— Brave Gaëtan ! je suis heureux de te voir si vaillant à l’ouvrage ; quand j’aurai fermé les yeux, ce sera toi qui plaideras ; tu seras mon successeur et le soutien de la maison. Gaëtan ne répondit rien d’abord, et, pendant cet instant de silence, il rassembla tout son courage; déposant sa plume, il répondit : — Je regrette, mon père, de devoir vous dire que vous vous trompez !... Je n’ai pas envie de rouiller mon existence au contact des livres et des procès; c’est à l’art que je me destine, et, avec la grâce de Dieu, j’espère faire un jour parler de moi comme musicien. Le vieux Donizetti était là, muet d’étonnement; jamais personne chez lui n’avait songé à le contredire ou à émettre une autre opinion que la sienne ; sa parole était une loi, son désir une volonté ; et, aujourd’hui, voilà que le timide Gaëtan osait élever la voix contre les dispositions de son père ! Il attendit que la foudre du ciel anéantît l’insurgé, qu’il s’opérât un tremblement de terre, quelque chose d’inouï, enfin ! Puis il en vint à douter de la réalité, car, se parlant brusquement à lui-même, il murmura tout bas : — Oh ! non, ce n’était qu’un rêve ! Gaëtan, dans une attitude fermée, avait quitté la table ; il s’attendait à une volée de coups de canne et se tenait en demeure de s’en garer. Cependant, les coups n’arrivaient pas. Encouragé et enhardi en raison de cette circonstance, il reprit :
— Non, non, mon père, ce n’est pas un rêve... je veux devenir musicien... compositeur. Je vous en prie, mon père, laissez-moi aller à Bologne achever mes études.
En ce moment, Lucie entrait, portant un carafon de vin ; mais en entendant l’explication entre le père et le fils, elle se tint à une distance respectueuse. A mesure que Gaëtan parlait, la figure du vieux Donizetti prenait des teintes successivement bleues, rouges ou violettes ; il était au paroxysme de la colère ; il avait l’œil enflammé, le regard fixe.
— Silence ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre. Mes volontés seront exécutées tant que je vivrai !
— Mon père, ne me forcez pas à accepter un joug sous lequel mes forces plieront et mon intelligence languira. Laissez-moi partir pour Bologne, supplia le jeune homme.
— Tu resteras et tu marcheras sur mes traces, interrompit le père d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
— Eh bien ! si vous voulez à toute force étouffer ce que je sens être une vocation irrésistible, vous me pousserez à un parti extrême... je partirai.
Il ne put achever le mot ; saisissant son bâton, il s’élança à la poursuite de Gaëtan ; une avalanche de coups allait tomber sur la tête du jeune homme, quand quelqu’un vint constituer une barrière entre le père et le fils. C’était Lucie, qui tomba sanglante aux pieds de son père adoptif. Gaëtan s’élança au secours de la pauvre enfant, en jetant ce terrible cri de douleur :
Le vieillard, chancelant; s’était affamé contre le mur en tenant sa tête dans ses mains. Le médecin ayant déclaré que la jeune fille n’était pas en danger de mort, le vieux Donizetti, qui n’avait pas quitté son chevet, s’agenouilla et se mit à prier. Lorsque Lucie se réveilla, celui qui lui servait de père était encore dans cette pieuse attitude. Les yeux de la jeune fille parurent chercher quelqu’un ; elle tendit la main au vieillard en lui adressant un sourire ; il la saisit avec empressement, la porta à ses lèvres et la mouilla de ses larmes.
— Il t’a veillée avec sa mère et moi depuis trois jours, mon enfant ; dans ce moment-ci, il prend un peu de repos.
Les yeux de Lucie s’illuminèrent ; elle pressa son front entre ses mains comme si elle voulait faire revivre un souvenir, et, après s’être recueillie un instant :
— N’est-ce pas, demanda-t-elle affectueusement, n’est-ce pas que vous laisserez partir Gaëtan pour Bologne afin qu’il continue ses études ?
Lucie prit la main de son bienfaiteur et la couvrit de baisers. Huit jours plus tard, la malade recouvrait la santé et Gaëtan, muni de lettres de recommandation de son maître Simon Mayr, partait pour Bologne. Voyant son vœu le plus cher réalisé d’une façon si inattendue, il ne songea plus qu’à se perfectionner dans l’art auquel il avait voué ce culte qui élève l’âme et qui fait surmonter toutes les difficultés. Le brave père Mattéi, son nouveau maître, s’étonnait de jour en jour des rapides progrès de son élève ; celui-ci connaissait déjà à fond les règles que d’autres ne se gravent qu’avec une grande difficulté dans la mémoire. Aussi Gaëtan ne tarda-t-il point à être l’enfant chéri du cercle musical dans lequel Mattéi l’avait introduit. Son esprit, son originalité, sa fantaisie étaient véritablement pour le professeur une source de satisfaction et de dédommagement à la patience qu’il devait avoir avec la plupart de ses élèves, même les mieux doués. A côté de cette fièvre de génie, de ce besoin de connaître l’harmonie dans ses plus arides développements, il y avait pour Gaëtan le côté de l’ambition ; il voulait donner à son père le plus éclatant témoignage de sa vocation, car il savait que, malgré les nouvelles les plus satisfaisantes que Mattéi envoyait régulièrement à Bergame sur son compte, son père continuait à murmurer et à regretter d’avoir cédé, dans un moment de faiblesse, aux sollicitations de Lucie, et cela, parce que sa volonté n’avait pas été dans ce cas une loi pour sa famille ; il se sentait blessé dans son orgueil et dans son autorité paternelle; aussi, ne tarda- t-il point à se laisser aller à toute sa mauvaise humeur, même envers la pauvre Lucie, la plus dévouée des partisans de Gaëtan.
Ainsi s’écoulèrent deux années ; Gaëtan ne se fit pas seulement remarquer par un talent d’exécution extraordinaire pour son âge, mais il avait obtenu déjà, comme compositeur, les succès les plus sérieux, qui furent toujours fidèlement rapportés à sa famille, soit par le maître, soit par l’élève. Lucie était ravie de ce résultat. Comme elle en avait manifesté le désir, elle recevait régulièrement le premier manuscrit des nouvelles compositions. Une de ses grandes joies était d’envoyer au jeune musicien une foule de petits cadeaux qu’il conservait religieusement comme de précieux souvenirs de sa «petite sœur».
C’était un dimanche de Pâques; le vieux Simon Mayr s’était rendu chez Donizetti père pour l’inviter à le suivre à l’église Santa Maria. Il s’agissait de mettre fin à une querelle entre deux bourgeois qui se disputaient un banc, et l’intervention judiciaire du vaillant avocat était indispensable, assurait le maestro. Flatté de cette marque de confiance, Donizetti suivit Mayr sans difficulté.
Comme s’était une des grandes fêtes de l’année, sa famille se trouvait déjà à l’église, Au moment où le père Donizetti entrait avec Mayr dans le temple, la cérémonie venait de commencer. La foule écoutait religieusement la « messe ». Simples, sévères, mais admirables, en furent les premiers accords. Bientôt prenant son vol et déployant toutes les richesses de son langage, la masse des harmonies vibra grandiose, saisissante, semblable an mugissement de la mer. Il serait impossible d’exprimer l’effet que cette musique produisit, même sur l’invulnérable Donizetti. L’office terminé, il rejoignit avec Mayr sa famille.
— Que dites-vous de cette œuvre? demanda le musicien à l’homme de loi.
— Je dis qu’elle agit puissamment sur l’âme et qu’elle fait pénétrer dans les moindres recoins du cœur une douce émotion.
Mayr sourit, et faisant un signe d’intelligence à Lucie.
— Connaissez-vous, demanda-t-il au vieillard, l’auteur de cette messe?
Le vieux Donizetti fit un signe négatif; Mayr se hâta de s’écrier d’un air triomphant :
— C’est votre fils Gaëtan!
On va croire que ce père s’associa à la joie de toute une famille, que le brave Mayr, qui avait imaginé, de concert avec Lucie, cet ingénieux moyen de surprise, en conduisant Donizetti â l’église, fut chaleureusement remercié. Hélas, non! Lorsque l’artiste eût prononcé le nom de Gaëtan, le vieux Donizetti le regarda fixement, ne répondit pas un mot et courut s’enfermer dans sa chambre. Il était profondément blessé du jeu dont il avait été l’objet ; il maudissait dans son for intérieur Mayr, Lucie, sa famille, tous enfin, oui, tous! Sa colère ne connut plus de borne lorsqu’au matin du jour suivant son second fils, Giuseppe, lui déclara vouloir suivre la même carrière que son frère aîné. Il jura que celui-ci serait homme de loi et que Gaëtan lui-même, au grand désespoir de sa mère et de Lucie, serait rappelé à Bergame dans le plus bref délai possible. La jeune fille demanda la faveur d’être la première à prévenir le pauvre Gaëtan de l’inexorable décision de son père ; mais, si affectueuse que pût être sa lettre, celle-ci n’en tomba pas moins comme une barre de fer sur la tête du jeune compositeur. Ce fut en vain que le père Mattéi travailla à retenir près de lui son élève; il lui offrit même un asile dans sa maison, mais le fils voulant obéir à son père, et quels que fussent ses regrets, il se décida à retourner au foyer paternel. Sa mère, Lucie et Virginie, qui se trouvaient là à l’arrivée de Gaëtan, firent l’impossible pour le consoler ; ce fut en vain. Lucie se décida à aller une seconde fois implorer ce père inexorable, afin qu’il rendit son fils à l’art. Le vieux Donizetti l’écouta attentivement sans l’interrompre.
— Bien, répondit-il, enfin, puisqu’il le faut, je cède... Ton protégé sera artiste... Viens, nous allons lui annoncer la chose.
Lucie ouvrit de grands yeux; elle courut au-devant de la famille pour lui faire part de l’heureuse nouvelle. Le vieil avocat ne tarda point à la rejoindre et posa la question de savoir si son fils préférait devenir avocat ou se consacrer à l’art, en devenant peintre.
— Mais ne disiez-vous pas que...? s’écria avec passion la jeune fille.
— Que Gaëtan serait artiste, interrompit le père. Eh bien, c’est cela : n’est-ce pas un art que la peinture? Si Giuseppe veut faire comme son frère, devenir également peintre, très bien, je suis content. Deux fois j’ai eu la faiblesse de céder. Je saurai prouver à présent que ma volonté doit être une loi pour ma famille. Quelques jours après, sur le conseil Simon Mayr, et pour échapper à la tyrannie qui l’obsédait, Gaëtan s’enrôla comme volontaire dans un régiment Autrichien qui s’en allait habiter la Haute-Italie. Inutile de dire le chagrin que ressentirent sa pauvre mère et Lucie. Quant au père, il parut se résigner.
Au régiment, on qualifia Gaëtan de « musicien maniaque », car n’importe où il allait, il sifflait ou chantonnait quelque air, tambourinant la mélodie qui lui passait par la tête sur les objets les plus rapprochés de sa personne, fût-ce même sur le dos ou le bras d’un camarade. Était-il avec le régiment dans quelque ville où il y avait une troupe dramatique, on le trouvait le plus souvent dans les coulisses ou en visite chez l’un ou chez l’autre acteur ou actrice.
Un jour qu’il remit au gérant du théâtre de San- Luca, à Venise, deux airs et une ouverture afin qu’il en prit connaissance, ce dernier lui répondit que quelque fût la beauté de ces morceaux, il n’en trouverait guère l’emploi, que Gaëtan devait écrire un opéra et les y intercaler, afin qu’il ne fussent point perdus ; il lui remit à cet effet le texte de la partition de « Enrico di Borgogna », et quinze jours plus tard Gaëtan lui rapportait l’œuvre musicale achevée. Celle-ci fut accueillie favorablement, en janvier 1819, au théâtre de San-Luca.
Donizetti abandonna bientôt l’état militaire pour se vouer entièrement à la composition. Deux autres opéras consolidèrent sa réputation dans cette partie de l’Italie. Il lui fut commandé ensuite d’autres œuvres pour les théâtres de Mantoue, Milan, Naples, ville pour laquelle il écrivit plus tard la plus grande partie de ses meilleurs opéras. Bref, de 1818 à 1880, il écrivit vingt-six opéras. Et pourtant on sait qu’il ne tira pas de ses merveilleuses aptitudes tout le parti qu’il aurait pu en tirer.
Gaëtan Donizetti dirigeait à Naples, pour la première fois, la répétition générale d’un nouvelle opéra. L’ouverture avait déjà passionné les chanteurs et les musiciens; animés d’un feu sacré, tous rendaient son œuvre avec un incomparable éclat.
Pendant un repos le portier vint dire au chef d’orchestre qu’une dame qui se refusait décliner son nom, désirait lui parler. Quelques instants après, le même homme lui apporta une feuille de papier sur laquelle était écrit ces simples mots : « Une amie. »
— Répondez à cette dame que je n’ai pas le temps maintenant et qu’elle choisisse un autre moment pour se présenter... alors elle sera la bienvenue, pourvu qu’elle soit jolie.
Le jour de la première représentation était arrivé. Gaëtan se trouvait dans un état fiévreux indescriptible. Il ne manquait pas d’envieux, et bien des intrigues avaient déjà été ourdies contre lui dans l’ombre. La salle était pleine, mais le public se montra de mauvaise humeur, car l’effet fut totalement manqué. Une douleur profonde s’empara du compositeur, qui, de cette œuvre là précisément attendait le plus grand succès. Tandis que Gaëtan, navré, descendait lentement les marches de l’escalier de l’Opéra que le public venait de quitter un instant auparavant, il entendit tout à coup prononcer son nom.
Surpris de cette interpellation inattendue, il jeta un regard autour de lui et vit une dame dont les traits ne lui étaient point inconnus. L’étrangère était mise avec la plus grande simplicité.
— Eh bien, Gaëtan, demanda-t-elle, ma figure a donc bien changé depuis que nous nous sommes vus, pour que tu ne me reconnaisses pas ? Ce n’est assurément pas le cas pour toi, mais c’est tout naturel, puisqu’on dit que l’art est la source d’une éternelle jeunesse. Le son de cette voix réveilla un souvenir chez notre jeune compositeur.
— Virginie! Virginie! s’écria-t-il tout à coup en se précipitant dans ses bras, tu viens précisément en temps opportun, compagne de ma jeunesse ! Oh! je suis en ce moment bien accablé!... Gloire, considération, faveur, splendeur, tout cela n’est que vanité, cela ne réussit pas à rendre le cœur content. Virginie Vasselli, car c’était elle, lui répondit tout émue :
— Tu n’en es pas moins rester notre Gaëtan. Dieu soit béni! Lucie et moi, nous nous sommes trompées dans nos appréhensions. Nous craignions que le triomphateur n’eût oublié les amies qui furent les compagnes de son enfance.
— Non, non, continua-t-il avec feu, je ne les ai jamais oubliées; leur souvenir est souvent venu me rassénérer l’âme dans mes heures sombres. Mais que fait ma famile, et Lucie, l’ange de la maison, qu’est-elle devenue ?
Virginie raconta qu’arrivée avec ses parents la veille à Naples, elle avait promis à Lucie que sa première visite serait pour le « méchant » qui donnait si rarement un signe de vie. Elle était donc venue, dès le matin, le trouver à la répétition; mais n’ayant pu réussir à le voir, elle avait résolu de ne pas le laisser échapper le soir à la sortie de la représentation. Mille souvenirs du passé furent évoqués, et, à partir de cette soirée, Gaëtan et Virginie se virent souvent. On parla de Lucie, du pays, du bonheur qu’on éprouvait de se revoir; dans cet échange d’idées et dans ces heures passées ensemble, il y avait un charme indéfinissable.
Virginie se demandait naïvement, quand elle se trouvait seule, pourquoi elle voyait et revoyait .sans cesse dans ses rêves celui qui, pendant le jour, occupait toutes ses pensées. Le jeune homme, de son côté, s’aperçut bientôt qu’il aimait. Il y eut de mutuels aveux, suivis de mutuels serments, et le mot mariage fut prononcé.
Lorsque Lucie apprit les fiançailles de Gaëtan et de Virginie, elle s’enferma dans sa chambre pour y pleurer toute la journée Le soir du même jour, on se racontait que Lucie était tombée accidentellement à l’eau et que, grâce à des personnes, elle avait été sauvée d’une mort certaine.
À partir de ce moment, Donizetti travailla sans relâche à consolider sa réputation et sa fortune; seulement la renommée de ses opéras ne s’établit d’une manière positive qu’en 1831, lorsqu’il publia, à Milan, son opéra Anna Bolena. Cette œuvre fut celle qui contribua le plus à faire connaître son auteur au loin, car peu après il aborda la rampe des théâtres de Paris, Londres et Saint-Pétersbourg. Alors commença la période d’une vie heureuse.
Peu après, l’artiste écrivit pour Milan son œuvre capitale, l’Elisire d’amore. En 1834, il devint « maës- tro di caméra » et professeur de composition au conservatoire de Naples ; la mort de Zingarelli lui en donna la direction.
C’est pendant qu’il remplissait ces fonctions que Donizetti écrivit entre autres Lucreza Borgia, Marino Faliero, Gema di Vergy et Lucia di Lammermoor, qui était appelée à un succès d’enthousiasme inconnu jusqu’alors. Bientôt les théâtres étrangers s’empressèrent de lui ouvrir leurs portes. Dans l’espace de 1831 à 1835 Donizetti écrivit vingt-deux opéras. Après avoir assis sa réputation, Donizetti se mit à voyager, mais son instinct le conduisit tout naturellement à Paris. Il y déploya une activité qui lui valut un colossal succès. Il écrivit pour le grand Opéra les Martyrs et la Favorite et pour l’Opéra-Comique la Fille du Régiment.
En 1842, fêté, choyé, décoré, diplômé, Donizetti se rendit à Vienne, où il fit représenter pour la première fois Linda di Chamounix, opéra auquel le public allemand rendit un éclatant hommage, Pendant son séjour à Vienne de 1842 à 1843, il eut un duel avec un maître de chapelle de la cour et fut condamné à une amende de 3.000 florins.
Un jour de la semaine sainte, pendant l’exécution d’un « Ave Maria » qu’il venait de composer, Fauteur se trouva dans un tel état de surexcitation nerveuse que ses amis éprouvèrent les craintes les plus sérieuses. Lorsque les derniers accords cessèrent de se faire entendre, il éclata en sanglots. Le lendemain, il partit pour Paris, où était restée sa femme. Quand il arriva elle était morte... Ce fut après cet évènement qu’il écrivit Don Sébastien, son soixante-quatrième et dernier opéra — son chant du cygne. Tout annonçait, chez lui une fin prématurée. Sa figure, pâle d’ordinaire, se couvrit par endroits de taches rougeâtres; un tremblement nerveux agitait continuellement ses lèvres; il chantait en lui- même, disait-il, le nouvel opéra qu’il méditait. « Il est là, dans ma tête! » s’écriait-il en souriant, tandis que son regard errait vaguement. Lorsqu’on le priait de se reposer, il répétait sans cesse : — Il est là, dans ma tête. Il s’asseyait alors à son pupitre, écrivait de grandes notes sur une feuille de papier de musique ; il courait au piano, jouait des airs confus, puis il s’arrêtait par instants, regardait autour de lui, se tenait la tête et murmurait des paroles incohérentes. Il voulait venir en aide à sa mémoire par la parole, mais ce n’était qu’un bégaiement, un chaos d’idées et une succession de tableaux comme en présente une mer impétueuse ; il avait perdu le don de la parole aussi bien que la faculté de la mémoire, il avait perdu la tête. Cette production incessante d’un cerveau, menée de front avec une vie dépourvue de tout calme, avide de jouissances matérielles, avait détruit sa santé. Donizetti devint fou et passa plusieurs années à l’établissement des aliénés d’Ivry, près de Paris.
On espéra que l’influence de la patrie, les souvenirs de la jeunesse améliorerait l’état du pauvre compositeur. Son neveu André vint le chercher à Ivry, en 1847, pour le ramener à Bergame. Une sœur de charité fut appelée à ses côtés ; son état s’améliora notablement ; mais, hélas ! ce n’était que le mieux qui précède la fin, et, le 8 avril 1848, il mourut dans les bras de sa pieuse et fidèle compagne. Un instant avant sa mort, il parut recouvrer ses idées ; il regarda sa gardienne, uu doux sourire illumina ses traits et il chanta tout bas ces paroles du livret de Cammera : " Grand Dieu, au plus haut des deux, grand Dieu, écoute et exauce !"
Un cri s’échappa de la bouche de la sœur de charité. Gaëtan Donizetti avait fermé les yeux pour toujours, et la religieuse — qui était là, agenouillée et priant auprès de son cadavre, — c’était Lucie.
Ernestine Van Hasselt
in Gazette des étrangers : journal d'Aix-les-Bains et de la Savoie thermale 15 décembre 1895 / 1 et 15 janvier 1896