoilent, à mesure que l'intrigue avance, la force qu'elles ont en elles. Elles sont valorisées par leur résilience, leur force morale et la volonté qu'elles ont d'aller au bout de ce qu'elles commencent.  

Liudmila Konovalova (Gioconda adulte), Anna Netrebko (Gioconda) et le choeur

Oliver Mears a imaginé pendant l'ouverture, un épisode mimé qui représente une femme désemparée accompagnée de sa fille adolescente. Un homme s'avance qui offre de l'argent à la mère, puis force la gamine à revêtir une courte robe aguichante d'un brun aux moirures dorées pour aussitôt la violer. La mère que sans doute la misère a contraint d'accepter l'ignoble marché somatise sa déchéance et devient aveugle. La thématique de cette scène se reproduira à plusieurs reprises, notamment au moment de la "Danse des heures" qui donne la clé du mime d'introduction : le mari de la femme meurt devant sa femme et sa fille, la même scène de viol se reproduit ensuite avec trois danseuses qui représentent trois époques successives de la jeunesse de la Gioconda, et le même homme, qui n'est autre que l'espion délateur Barnaba, achète par trois fois les charmes de la jeune fille, la revêtant toujours de la robe mordorée. Au finale, c'est la Gioconda elle-même qui revêtira la robe de l'infamie pour prétendument honorer le pacte qu'elle a conclu avec l'espion, en fait pour l'assassiner. Ces scènes ajoutées comme un leitmotiv contribuent à augmenter la tension dramatique et donnent une réinterprétation originale et très réussie de la " Danse des heures ". Un autre motif récurrent parcourt l'opéra, celui du chapelet qu'égraine l'aveugle et qui la sauve au moment où la foule veut la lyncher. Oliver Mears réussit à servir la dynamique du texte tout en favorisant le placement frontal des chanteurs, respectant ainsi les pratiques belcantistes. Il agence avec ingéniosité les grandes scènes chorales. La tension dramatique va crescendo, ce qui exige de grands talents théâtraux de la part des interprètes, qui y excellent.

Luca Salsi (Barnaba) et Anna Netrebko (Gioconda)

Antonio Pappano, qui travaille depuis 18 ans avec  l'orchestre et le chœur de l'Accademia di Santa Cecilia à Rome, ressent  l'invitation au Festival de Pâques de Salzbourg comme le couronnement de sa collaboration avec l'Académie. Il dirige la Gioconda avec entrain et passion, un opéra dont il dit qu'il le touche profondément, soulignant l'importance des passages expressifs et des lignes vocales lyriques du choeur. Le spectateur qui a l'occasion d'observer le chef en action est subjugué par cette direction concentrée et précise qui engage tout le corps du maestro, avec de larges mouvements des bras et de la tête, des mimiques et une bouche qui accompagnent le chant. Il est comme un daïmon possédé  par sa passion et son amour pour la musique italienne qu'il insuffle à l'orchestre et dont il veut transmettre à l'auditoire la beauté vibrante. Il en résulte une splendeur musicale hallucinante. Antonio Pappano insiste aussi sur l'importance capitale du texte et rejoint en cela parfaitement la vision du metteur en scène. Le texte est aussi important que la musique. Il s'agit dans la direction d'orchestre d'en rendre la théâtralité et de faire percevoir le caractère monumental de l'opéra de Ponchielli qui résulte de la fusion de mélodrames riches, d'ensembles complexes et d'arias d'une beauté lyrique étincelante. 

Le chef souligne que les six protagonistes  de l'opéra sont tous psychologiquement très intéressants, et qu'il faut pour rendre cette dimension " un plateau du plus haut niveau, six chanteurs qui soient capables de chanter cet opéra, qui l'aiment et qui veulent faire partie d'une véritable production, et pas seulement rester là à le chanter." C'est un des rares opéras qui attribue un rôle majeur à chacun des types de voix, de la soprano à la basse. Jusqu'ici Antonio Pappano n'avait dirigé la Gioconda qu'en concert. Salzbourg est l'aboutissement magnifiquement réussi d'un rêve, celui de la diriger mise en scène.

Ce même rêve animait Anna Netrebko qui souhaitait pouvoir un jour en interpréter le rôle titre. Il lui fallut attendre que l'évolution de sa voix s'y prêtât. C'est à Salzbourg qu'elle vient de faire une prise de rôle aussi fougueuse qu'adamantine. Si tous les interprètes sont excellents, elle est cependant prima donna inter pares. D'emblée elle est rentrée au panthéon des grandes Giocondas : Emmy Destinn, Maria Callas, Éva Marton, Renata Scotto et, depuis la première du Festival, Anna Netrebko. La soprano russe dispose d'une voix homogène sur l'ensemble de la tessiture, elle rend avec une grande douceur les sons les plus élevés, son si bémol pianissimo qui suit le "Voce di donna" à la fin de la première scène est une vraie merveille, une perfection dans la durée. Anna Netrebko fait également preuve d'une endurance peu commune qui lui permet d'affronter en force l'épreuve et les difficultés du quatrième acte. Elle incarne la Gioconda avec un charisme ensorceleur. Du talent à l'état pur ! On connaissait son " Suicido ! In questi fieri momenti" déjà enregistré avec Pappano en 2016. Tout le reste est à l'avenant ! Son investissement passionné dans le jeu de scène est total. Ce n'est là qu'un détail mais il est ma foi fort séduisant : lors de la scène enjôleuse avec Barnaba, elle dévoile par sa robe de côté fendue une jambe au galbe parfaitement dessiné et musclé, qui laisse deviner un entraînement sportif intense, au demeurant bien utile lorsqu'il s'agit d'exécuter un marathon vocal comme celui du rôle titre de la Gioconda.

Agnieszka Rehlis (la Cieca), Eve-Maud Hubeaux (Laura) et Tareq Nazmi (Alvise)

La Cieca, la mère aveugle de Gioconda, est chantée avec grande intensité dramatique par la contralto polonaise Agnieszka Rehlis, remarquable par la richesse de son médium. La mezzo-soprano Eve-Maud Hubeaux rend avec beaucoup d'élégance le personnage de Laura d'une voix qui marie puissance et douceur. Jonas Kaufmann fait lui aussi une prise de rôle scénique en Enzo, qu'il avait déjà chanté à Sidney en août 2023 dans  une version concertante de l'opéra. Si son investissement théâtral est entier, sa performance vocale ne rencontre pas les attentes, même si le timbre velouté et la variété des couleurs de la voix gardent toute leur beauté, notamment dans le très sensible "Cielo e mar", rendu avec une grande délicatesse.  Mais la puissance n'y est pas, le chanteur semble se ménager et reste en deçà du rôle, ne parvenant pas toujours  à sortir du lot dans les passages choraux. Enzo, dont on aurait aimé ressentir la passion pour Laura, reste bien terne face à la brutalité prédatrice de Barnaba et à la puissance destructrice d'Alvise. Véritable bête de scène, Luca Salsi qu'on connaissait en Scarpia ou en Iago offre son formidable baryton dévastateur à l'espion de l'inquisition. Tareq Nazmi prête les profondeurs démoniaques de sa voix de basse à  la dureté cynique et impitoyable d'Alvise. Son jeu d'acteur est terrifiant : la froideur féroce et la fixité de son regard pétrifierait la Méduse elle-même. Les femmes finissent par triompher, mais à quel prix, dans cet opéra qui se termine dans un bain de sang et qui comporte  autant de morts que dans un drame de Shakespeare. 

Distribution du 27 mars 2024

La Gioconda d'Amilcare Ponchielli (1834-1886)
Opéra en quatre actes sur un livret de Tobia Gorrio (anagramme d'Arrigo Boito)

Chef d'orchestre Antonio Pappano
Mise en scène Oliver Mears
Décors Philipp Fürhofer
Costumes Annemarie Woods
Lumière Fabiana Piccoli
Chorégraphie Lucy Burge

La Gioconda, chanteuse de rue Anna Netrebko
La Cieca (l'aveugle), sa mère Agnieszka Rehlis
Enzo Grimaldo Jonas Kaufmann
Alvise Badoero, membre du Conseil des dix et  grand inquisiteur Tareq Nazmi
Laura, sa femme Eve-Maud Hubeaux
Barnaba, espion au service d'Alvise,  Luca Salsi
Zuane, gondolier Nicolò Donini
Isepo, écrivain public Didier Pieri
Un chanteur, Patrizio La Placa
Un pilote, Federico Benetti
Un sacristain, Massimo Simeoli

Orchestre et chœur 

Orchestre de l'Académie nationale de Sainte-Cécile
Chœur de l'Académie nationale de Sainte-Cécile Andrea Secchi
Bachchor Salzburg Michael Schneider
Choeur d'enfants du Festival de Salzbourg Wolfgang Götz et Regina Sgier

Danseurs

Adam Cooper (Barnaba 2 / Docteur), Eva Gerngroß / Clara Wagner (Gioconda enfant), Liudmila Konovalova (Gioconda adulte), Hannah Rudd (Gioconda adolescente), Giuseppe Salomone (Père de Gioconda), Róisín Whelan (Mère de Gioconda)

SEAD Académie expérimentale de danse de Salzbourg, Samuel Adam, Victor Bolzmann, Jacob Börlin,
Ilan Guterman Levy, Martí Ramis Muñoz, Guillermo Ramirez, Jack Strömberg

Crédit photographique © Bernd Uhlig

mardi 26 mars 2024

Le Cavalier bleu, un nouveau langage — Une exposition du Musée Lenbachhaus de Munich.

La langue de la nature est différente de la langue de l'art. On ne peut que traduire d'une langue à l'autre, et non pas recopier. Outre la traduction littérale et libre, il existe encore la forme justifiée de la réécriture. (Gabriele Münter)

L'exposition a été réalisée dans le cadre d'une collaboration avec la Tate Gallery de Londres qui présentera du 25 avril au 20 octobre une grande exposition intitulée "Expressionists. Kandinsky, Münter and the Blue Rider", qui comportera de nombreux prêts en provenance des collections du Lenbachhaus. Pour le Lenbachhaus, qui possède la plus grande collection d'art du Blaue Reiter au monde, c'est l'occasion de présenter des pièces phares de la collection qui ne voyagent pas, ainsi que des œuvres des artistes du Blaue Reiter rarement exposées jusqu'à présent, et de replacer leur travail dans un contexte historique contemporain plus large.

Faisant partie des vastes mouvements de la Sécession autour de 1900, les racines du Blaue Reiter se sont nourries de l'Art nouveau et de l'impressionnisme. Les fondements du Blaue Reiter se situent dans l'intérêt pour l'art populaire, les expressions artistiques enfantines, les gravures sur bois japonaises, les peintures sous verre bavaroises et les avant-gardes internationales ainsi que le besoin d'un épanouissement artistique libre. L'échange intensif entre des artistes comme Gabriele Münter, Wassily Kandinsky, Franz Marc, Maria Franck-Marc, August Macke, Alexej Jawlensky, Marianne von Werefkin, Robert Delaunay et Elisabeth Epstein donna naissance à une dynamique de groupe productive. Ensemble, ils ont cherché à créer un nouveau langage artistique. Il ne s'agissait pas d'uniformiser des moyens formels, mais d'exprimer des idées collectives : le désir de rendre visible le vécu subjectif, le dialogue transnational et un langage visuel permettant d'exprimer le spirituel ou l'intellectuel. C'est précisément cette aspiration que l'on retrouve dans les œuvres des artistes du Blaue Reiter : des abstractions de Kandinsky et de Marc aux représentations expressives des hommes et de la nature de Jawlensky, Münter et Werefkin.

Le développement de ce nouveau langage est au cœur de la nouvelle présentation, qui attire également l'attention sur les antécédents immédiats du Cavalier bleu ainsi que sur ses répercussions : l'artiste Art nouveau Katharine Schäffner, active à Munich au tournant du siècle, avec son œuvre imprimée dynamique et anticipant l'abstraction, et les photographies composées de bout en bout de Gabriele Münter pendant son voyage en Amérique sont tout aussi marquantes pour cette histoire que les travaux d'Adriaan Korteweg et de Paul Klee, qui développent dans leurs tableaux les idées du Cavalier bleu. 

Le début de la Première Guerre mondiale en 1914 marque la fin du Blaue Reiter. Pendant les années de guerre et d'exil, les protagonistes trouvent toutefois de nouveaux langages picturaux. Münter et Epstein, par exemple, établissent un lien direct entre le Blaue Reiter et la Neue Sachlichkeit (la nouvelle objectivité), dont l'œuvre ultérieure des deux artistes fait partie.

À travers une sélection d'environ 240 œuvres, dont des peintures, des gravures, des peintures sous verre, des photographies et des sculptures, l'exposition nous emmène de l'époque mouvementée du tournant du siècle jusqu'au milieu du 20e siècle. De nombreuses œuvres n'avaient pas été vues depuis longtemps, comme celles de Paul Klee et les abstractions dynamiques de Wassily Kandinsky datant de 1914. De nouvelles acquisitions récentes de l'association de promotion de la Lenbachhaus sont présentées pour la première fois, notamment des œuvres de Franz Marc, Maria Franck-Marc ainsi que de l'artiste Moissey Kogan, persécuté et assassiné sous le régime national-socialiste.

Source : traduction libre du texte de présentation du Lenbachhaus. Voir le site du musée. [en allemand ou en anglais]

Coups de coeur




































Photos Luc-Henri Roger 
© Lenbachhaus



lundi 25 mars 2024

La couleur des baisers, un poème de Jane de la Vaudère

Jane de La Vaudère à sa table de travail 
(photographie tirée de la Revue illustrée du 15 juin 1904).

La couleur des baisers

Les mots ont leur couleur et les baisers aussi :
Les uns, du ton pâli des roses effeuillées,
S’envolent tristement vers les cimes brouillées
Où pleure le regret du souvenir transi.

D’autres, dernières fleurs, sur le chemin durci,
Aux pétales de givre, aux corolles fouillées
Dans des pleurs de cristal, sont aux âmes rouillées
D’un blanc immaculé, sous le ciel obscurci.

Quelques-uns ont le ton discret des violettes ;
D’autres, presque effacés, doux et frêles squelettes,
Me semblent un essaim de grands papillons gris.

Le baiser noir du mal mord ainsi qu’une gouge,
Mais le roi des baisers dont mon être est épris
Est ton baiser de sang, ton ardent baiser rouge !

La couleur des baisers est un sonnet en alexandrins réguliers publié par Jane de la Vaudère en 1893 dans son recueil Évocation. Charles Fuster le reprend en 1894 dans le recueil  L'année des poètes, morceaux choisis par Charles Fuster (Paris, Au Semeur). En 1899, Jane de la Vaudère l'envoya pour publication au Gil Blas, qui le publia dans son édition du 15 juillet. En 1905, elle le place dans la bouche d'un des personnages dans Pour le flirt ! Saynètes mondaines.[Quinze comédies et fantaisies lyriques], Flammarion.

" Les mots ont leur couleur et les baisers aussi ".  La poétesse renvoie peut-être ses lecteurs au sonnet Voyelles dans lequel Arthur Rimbaud, surréaliste avant la lettre, attribuait une couleur à chacune des voyelles.

samedi 23 mars 2024

La Vénus de Syracuse — Un récit de Guy de Maupassant et un sonnet de Jane de la Vaudère

Un récit de voyage de Maupassant

En Sicile (ou La Sicile) est le titre d'un carnet de voyage entrepris par Guy de Maupassant au printemps 1885 ; il fut d'abord édité en 1886, puis intégré en 1890 dans l'édition définitive de La Vie errante. Lors de sa visite au musée archéologique de  Syracuse, il tombe en admiration devant la Vénus Landolina.


Photos 1et 2 © Marco Pohle 

La Vénus de Syracuse

[...] Aussitôt le matin venu, comme notre visite est annoncée, on nous ouvre les portes du ravissant petit palais qui renferme les collections et les œuvres d'art de la ville.

En pénétrant dans le musée, je l'aperçus au fond d'une salle, et belle comme je l'avais devinée.

Elle n'a point de tête, un bras lui manque ; mais jamais la forme humaine ne m'est apparue plus admirable et plus troublante.

Ce n'est point la femme poétisée, la femme idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme la Vénus de Milo, c'est la femme telle qu'elle est, telle qu'on l'aime, telle qu'on la désire, telle qu'on la veut étreindre.

Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche puissante et la jambe un peu lourde, c'est une Vénus charnelle, qu'on rêve couchée en la voyant debout. Son bras tombé cachait ses seins ; de la main qui lui reste elle soulève une draperie dont elle couvre, avec un geste adorable, les charmes les plus mystérieux. Tout le corps est fait, conçu, penché pour ce mouvement, toutes les lignes s'y concentrent, toute la pensée y va. Ce geste simple et naturel, plein de pudeur et d'impudicité, qui cache et montre, voile et révèle, attire et dérobe, semble définir toute l'attitude de la femme sur la terre.

Et le marbre est vivant. On le voudrait palper avec la certitude qu'il cédera sous la main, comme de la chair.

Les reins, surtout, sont inexprimablement animés et beaux. Elle se déroule avec tout son charme, cette ligne onduleuse et grasse des dos féminins qui va de la nuque aux talons, et qui montre dans le contour des épaules, dans la rondeur décroissante des cuisses et dans la légère courbe du mollet aminci jusqu'aux chevilles, toutes les modulations de la grâce humaine.

Une œuvre d'art n'est supérieure que si elle est, en même temps, un symbole et l'expression exacte d'une réalité.

La Vénus de Syracuse est une femme, et c'est aussi le symbole de la chair.

Devant la tête de la Joconde, on se sent obsédé par on ne sait quelle tentation d'amour énervant et mystique. Il existe aussi des femmes vivantes dont les yeux nous donnent ce rêve d'irréalisable et mystérieuse tendresse. On cherche en elles autre chose derrière ce qui est, parce qu'elles paraissent contenir et exprimer un peu de l'insaisissable idéal. Nous le poursuivons sans jamais l'atteindre, derrière toutes les surprises de la beauté qui semble contenir de la pensée, dans l'infini du regard qui n'est qu'une nuance de l'iris, dans le charme du sourire venu du pli de la lèvre et d'un éclair d'émail, dans la grâce du mouvement né du hasard et de l'harmonie des formes.

Ainsi les poètes, impuissants décrocheurs d'étoiles, ont toujours été tourmentés par la soif de l'amour mystique. L'exaltation naturelle d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation artistique, pousse ces êtres d'élite à concevoir une sorte d'amour nuageux éperdument tendre, extatique, jamais rassasié, sensuel sans être charnel, tellement délicat qu'un rien le fait s'évanouir, irréalisable et surhumain. Et ces poètes sont, peut-être, les seuls hommes qui n'aient jamais aimé une femme, une vraie femme en chair et en os, avec ses qualités de femme, ses défauts de femme, son esprit de femme restreint et charmant, ses nerfs de femme et sa troublante femellerie.

Toute créature devant qui s'exalte leur rêve est le symbole d'un être mystérieux, mais féerique : l'être qu'ils chantent, ces chanteurs d'illusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, quelque chose comme la statue peinte, image d'un dieu devant qui s'agenouille le peuple. Où est ce dieu ? Quel est ce dieu ? Dans quelle partie du ciel habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces fous, depuis le premier rêveur jusqu'au dernier ? Sitôt quels touchent une main qui répond à leur pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe, loin de la charnelle réalité.

La femme qu'ils étreignent, ils la transforment, la complètent, la défigurent avec leur art de poètes. Ce ne sont pas ses lèvres qu'ils baisent, ce sont les lèvres rêvées. Ce n'est pas au fond de ses yeux bleus ou noirs que se perd ainsi leur regard exalté, c'est dans quelque chose d'inconnu et d'inconnaissable ! L'oeil de leur maîtresse n'est que la vitre par laquelle ils cherchent à voir le paradis de l'amour idéal.

Mais si quelques femmes troublantes peuvent donner à nos âmes cette rare illusion, d'autres ne font qu'exciter en nos veines l'amour impétueux d'où sort notre race.

La Vénus de Syracuse est la parfaite expression de cette beauté puissante, saine et simple. Ce torse admirable, en marbre de Paros, est, dit-on la Vénus Callipyge décrite par Athénée et Lampride, qui fut donnée par Héliogabale aux Syracusains.

Elle n'a pas de tête ! Qu'importe ! Le symbole en est devenu plus complet. C'est un corps de femme qui exprime toute la poésie réelle de la caresse.
Schopenhauer a dit que la nature, voulant perpétuer l'espèce, a fait de la reproduction un piège.

Cette forme de marbre, vue à Syracuse, c'est bien le piège humain deviné par l'artiste antique, la femme qui cache et montre l'affolant mystère de la vie.

Est-ce un piège ? Tant pis ! Elle appelle la bouche, elle attire la main, elle offre aux baisers la palpable réalité de la chair admirable, de la chair élastique et blanche, ronde et ferme et délicieuse sous l'étreinte.

Elle est divine, non pas parce qu'elle exprime une pensée, mais seulement parce qu'elle est belle.

Ariete Siracusano. Photo prise vers 1880 (Tagliarini).

Et on songe, en l'admirant, au bélier de bronze de Syracuse, le plus beau morceau du Musée de Palerme, qui, lui aussi, semble contenir toute l'animalité du monde. La bête puissante est couchée, le corps sur ses pattes et la tête tournée à gauche. Et cette tête d'animal semble une tête de dieu, de dieu bestial, impur et superbe. Le front est large et frisé, les yeux écartés, le nez en bosse, long, fort et ras, d'une prodigieuse expression brutale. Les cornes, rejetées en arrière, tombent, s'enroulent et se recourbent, écartant leurs pointes aiguës sous les oreilles minces qui ressemblent elles-mêmes à deux cornes. Et le regard de la bête vous pénètre, stupide, inquiétant et dur. On sent le fauve en approchant de ce bronze.

Quels sont donc les deux artistes merveilleux qui ont ainsi formulé sous deux aspects si différents, la simple beauté de la créature ?

Voilà les deux seules statues qui m'aient laissé, comme des êtres, l'envie ardente de les revoir.

Au moment de sortir, je donne encore à cette croupe de marbre ce dernier regard de la porte qu'on jette aux femmes aimées, en les quittant, et je monte aussitôt en barque pour aller saluer, devoir d'écrivain, les papyrus de l'Anapo. [...]

Photo 3 © Luc-Henri Roger

Jane de la Vaudère 
La Vénus de Syracuse

Dans la mignonne ville, au sommet des îlots 
Que trois bras d’onde amère étreignent avec grâce, 
Elle dort, tout debout, forte, impudique, grasse, 
Et le Rêve fait chair en son corps est éclos. 

Sous le marbre laiteux, le sang en larges flots 
Va courir pour créer une virile race, 
On croit voir les baisers laisser leur chaude trace 
Sur les seins soulevés par d’éperdus sanglots. 

Belle, elle fait à tous son amoureuse offrande... 
Elle n’a point de tête et n’en est que plus grande ! 
Elle ne souffre pas de sa divinité ! 

Et les femmes, toujours ardentes et charnelles, 
Ne devraient posséder qu’un corps décapité 
Avec des flancs puissants et de blanches mamelles. 

Waldfriedhof München / le cimetière boisé de Munich — 30 Bilder / 30 photos


Joseph Haas (1879-1960) Komponist / Compositeur

Max Reger (1873-1916) Komponist / Compositeur




























© Luc-Henri Roger

 

Le Ballet d'État de Bavière remonte le temps — La Sylphide de Filippo Taglioni comme en 1832

Créée au début des années 1830 par Filippo Taglioni, La Sylphide est, avec Giselle , l'un des jalons du ballet romantique. Les créateur...