mardi 5 novembre 2024

Rheingold à l'Opéra de Munich. Tobias Kratzer met en scène le nouveau Ring.

Mime (Matthias Klink) et Albérich (Markus Brück) 

155 ans après la première munichoise de septembre 1869, un nouveau Rheingold a été porté sur les fonts musicaux ce dimanche 27 octobre à l'Opéra d'État de Bavière. Vladimir Jurowski, l'actuel directeur musical de l'Opéra d'Etat de Bavière, est au pupitre pour diriger l'Or du Rhin, le Prologue du festival scénique L'Anneau du Nibelung. En fonction depuis 2021, le directeur musical de la maison n'y avait pas encore dirigé un opéra de Wagner, alors qu'il avait déjà honoré des œuvres des deux autres dieux de la Maison, Mozart et son Così fan tutte et Richard Strauss et son Chevalier à la rose

La mise en scène a été confiée au metteur en scène bavarois Tobias Kratzer qui avait fait ses débuts munichois au printemps dernier avec une magistrale Passagierin de Mieczysław Weinberg dirigée par Vladimir Jurowski. Kratzer, futur intendant de l'Opéra de Hambourg, n'en est pas à sa première production wagnérienne, il avait déjà monté les Maîtres chanteurs à Karlsruhe et deux Tannhäuser (Brême et Bayreuth). 

Entre autres philosophe de formation, Tobias Kratzer s'est intéressé au fait religieux et aborde le Ring en privilégiant cet angle. "Gott ist tot!" et "Fuck the God!" La critique de la religion selon Nietzsche et Feuerbach n'est pas éloignée de son propos. À cet angle d'attaque s'ajoute l'incomparable qualité narrative du metteur en scène. Kratzer est un conteur né qui a le goût de l'illustration et qui sait tenir le public captif.

Albérich et les filles du Rhin (et Y.Zhang, S. Brady et V. Wingate )

L'action se déroule dans une église évoquée par huit piliers carrés avec des colonnettes aux angles, dont la moitié est placée sur le plateau tournant, et par son mobilier : des bancs, une clôture en bois  et un maître-autel néo-gothique flamboyant surmonté d'un grand retable qui ne sera brièvement dévoilé qu'en fin d'opéra. Aux abords de l'église, c'est un Albérich désespéré qui ouvre le jeu. Le Nibelungen n'a rien d'un nain, c'est un humain vêtu d'un t-shirt Age of Empire et d'un bermuda au dessin camouflage. Il tient un révolver à la main et joue avec l'idée de se suicider. "Gott is tot!" ("Dieu est mort") affirme un grand graffiti jaune peinturluré sur la clôture. Le t-shirt nous donne une clé de lecture : Age of Empire est un jeu de stratégie en temps réel qui retrace des affrontements entre douze civilisations de l'Antiquité. L'Albérich de Tobias Kratzer est un marginal déclassé, un loser qui va voir son destin basculer par sa rencontre avec les filles du Rhin, de grandes adolescentes moqueuses en jeans qui se déhanchent le portable à la main (Sarah Brady, Verity Wingate et Yajie Zhang). Ces nymphettes contemporaines se mettent à l'aguicher et révèlent le pouvoir de l'Or du Rhin, dont on ne voit que la lueur dorée qui se diffuse au départ d'une trouée dans la scène. Albérich qui n'a plus rien à perdre, sinon sa propre vie, renonce à l'amour pour posséder l'or et se forger l'anneau. Il devient le héros de son jeu vidéo, il croit bâtir un empire et dominer le monde, mais perdra, au propre comme au figuré, jusqu'à sa dernière culotte. Il ne lui restera bientôt plus que le pouvoir de maudire.

Age of Empire, le jeu en temps réel favori d'Albérich

Le passage à la deuxième scène s'effectue grâce au plateau tournant qui nous met en présence des dieux. Ces dieux sont eux aussi en piteux état, ils vivent au pied d'un échafaudage situé à l'arrière du maître-autel encore entièrement voilé. Ils vivotent près du Walhalla en construction. Ces sans abri dorment sur de fins matelas mousse propres à martyriser le dos le plus solide. Arrivent Fasolt et Fafner (excellents Matthew Rose et Timo Riihonen), qui ne sont pas plus géants qu'Albérich n'était nain. Ce sont deux prêtres en clergymen, aux allures bigotes, sournoises, hypocrites et cauteleuses qui arrivent et se prosternent devant Wotan. Zélotes de Wotan, ils trimbalent un chariot de témoignage public, emprunté à la machine de propagande des témoins de Jéhovah. Le chariot et ses indispensables revues portant la photo de leur dieu s'accompagnent d'une grande affiche dont le slogan est " Ton Wotan, ton Walhalla ! " et de petites statuettes de plâtre à l'effigie du dieu. L'humour est souvent au rendez-vous dans ce prologue qui tient, aux dires de Vladimir Jurowski,  du conte de fées, du roman policier, de la comédie et en même temps du théâtre épique.

Loge (Sean Panikkar), Wotan (Nicholas Brownlee), figurante

Pendant le second interlude orchestral, le changement de décor se fait derrière un rideau d'avant-scène sur lequel un film vidéo nous fait suivre la longue descente de Wotan et de Loge vers le Nibelheim. Ce sont souvent des gros plans sur les deux protagonistes surdimensionnés  qui traversent villes, campagnes et montagnes, à pied ou en avion pour aboutir, au lever du rideau, dans le bureau fort encombré d'Albérich, dans lequel travaille aussi son frère Mime, qui a pour seul compagnon un chien couché à ses pieds. De multiples écrans d'ordinateurs permettent au chef des Nibelungen de surveiller le travail forcé de son peuple ou encore de jouer à son jeu de stratégie favori. Les scènes de l'invisibilité et de la transformation sont bien amenées, le temps d'un jet de vapeur et des écrans d'ordinateurs qui se mettent à clignoter, et voilà Albérich disparu. Un volet de fer vient opportunément occulter le bureau dans lequel se manifeste le dragon dont on ne voit que l'immense queue aux travers des interstices du volet. Lorsque le volet est relevé, Mime affolé se précipite vers le cadavre ensanglanté de son chien. L'animal qui était resté enfermé avec le dragon n'a pu lui résister. Un moment plus tard, Albérich devenu crapaud est enfermé dans le tupperware dans lequel Loge et Wotan avaient transporté des morceaux des pommes de Freia pour se sustenter durant leur voyage vers le Nibelheim. Un film vidéo est à nouveau projeté pour accompagner le retour des dieux vainqueurs aux champs walhalléens. On se retrouve dans l'église. Prisonnier des dieux, Albérich recouvre son aspect humain. Il est complètement nu et soumis aux pires humiliations pour la scène de la négociation finale. Dans sa cruauté, Wotan tranche le doigt annelé du Nibelungen dont le sang vient maculer les vêtements du dieu.

Loge (Sean Panikkar) tenant le Tarnhelm et Albérich captif

Les prêtres Fafner et Fasolt maintiennent leurs exigences. Ils menottent la déesse Freia et l'élèvent dans les airs au moyen d'une poulie dans une scène qui dénonce l'innommable horreur de la maltraitance faite aux femmes. La déesse Erda apparaît sous la forme d'une vieille femme modeste portant les noirs vêtements et la coiffe noire d'un deuil éternel. À son chant les dieux et les déesses se meuvent comme dans un film au ralenti. Les bancs d'église s'embrasent, Loge n'est jamais avare d'une flamme. Fafner et Fasolt recouvrent leur dû avant de se livrer un combat fatal pour la possession de l'anneau, qui entraîne la mort du second. Donner dévoile le maître-autel dont le retable comporte des niches encore vides. Les couleurs de l'arc-en-ciel apparaissent en fond de scène dans un grand vitrail figurant l'arbre aux pommes d'or. Les dieux se dirigent vers le retable d'autel et s'en vont en occuper les niches. C'est le tableau final fugitif d'une soirée fascinante.

Le Walhalla

Vladimir Jurowski et l'orchestre sont parvenus à rendre les profondeurs chtoniennes du prélude avec des notes d'une noirceur infernale qui montaient de la fosse. Une direction d'orchestre minutieuse et élégante, attentive au détail, avec de la douceur et le souci d'un parfait unisson entre la fosse et la scène. L'idée de placer les quatre harpes dans les loges de part et d'autre de la scène s'est avérée du meilleur effet.

L'Albérich de Markus Brück crève littéralement l'écran. Son engagement scénique est total, criant de vérité dans la scène de l'humiliation au cours de laquelle il se voit désannelé. L'authenticité de l'interprétation est telle que Markus Brück, alors même que ce méchant tyranneau vient d'être mis à nu, parvient à susciter de la compassion. Le rôle est compliqué, notamment en raison des trompe-oreilles allitératifs qui demandent une grande agilité de prononciation (1). Et quand il s'agit de faire valoir le texte par le chant, la difficulté est encore plus grande. Le passage où " Albérich escalade, leste comme un kobold, quoique forcé de faire halte à différentes reprises, le roc, dont il atteint la cime. " en contient deux exemples que Max Brück, spécialiste du rôle, avoue avoir mis des années à maîtriser (2) :

Albérich : « Garstig glatt glitschiger Glimmer. Wie gleit ich aus! » ("Des pieds et des mains, je ne peux ni saisir ni retenir le gluant glissement" / Dans leur traduction publiéee chez Dentu Louis-Pilate de Brinn'Gaubast et Edmond Barthélemy traduisaient ce vers par "Pour les mains, pour les pieds, nulle prise, nul équilibre, un sol qui fuit,...")
Et un peu plus loin : « Mit schmeichelnder Brunst an die schwellende Brust mich schmiege dir ». (Les mêmes traducteurs : "me serrer étroitement contre toi, contre la poitrine palpitante, avec tendresse, avec passion ! ")

Wotan (N. Brownlee, Fricka (E. Gubanova) et Freia (M.Mesak)


La mise en scène a fort bien compris le poids représenté par ce personnage dont elle fait le pendant antinomique à Wotan. Le dieu est représenté avec toutes ses faiblesses égomanes et son rêve de puissance qui le conduit à négocier la construction d'un château aux prix de la vertu et de la liberté de sa belle-soeur et qui serait bien incapable de se tirer d'affaire sans l'aide de Loge, un être brutal et sanguinaire enfin qui torture sa victime. Nicholas Brownlee rend parfaitement ce profil divin pour le moins trouble, avec un baryton-basse bien plus souverain que ne l'est ce dieu à la triste figure. Sean Panikkar apporte toute sa souplesse féline et sa belle apparence au personnage de Loge, qui enflamme tout ce qu'il touche. Son ténor clair très sûr et d'une grande justesse, projeté avec une belle vivacité,  définit parfaitement son personnage. Avec Brück, Brownlee et Panikkar, la Bayerische Staatsoper s'est offert un trio de rêve pour incarner les trois rôles principaux du nouveau Rheingold munichois. Mais aux côtés de cette Trinité vocale, c'est toute la distribution qui a concouru au succès musical de la soirée: l'Erda de Wiebke  Lehmkuhl est particulièrement acclamée, Ekaterina Gubanova compose une intéressante Fricka partagée entre inquiétude et autorité et Mirjam Mesak une Freia pathétique qui arracherait des larmes au plus endurci des truands, mais ni à Wotan qui n'a visiblement pas compris la prophétie d'Erda, ni à Loge qui garde jusqu'à la fin son sourire ironique.

La seconde collaboration munichoise de Tobias Kratzer et Vladimir Jurowski est une pleine réussite. Une soirée longuement acclamée d'un prologue dont il faudra attendre 2026 pour connaître la suite.

(1) Wagner a expliqué dans la troisième partie de son opus théorique Opéra et drame son attachement à la poésie des sons (allitérations et assonances), à laquelle il est tout aussi attentif qu'à la poésie des mots:

" La distinction caractéristique entre le poète des mots et le poète des sons consiste en ceci que le poète des mots a concentré sur un point aussi accessible que possible au sentiment des moments d’action, de sensation et d’expression divisés à l’infini, et accessibles uniquement à l’entendement ; tandis que le poète des sons doit pousser ce point de concentration à son maximum de contenu sentimental. Le procédé de l’intelligence poétique, dans son effort pour se communiquer au sentiment, vise à aller chercher à la plus grande distance ce dont elle tirera la perceptibilité la plus dense, pour la rendre accessible à la faculté de sentir ; de là, du point de contact immédiat avec la faculté de perception des sens, le poète devra s’étendre au dehors, comme fait l’organe récepteur sensoriel qui, concentré sur un point extérieur, s’élargit immédiatement, par la conception, en cercles de plus en plus vastes, jusqu’à éveiller toute la faculté émotionnelle, intérieure." (extrait de la traduction Prod'homme, 1913).

La musique, la poésie et le drame sont étroitement mêlés. La musique vient nourrir le poème qui par le jeu des allitérations et des assonances devient lui-même musique.


Richard Wagner, Das Rheingold,
Prologue du festival scénique Der Ring des Nibelungen

Distribution du 3 novembre 2024

Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Tobias Kratzer
Collaboration à la mise en scène Matthias Piro
Décors et costumes Rainer Sellmaier
Lumière Michael Bauer
Vidéo Manuel Braun, Jonas Dahl et Janic Bebi
Dramaturgie Bettina Bartz Olaf Roth

Wotan - Nicholas Brownlee
Donner - Milan Siljanov
Froh - Ian Koziara
Loge - Sean Panikkar
Alberich - Markus Brück
Mime - Matthias Klink
Fasolt - Matthew Rose
Fafner - Timo Riihonen
Fricka - Ekaterina Gubanova
Freia - Mirjam Mesak
Erda - Wiebke Lehmkuhl
Woglinde - Sarah Brady
Wellgunde - Verity Wingate
Floßhilde - Yajie Zhang

Bayerisches Staatsorchester 

Crédit photographique @ Wilfried Hösl

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