jeudi 24 octobre 2024

Tobias Krazer met en scène un nouveau Ring à Munich. Première du Rheingold ce 27 octobre. Vladimir Jurowski au pupitre.

Wotan (Nicholas Brownlee) et Loge (Sean Panikkar)
© Bayerische Staatsoper

On ne parle plus que de cela parmi les wagnériens et dans les milieux informés à Munich, en Bavière, et sans doute dans la wagnérosphère internationale : 155 ans après la première munichoise de septembre 1869, un nouveau Rheingold sera porté sur les fonts musicaux ce dimanche 27 octobre à l'Opéra d'État de Bavière. C'est l'actuel directeur musical de l'Opéra d'Etat de Bavière Vladimir Jurowski qui sera au pupitre pour diriger l'Or du Rhin, le Prologue du festival scénique L'Anneau du Nibelung. En fonction depuis 2021, le successeur de Kirill Petrenko n'y avait pas encore dirigé un opéra de Wagner, alors qu'il avait déjà honoré des œuvres des deux autres dieux de la Maison, Mozart et son Così fan tutte et Richard Strauss et son Chevalier à la rose. Ce sera enfin l'occasion de découvrir sa vision de l'œuvre de Wagner.

La nouvelle mise en scène de la Tétralogie s'étendra sur plusieurs saisons au Théâtre national de Munich. Elle a été confiée au Bavarois Tobias Kratzer, originaire de Landshut. Sa réputation le précède, son interprétation du Tannhäuser à Bayreuth avait remporté un énorme succès auprès de la presse spécialisée et du public il y a cinq ans. Dans les rôles principaux, on entendra le Wotan de Nicholas Brownlee, l'Albérich de Markus Brück et le Loge de Sean Panikkar. Les trois hommes se sont déjà taillé une réputation flatteuse dans leurs rôles respectifs sur les scènes internationales.

La première est diffusée en direct sur la radio BR Klassik ce 27 octobre à partir de 17H30. (https://www.br-klassik.de/programm/radio/ausstrahlung-3601388.html)

À 17H30

Une demi-heure d'informations et d'entretiens sur l'actuelle  première, animée par Sylvia Schreiber, avec en invités le directeur général Serge Dorny, le maestro Vladimir Jurowski , le metteur en scène Tobias Kratzer, le dramaturge Olaf Roth et le baryton Markus Brück. Ekaterina Gubanova chante Fricka, Mirjam Mesak Freia et Wiebke Lehmkuhl Erda.

à Partir de 18 H

Deux heures et demie sans entracte.
Richard Wagner: "Das Rheingold"
Prologue du festival scénique "Der Ring des Nibelungen"

Wotan - Nicholas Brownlee
Donner - Milan Siljanov
Froh - Ian Koziara
Loge - Sean Panikkar
Alberich - Markus Brück
Mime - Matthias Klink
Fasolt - Matthew Rose
Fafner - Timo Riihonen
Fricka - Ekaterina Gubanova
Freia - Mirjam Mesak
Erda - Wiebke Lehmkuhl
Woglinde - Sarah Brady
Wellgunde - Verity Wingate
Floßhilde - Yajie Zhang

Le Bayerisches Staatsorchester sous la direction de Vladimir Jurowski

Il y a 155 ans...

...Les Voyageurs de l'Or du Rhin (1869)


L'Or du Rhin fut créé à Munich le 22 septembre 1869 par ordre du roi Louis II de Bavière et contre la volonté de Richard Wagner. Cet événement marquant de l'histoire de l'opéra attira un grand nombre de wagnériens enthousiastes. Notre recueil présente les articles de la presse française qui rendent compte de la vie culturelle et sociale de la capitale bavaroise au moment des répétitions et de la création de l'Or du Rhin et du scandale qui éclata lors de la répétition générale du Prologue de l'Anneau du Nibelung et qui entraîna un cortège de démissions dont la conséquence fut le report de la première.

La plupart des textes de ce livre étaient restés inédits, si ce n'est au moment de leur publication dans les journaux de l'époque. On lira tant les témoignages des ardents pèlerins du wagnérisme que furent Judith Gautier, Catulle Mendès, Villiers de l'Isle-Adam, Augusta Holmès ou Edouard Schuré que ceux des antiwagnériens comme Albert Wolff.

Au cours de leur voyage vers Munich, les époux Mendès et Villiers de l'Isle-Adam se rendirent à Tribschen sur les bords du lac des Quatre-Cantons pour y rencontrer le compositeur et sa compagne et firent, par voie de presse ou dans leur correspondance, le compte-rendu de leur voyage et de leur séjour auprès du Maître dans des textes hauts en couleurs. Le point de vue de Richard Wagner et de sa compagne Cosima von Bulow sur leurs visiteurs et sur les événements munichois nous est également parvenu grâce au Journal de Cosima et est également évoqué en ces pages. La correspondance de la comtesse Mouchanoff, mécène de Wagner et amie de Cosima, qui séjourna à Munich aux mois d'août et de septembre nous livre les réactions d'une grande dame aux événements de l'´été 1869.

Où commander le livre ? (cliquer sur les liens) FnacAmazon.frHugendubel , Amazon.deAmazon.itchez l'éditeur BoD, etc.
Commande en librairie avec l' ISBN 9782322102327

Pour lire un extrait


mercredi 23 octobre 2024

La Carmen franquiste d'Herbert Föttinger au théâtre de la Gärtnerplatz

Carmen (Anna-Katharina Tonauer), Danseuses de flamenco

Le metteur en scène viennois Herbert Föttinger, qui dirige le Theater in der Josefstadt dans sa ville natale, a déjà signé trois mises en scènes au théâtre de la Gärtnerplatz : Rigoletto, Don Giovanni et le Werther de Massenet. Il propose une version modifiée de la Carmen de Bizet avec des nouveaux dialogues qu'il a écrits avec la librettiste allemande Susanne Felicitas Wolf. L'action mythique de la Carmen du livret d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy se déroulait dans l'Espagne imaginaire du début du 19ème siècle et avait des couleurs orientalistes. Föttinger et Wolf conservent le lieu de l'action, mais la déplacent sur la ligne du temps, leur Carmen se déroule dans les années quarante du 20ème siècle, au temps autoritaire de l'Espagne franquiste avec son idéologie conservatrice nationale-catholique et son arsenal de mesures qui verrouillent le pouvoir : un parti unique, des juridictions d'exception, une vision de la société qui sépare les sexes, ce dont rendent bien compte les costumes d'Albert Mayerhofer, avec un code vestimentaire qui reflète de l'idéologie dominante. Les ouvrières de la manufacture du tabac sont en robes boutonnées, les femmes portent des robes strictes qui paraissent sortir tout droit du magazine La moda y el hogar. Les soldats de la caserne des dragons, en chemises brun clair, bérets verts et pantalons à bretelles cirent frénétiquement leurs bottes en début d'opéra et sont punis d'une série de pompes à la moindre souillure rémanente. C'est que les bottes ont une fonction symbolique dans l'Espagne franquiste, elles représentent la masculinité par excellence. Une mise en scène certes cohérente, mais qui occulte la magie de l'imaginaire et la palette orientalisante de l'original. On comprend le propos d'une mise en scène qui s'insurge contre toute dictature et déconstruit le machisme, mais ces vindications corrodent la part de rêve de l'opéra et en occultent l'orientalisme.  



Carmen (Anna-Katharina Tonauer) et Don José (Alexandros Tsilogiannis)

D'emblée le José de la production munichoise est un paria. Don José est Basque et au temps de Franco les Basques sont suspects. 6000 Basques ont perdu la vie entre 1936 et 1944 et la répression s'est perpétuée bien au-delà. La mère de José, devenue veuve, est venue vivre en Andalousie à la suite de son fils. Le machisme règne en maître. À son arrivée, Micaëla, qui a fait effort d'élégance pour venir rendre visite à Don José, se fait presque violer par les soldats lubriques et se retrouve en combinaison en moins de temps qu'il ne faut pour le dire avant de parvenir à se sauver in extremis. Les décors de Walter Vogelweider rendent compte de l'architecture dépouillée aux accents rationalistes voulue par le franquisme : de hautes arcades encadrent l'espace de la scène parfois découpée par une cloison au grand vitrage quadrillé.  Lors du dernier acte, la scène est dénuée de tout mobilier, si ce n'est le prie-Dieu sur lequel Escamillo vient se recueillir. Les arcades, éclairées par les lumières changeantes de Michael Heidinger, représentent l'arène de la corrida dont la victime sacrificielle ne sera pas seulement le taureau.

« L'amour n'a jamais jamais connu de loi », proclame Carmen, qui se dit éprise de liberté et ne veut pas d'attaches. Mais à quel point est-elle vraiment libre ? C'est cette question qu'Herbert Föttinger met au coeur de sa mise en scène. Le metteur en scène place les relations psychologiques profondes entre les personnages légendaires au centre de sa production, il expose les fils invisibles qui relient inconsciemment Carmen, Don José, Escamillo, — mais aussi Don José et Micaëla  — et les enchaînent dans le jeu des obsessions. Des enchevêtrements émotionnels intenses, examinés à travers une lentille théâtrale. 

Escamillo (Daniel Gutmann)

L'orchestre dirigé par Rúben Dubrovsky rend compte de l'intensité dramatique de la musique de Bizet sans grande tension émotionnelle. Le rôle-titre est porté avec talent par la mezzo-soprano autrichienne Anna-Katharina Tonauer. Sa Carmen éprise de liberté semble indifférente, sauf à de rares moments, aux attentions masculines de tout ce qui porte culotte à Séville. Alexandros Tsigiolannis prête sa haute stature et son ténor dramatique de belle ampleur au contre-rôle de José, difficile à interpréter en raison de la nature de victime de ce soldat toujours suspect, emporté par une passion funeste et qui finit comme meurtrier en  assassinant lâchement la femme qui lui échappe d'un coup de couteau dans le dos. Daniel Gutmann a le physique de l'emploi et la voix de stentor qui convient bien au personnage d'Escamillo : une belle tête au sourire ravageur posée sur un somptueux corps d'athlète aux puissants pectoraux et à la tablette de chocolat que la mise en scène dévoile voluptueusement. Le toréro n'est pas partisan : il pactise tant avec les forces de l'ordre qu'avec les insurgés. Son vestiaire aux costumes trop voyants pour être chics le rapproche du matamore de la comédie espagnole. Maria Celeng donne une Micaëla  aux aigus trop haut perchés, plus criés que chantés, qui ne rend pas compte de la tendresse amoureuse doloriste du personnage.  Holger Ohlmann prête sa belle voix de basse au lieutenant Zuniga, et en rend bien le machisme vulgaire et la prépotence parfaitement odieuse.

Le public a réservé un accueil chaleureux et des applaudissements nourris à la production et aux chanteurs.

Affiche de la production

Carmen

Musique de Georges Bizet 
Livret d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy 
D'après la nouvelle du même nom de Prosper Mérimée 
Nouveaux dialogues de Susanne F. Wolf et Herbert Föttinger, version française de Fedora Wesseler
 
Distribution du 20 octobre 2024

Direction musicale Rubén Dubrovsky
Réalisé par Herbert Föttinger
Chorégraphie Karl Alfred Schreiner / Montserrat Suárez
Décors Walter Vogelweider
Costumes Alfred Mayerhofer
Lumière Michael Heidinger
Dramaturgie Karin Bohnert, Fedora Wesseler

Carmen Anna-Katharina Tonauer
Don José Alexandros Tsilogiannis
Micaëla Maria Celeng
Escamillo Daniel Gutmann
Zuniga Holger Ohlmann
Moralès Ludwig Mittelhammer
Remendado Jacob Romero Kressin
Dancaire Jeremy Boulton
Frasquita Mina Yu
Mercedes Anna Tetruashvili
Casares Frank Berg
Pastia de Lilla David Spaňhel
Danseuses de flamenco Almudena Alvarez, Ariane Cervantes, Eva Sofía Quant, Noelia Quirós

Chœur, chœur supplémentaire, figurants et figurants enfants du Théâtre d'État de la Gärtnerplatz
Orchestre du Théâtre de la Gärtnerplatz

Crédit photographique © Markus Tordik

Prochaines représentations : les 24 et 27 octobre, les 14, 17, 22 et 30 novembre, les 20 et 22 décembre 2024, le 21 février et le 1er mars 2025. Billetterie.

vendredi 18 octobre 2024

Un trio de rêve pour la reprise de Turandot à la Bayerische Staatsoper

Liù, Calaf et l'empereur aveugle Altoum

Durant les six mois de l'expo universelle de Shangaï en 2010, Carlus Padrissa et la Fura dels Baus y avaient  présenté à quatre reprises leur spectacle Windows in the city, alors le plus grand montage que la compagnie eut jamais réalisé, un spectacle choisi par les autorités chinoises pour mettre en scène le thème de l'expo Better city, better life. La troupe catalane avait eu le loisir d'expérimenter les réalités chinoises contemporaines d'une ville de 20 millions d'habitants avec tout ce que cela comporte de démesuré et de grandiose. Une ville où un bâtiment arasé en une journée fait place à un gratte-ciel construit le lendemain et dont les habitants vivent dans des espaces confinés, une ville dans laquelle les enseignes lumineuses éclairent la nuit d'une orgie de couleurs.

La princesse Turandot

Dans sa mise en scène de 2011, Padrissa renouvelle le propos de Turandot en plaçant l'action dans le futur, dans la Chine de 2046 : l'Europe autrefois prospère est tombée sous la domination de la Chine, qui l'a sauvée au moment de la crise financière. Turandot, princesse d'un empire devenu la première puissance mondiale, contrôle tous les citoyens européens qu'elle a condamnés à rembourser la dette de leurs parents jusqu'au dernier centime. Le cadre de sa dictature aux procédés antiques (on coupe les têtes, on empale sur de longs bambous) est résolument contemporain: une ville éclairée par les néons, une roue gigantesque en forme de turbine, le monde d'internet et des ipods. La princesse décapite ses prétendants enamourés à un rythme d'abattoir, une princesse à l'âme et au cœur glacés qui régente un monde givré, ce que Padrissa symbolise en plaçant l'action sur une patinoire. Le metteur en scène utilise des moyens gigantesques pour occuper tout l'espace scénique: des choeurs surdimensionnés vêtus de costumes qui combinent futurismes et allusions à la tradition, avec des imprimés de grands idéogrammes, des actionnistes omniprésents, acrobates, hockeyeurs, danseuses sur patins à glaces, break danseurs, adeptes du taï-chi-chuan...Une esthétique à la Blade runner dans un monde orwellien.


Carlus Padrissa s'est entouré de professionnels de renom. Franc Aleu a conçu des projections videos  auxquelles il a tenu d'ajouter quelques moments de 3D. Le public, qui reçoit des lunettes aux micas bleus et rouges à l'entrée, est averti par un signal lumineux en forme de lunettes qu'il doit les chausser. À l'usage, ces lunettes, qui n'avaient pas apporté grand chose en 2011, ne sont quasiment plus utilisées par les spectateurs actuels. Le scénographe Roland Olbeter place au centre de son décor un cercle gigantesque de trois tonnes et demi, qui évoque l'oeil de Big Brother, un oeil dont le diaphragme à iris en forme de pales de turbine va broyer le peuple soumis. Il peut aussi servir de guillotine pour couper les têtes des prétendants qui s'attaquent à la beauté glacée de la Princesse Turandot, la toute-puissante. C'est l'oeil de Turandot ou du système, comme on voudra, un oeil qui scrute chaque spectateur dans le public et l'enferme  individuellement dans les cercles de lumière tridimensionnelle qui en émanent tels les cercles d'un boa constricteur.

Liù et Altoum

Au premier acte, la scène est constamment occupée par les choeurs et les actionnistes, auxquels s'ajoutent une soixantaine d'enfants tout de blanc vêtus,  ce qui donne l'impression d'une foule innombrable et grouillante, multiplicatrice. Comme dans le Shangaï contemporain, on n'est jamais seuls dans la Chine de Turandot. Et, comme sur une scène antique et cathartique, les protagonistes déploient leurs sentiments et leurs émotions face à une foule omniprésente sur la scène. Il n'y a aucune place pour l'intimité : l'amour, la mort, le don total de soi, la barbarie sont totalement exposés au regard de tous et contrôlés par l'Oeil suprême. Les protagonistes, le Prince Calaf et son père, l'esclave Liù et la Princesse Turandot en acquièrent une dimension hyperbolique. La Fura dels Baus est là parfaitement dans son élément: on se souviendra que la troupe a dès l'origine produit des spectacles de théâtre de rue. 


Au grouillement de la foule succédera le décor d'une mer de crânes mouvants aux os blanchis, dont la houle se perpétue dans la vidéo qui fait fond de scène. À l'avant-plan de cette blancheur macabre d'ossuaire dialoguent les Ministres Ping, Pang et Pong revêtus de  costumes de cour futuristes stylisés par Chu Uroz. Puis s'illumineront des enseignes lumineuses dont les néons représentent des idéogrammes dont le décodage est laissé à l'imagination: slogans impérialistes ou commerciaux, c'est selon. Du cintre descendent des filins porteurs de cages ouvertes porteurs de personnages au repos. Là aussi l'interprétation est ouverte, peut-être évoquent-ils aussi les cités dortoirs où les travailleurs du régime doivent bien aller se reposer, sans doute en alternance.

Enfin, Carlos Padrissa donne une lecture plutôt optimiste de la mort de Liu : l'esclave amoureuse de Calaf refusera de livrer le nom de son bien-aimé et est portée au supplice. Suspendue à un filin, elle est empalée par la croissance rapide d'un bambou acéré. Mais ce don total de soi est propitiatoire. Par la mort rédemptrice de Liù, le monde cruel est enfin apaisé et les verdeurs d'une mer de bambou laissent entrevoir pour tous un avenir plus radieux. Padrissa y insiste : la beauté de Liu et de son amour, son immense tendresse qui va jusqu'au sacrifice suprême, sont en totale antinomie avec la froideur glacée de Turandot. On est d'autant plus dérouté par les choix de Calaf, qui semble ignorer la parfaite douceur de l'amour et lui préférer l'héroïsme fou de la conquête d'une femme sanguinaire au coeur congelé. Et c'est encore plus marquant dans la version inachevée de l'opéra qui a ici été privilégiée : la transcendance du sacrifice l'emporte de loin sur l'amour naissant de Turandot pour Calaf.

Calaf

Toue la mise en scène de Carlos Padrissa sert la musique comme une immense chambre d'écho, dans laquelle le chef, l'orchestre, les choeurs et les chanteurs font merveille.  Antonino Fogliani, fréquemment invité à Munich, a dirigé l'orchestre avec l'énergie de la passion en animant des choeurs et un orchestre impeccables. Et pour ce théâtre de la démesure, il fallait des chanteurs d'exception dotés d'une grande puissance vocale pour parvenir à passer le déferlement sonore de la fosse. Le ténor  coréen Yonghoon Lee dans le rôle de Calaf domine toute la production par une présence scénique imposante, très physique et juvénile. Yonghoon Lee, souvent invité sur la scène bavaroise, a atteint une maturité vocale exceptionnelle, avec une voix au timbre d'un bronze doré, dont l'intensité et la fulgurance n'ont d'égales que la finesse dans l'expression des nuances émotionnelles. Il peut être d'une témérité impérative dans son assurance face aux terribles épreuves de la sphinge Turandot, témoigner d'une tendresse filiale respectueuse mais décidée avec son père et de douceur avec Liù dont il accepte cependant le sacrifice. Son "Nessun dorma" empli de douleur laisse le public pantois d'admiration. Le ténor coréen a confirmé à Munich sa réputation de Calaf de référence gagnée sur les scènes internationales. La Turandot de Saioa Hernández est à l'aune de son prétendant, sa voix de grande lyrique est confondante de puissance et de précision, la chanteuse se fond complètement dans son personnage dans un jeu de scène admirable, dans la tradition de celui d'une Renata Scotto qui contribua à sa formation. Elle maîtrise parfaitement ce rôle qu'elle a déjà pratiqué au Deutsche Oper de Berlin, à la Fenice ou au Teatro Real de Madrid et reste compréhensible jusque dans les notes aigues les plus hautes. Elle polit le verbe tout autant que le chant, notamment dans les modulations de son dégel. La Liù de Selene Zanetti complète ce trio étoilé. La chanteuse, qui a chanté le rôle sur la scène munichoise avec Netrebko et Eyvasov en 2020 et à Venise cet été avec Saioa Hernandez, a encore gagné en profondeur et en sensibilité. Elle est comme plongée dans les tréfonds de son âme admirable dans la scène de son offrande sacrificielle, toute en intériorité, pendant parfait à la douleur exacerbée de la princesse Turandot. Autre trio très remarqué, celui des trois ministres Ping, Pang et Pong, respectivement chantés par Thomas Mole, Tansel Akzeybek et  Andrés Agudelo.  Le premier tableau du deuxième acte, au cours duquel ils se rappellent les temps plus heureux de leur vie dans leurs villages respectifs, aspirent à la paix et souhaitent sans grand espoir que Turandot connaisse enfin l'amour, alors qu'ils pensent que les têtes vont continuer à tomber, est scéniquement fignolé et des plus réussis. Vitalij Kowaljow prête sa belle basse au Prince Timour. Kevin Conners, qu'on avait déjà pu apprécier en Pang, donne un solide empereur Altoum.


Le message qu'a voulu transmettre Carlus Padrissa est optimiste : face au monde glacé et insensé qui broie ses populations, face à la froideur et à l'insensibilité des puissants s'élève doucement le Chemin du Tao, qui ne recule devant aucun sacrifice pour reféconder et rendre la vie à  la planète, qui en a un besoin urgent. À la fois, face aux inquiétudes suscitées par les évolutions géopolitiques actuelles, la mise en scène de la Fura del baus peut se lire comme visionnaire dans sa présentation d'une Chine toute-puissante dont le bourreau porte, hasard d'une homonymie terrifiante, le nom de Pu-Tin-Pao. 

Distribution

Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Carlus Padrissa - La Fura dels Baus
Scénographie Roland Olbeter
Costumes Chu Uroz
Vidéo Franc Aleu
Lumières Urs Schönebaum
Dramaturgie Andrea Schönhofer et Rainer Karlitschek
Chœurs Christoph Heil

La princesse Turandot Saioa Hernández
L'empereur Altoum Kevin Conners
Timour Timour Vitalij Kowaljow
Le prince inconnu (Calaf) Yonghoon Lee
Liù Selene Zanetti
Ping Thomas Mole
Pang Tansel Akzeybek
Pong Andrés Agudelo
Un mandarin Bálint Szabó
Le prince de Perse Andrés Agudelo

Orchestre d'État de Bavière
Choeur, extrachoeur et choeur d'enfants de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied

lundi 14 octobre 2024

Puccini, une biographie musicale et Le Villi, un concert de l'Orchestre de la Radiodiffusion munichoise

Kang Wang, Anita Harting, Ivan Repušić, Boris Pinkhasovich  et Stellario Fagone

En ouverture des traditionnels concerts dominicaux de la saison 2024/25, l'Orchestre de la Radiodiffusion munichoise (Münchner Rundfunkorchester) a proposé au Prinzregententheater un double programme spécialement consacré à Puccini, dont on commémore cet automne le centenaire du décès, survenu à Bruxelles le 29 novembre 1924. La première partie était  consacrée à une biographie musicale du compositeur, — ses débuts à l'opéra et sa carrière mondiale, — racontée par Udo Wachtveitl et accompagnée d'extraits de ses œuvres les plus connues. En deuxième partie, on a pu entendre  Le Villi, la première œuvre scénique de Puccini, avec Anita Hartig, Kang Wang et Boris Pinkhasovich dans les rôles solistes. L'orchestre et le choeur sont placés sous la direction d'Ivan Repušić, le chef d'orchestre principal du Münchner Rundfunkorchester. 

La soprano roumaine Anita Hartig a été membre de la troupe de l'Opéra d'État de Vienne et a incarné Mimi dans La Bohème, notamment à l'Opéra d'État de Bavière, au Metropolitan Opera et au Semperoper. Le ténor australo-chinois Kang Wang est l'un des jeunes ténors lyriques les plus demandés dans le monde de l'opéra. Cette saison, il sera notamment le Macduff de Macbeth à Washington, le Pinkerton de Madama Butterfly à la Canadian Opera Company, l'Alfredo de La Traviata et le Rodolfo de Luisa Miller. Boris Pinkhasovich se produit régulièrement à la Bayerische Staatsoper. Le baryton russo-autrichien s'est également produit à l'Opéra d'État de Vienne, au Festival de Salzbourg et à la Scala de Milan.

Udo Wachtveitl, Ivan Repušić, Münchner Rundfunkorchester

Biographie musicale de Puccini, 

L'histoire de la vie de Puccini narrée par Udo Wachtveitl est captivante. L'acteur, bien connu du public allemand pour être depuis 1991 un des plus fameux commissaires enquêteurs de la série télévisée Tatort (le lieu du crime), est aussi passionné de musique. Il est la voix principale de la série des biographies musicales audio de Jörg Handstein diffusées et publiées en CD par BR-KLASSIK, dont une nouvelle édition est annoncée pour le printemps prochain. Udo Wachtveitl a évoqué, sans épargner les côtés plus sombres de la personnalité du compositeur, le parcours musical et amoureux de Giacomo Puccini, ses débuts désargentés, son tabagisme de fumeur à la chaîne, ses séjours et sa villa de Torre del Lago, l'opulence financière et le goût du luxe après le succès  de La Bohême, son machisme d'homme qui au quotidien déconsidérait les femmes tout en les magnifiant dans sa musique, — sauf sa mère qu'il adulait, — ses héroïnes vouées à des morts tragiques, sa mort douloureuse après l'opération  du cancer à la gorge. 90 minutes passionnantes pendant lesquelles la narration alternait avec des extraits des opéras les plus célèbres du compositeur, de Manon à Turandot, que la mort du compositeur laissa inachevé. 

Kang Wang et Anita Hartig

L'orchestre, dirigé avec énergie par Ivan Repušić, fait merveille. Le choeur préparé par Stellario Fagone fait preuve d'une unisson et d'une maîtrise technique époustouflantes, particulièrement remarquées dans son air murmuré "A bocca chiusa" de la fin du deuxième acte de Madama Butterfly. On découvre l'élégance du timbre lumineux et chatoyant, aux clartés d'un bronze doré, du ténor Kang Wang, le soprano vibrant d'Anita Hartig, qui donne une bouleversante Suor Angelica dans la scène du suicide chantée avec une implication émotionnelle d'une rare intensité, les débuts en Scarpia du  baryton Boris Pinkhasovich qui rend admirablement la virilité haineuse et la prépotence abusive de son personnage.

Le Villi

Giacomo Puccini est né à Lucca en 1858. Un de ses premiers biographes qui fut aussi son premier librettiste, le poète Fontana, a dit que la maison de Giacomo était une grande caisse harmonique, et que l'air y était saturé de notes de musique. C'est que Giacomo, issu d'une vraie famille de musiciens, avait de qui tenir. Par malheur, le pain quotidien ne se distribue pas aussi facilement que les leçons d'harmonie et la pauvreté aurait été un terrible obstacle à sa carrière si Giacomo n'avait obtenu de la reine Marguerite une pension qui lui permit de terminer ses études. C'est alors qu'il écrivit un Capriccio sinfonico  qui attira sur son nom l'attention de la critique et du public. Puccini obtint de M. Fontana, qui s'inspira d'une nouvelle d'Alphonse Karr, son premier poème d'opéra, Le Villi, qu'il présenta sans succès, sans même obtenir de mention, au concours de l'éditeur Sonzogno, qui fut aussi le propriétaire du Teatro Lirico de Milan. Cependant, grâce à l'aide d'amis zélés, comme Boïto, Marco Sala, Litta et Trêves, l'opéra fut représenté en 1884 au Teatro del Verme de la capitale lombarde. Puccini n'avait pas encore vingt-six ans. Son sens inné de la mélodie parfaite en a fait le grand espoir de la scène lyrique italienne.  Le Villi popularisèrent vite son nom. Partout où on les représenta, le succès couronna l'effort, si bien que la maison Ricordi lui commanda un autre ouvrage, Edgar, qui fut donné à la Scala en 1889 et qui confirma toutes les espérances conçues autour de lui.

La presse française, dont le Nîmes-journal, un journal qui se présente comme satirique, mondain, théâtral et financier, raconta en 1905 les circonstances de la composition des Villi :

" En 1905, Puccini, de passage à Londres, a fait à un journaliste du Daily Chronicle des confidences sur les quatre mois que durèrent la composition des Villi : il avoue que manger à crédit chez un empoisonneur et se serrer tous les matins la ceinture au lieu de déjeuner n’est pas agréable à son goût ni favorable à son hygiène. Ce n’est qu’un apprentissage ; il conduit souvent à la maîtrise. M. Puccini a aussi raconté à notre confrère ses débuts. Les compositeurs sont inépuisables sur ce sujet, même les plus grands, tous, ils nous ont analysé leurs sensations et leurs émotions de débutants, avec plus de complaisance parfois que de sincérité ; car tous les compositeurs portent en eux un « m’as-tu vu » qui ne sommeille pas toujours...
M. Puccini avec une modestie qui l’honore, s’attache plutôt à raconter ses déboires que ses succès. Quand il a fini son histoire avec son propriétaire, il nous conte tout au long celle de son restaurateur. Celle-ci n’est pas moins piquante que celle-là.
Son premier opéra Le Villi, qui fut joué à Milan en 1884 rapporta à M. Puccini 2.000 francs. Pendant les quatre mois qu’il avait passés à l’écrire, il avait été logé et nourri à crédit dans un petit restaurant appelé — était ce un présage ? — Aida. Comme il mangeait toujours sans jamais payer, le garçon l’unique garçon de l'Aida, le considérait avec mépris et le servait avec une lenteur désobligeante. Le patron de l’endroit lui-même ne semblait pas pénétré, à l’égard de son pensionnaire, de sentiments très sympathiques. Et M. Puccini, qui ne touchait qu’avec discrétion aux plats mal cuits de son hôtelier, méprisait son aubergiste et écrivait son opéra. Le Villi fut joué et le compositeur connut pour la première fois l’ivresse de palper des droits. Il courut chez son mastroquet et, d’une voix de stentor, réclama sa note. On la lui présenta ; il la régla d’un geste négligent et généreux. Alors, le mastroquet se récria, déclarant qu’il ne toucherait pas un centime, que M. Puccini (alors connu grâce à son opéra) devait continuer à prendre ses repas chez lui.
— « Jamais de la vie, répliqua Puccini avec hauteur, je vous paye et jamais plus je ne mettrai les pieds dans votre boîte. Vous m’avez traité, c’est vrai, mais sans délicatesse. Vous m’avez hébergé sans grâce, et nourrit sans affabilité. Vous m’avez fait sentir le poids de ma misère. A mon tour de vous faire sentir mon opulence. »
Et ayant jeté avec un geste large les trois cents francs sur une table. M. Puccini s’en fut en faisant claquer les portes et sonner à ses talons d’imaginaires éperons..."

in Nîmes-Journal du 22 juillet 1905

Puccini  a mis en musique de manière souveraine la légende terrifiante et belle d'un fiancé infidèle qui trouve la mort dans la danse endiablée des Willis, dont la légende avait été évoquée par le poète Henri Heine en 1835 dans De l'Allemagne , un livre essentiellement destiné au public français :

« Dans une partie de l'Autriche, il y a une légende qui offre certaines similitudes avec les antérieures, bien que celle-ci soit d'une origine slave. C'est la légende de la danseuse nocturne, connue dans les pays slaves sous le nom de "willi". Les willis sont des fiancées qui sont mortes avant le jour des noces, pauvres jeunes filles qui ne peuvent pas rester tranquilles dans la tombe. Dans leurs cœurs éteints, dans leurs pieds morts reste encore cet amour de la danse qu'elles n’ont pu satisfaire pendant leur vie ; à minuit, elles se lèvent, se rassemblent en troupes sur la grande route, et, malheur au jeune homme qui les rencontre ! Il faut qu'il danse avec elles ; elles l'enlacent avec un désir effréné, et il danse avec elles jusqu'à ce qu'il tombe mort. Parées de leurs habits de noces, des couronnes de fleurs sur la tête, des anneaux étincelants à leur doigts, les willis dansent au clair de lune comme les elfes. Leur figure, quoique d'un blanc de neige, est belle de jeunesse ; elles rient avec une joie si effroyable, elles vous appellent avec tant de séduction, leur air a de si doucettes promesses ! Ces bacchantes mortes sont irrésistibles. »

Boris Pinkhasovich

Ce fut pour beaucoup de spectateurs une soirée découverte de cet opéra rarement donné, dont les parties instrumentales sont fort importantes. Ivan Repušić, l'Orchestre et le Choeur de la Radio bavaroise transmettent la facture élégante, le lyrisme, les beautés mélodieuses et l'intensité tragique de cet opéra-ballet. Anita Hartig est attendrissante, charmante et ingénue en Anna, elle a les douceurs et la modestie de la plante printanière dans l'air des myosotis ("Se come voi piccina io fossi...Non ti scordar di mè"). Kang Wang atteint au sublime dans l'air final "Torna ai felici dì" qu'il interprète avec une puissance dramatique saisissante. Boris Pinkhasovich fait ses débuts dans le rôle plus modeste de Gugliermo, le père d'Anna.

Tous les acteurs de cette soirée recevront une ovation méritée avec de vibrants applaudissements et les honneurs d'un trépignement soutenu.

Programme du dimanche 13 octobre 2024

Giacomo Puccini – Une biographie musicale présentée par Udo Wachtveitl
Manon Lescaut – Intermezzo / Donna non vidi mai
La Bohème – O soave fanciulla / Che gelida manina
Tosca – Finale 1. Akt, Te Deum (Tre sbirri … Va Tosca)
Madama Butterfly – Coro a bocca chiusa / Intermezzo de l'acte 3
Suor Angelica – Finale
Turandot – Coro Gira la cota / Perché tarda la luna

Giacomo Puccini: Le Villi – Opéra en deux actes (version de concert)

Anna – Anita Hartig (Soprano)
Roberto – Kang Wang (Ténor)
Gugliermo – Boris Pinkhasovich (Baryton)

Orchestre et choeur de la radio bavaroise
Direction  Ivan Repusic

Photos Luc-Henri Roger 

samedi 12 octobre 2024

Deutsches Theater — Opera Incognita porte à la scène l'Orlando de Virginia Woolf

Carolin Ritter, Thomas Sprekelsen et Regina Speiseder 

Après le succès de sa Traviata de l'an dernier qui avait attribué le rôle de Violetta à un chanteur queer travesti, la compagnie Opera Incognita  revient dans la  Salle d'Argent (la Silbersaal) du Deutsches Theater pour sa nouvelle production de théâtre musical : Orlando d'après l'oeuvre de Virginia Woolf, un autre spectacle extraordinaire qui jette un pont entre le passé et le présent et explore les identités de genre.

Orlando, le chef-d'œuvre littéraire de Virginia Woolf, est une biographie fictive et un traité ludique et loufoque sur les questions d'identité sexuelle, les modèles de rôle et sur le temps lui-même. Dans sa version, Opera Incognita entrelace cette histoire littéraire avec un voyage musical à travers le temps, depuis des arias de Dowland et Haendel jusqu'à la chanson contemporaine. Un projet de théâtre musical plein de comédie subtile et de poésie.

Pourquoi la Silbersaal ? Peut-être parce que cette salle a comme le personnage de Virginia Woolf traversé le temps sans en subir les outrages. Ce joyau de l'année 1896  est la seule salle du Deutsches Theater qui subsiste du bâtiment original. Le reste du théâtre a été presque entièrement détruit lors d'un bombardement en 1943 et reconstruit au milieu des années 50. Comme par miracle, la Salle d'argent, qui se trouve juste à côté de la salle de théâtre alors bombardée, a été épargnée. La salle a entièrement conservé son style baroque et le stuc somptueux qui en décore la voûte, ainsi que l'impressionnante fresque du plafond, baignée dans une lumière mystérieuse grâce à un lustre scintillant. La fresque et les stucs, réalisés à la fin du 19ème siècle, ont des motifs qui rappellent l'art du du 18ème siècle. La rénovation de la salle a su préserver le charme et la fraîcheur de l'époque de son inauguration.

C'est aussi le cas du personnage d'Orlando qui comme le Dorian Gray d'Oscar Wilde ou le comte de Cagliostro traverse les siècles sans prendre une ride. Au début du récit, le page Orlando vit dans l'Angleterre du 16e siècle. Il est jeune et beau. Sa beauté et sa jeunesse ne s'estompent jamais. Un jour, il se réveille et, en se regardant dans le miroir, découvre qu'il a été transformé en femme. Il traverse quatre siècles et différents genres de vie sans jamais vieillir. 

Au début du XXe siècle en Angleterre, le groupe de Bloomsbury devint un foyer de liberté par opposition au puritanisme victorien, qui revendiquait notamment la libération sexuelle. Virginia Woolf qui en fit partie dès sa constitution, illustra dans son roman Orlando le thème de la bisexualité. Son livre imprégné de raillerie et d'humour se moque des institutions pompeuses de la vieille Angleterre sans en méconnaître le charme. Orlando, né dans la noblesse anglaise vers la fin du 16e siècle, est un gentilhomme amant de la nature et de la littérature, qui a la bonne fortune d'être au goût de la reine qui le comble de ses bienfaits et le pourvoit d'une considérable fortune. Il passe son temps à écrire et se passionne pour les écrivains anglais des différentes époques qu'il traverse. Lors du grand gel de 1683-1684, il tombe amoureux d'une princesse russe qui le délaisse bien vite. Pour échapper à un riche mariage, il se fait nommer ambassadeur à la cour de Constantinople. Un jour, alors que la ville est en proie à une insurrection, il s'endort d'un sommeil cataleptique et se réveille en découvrant qu'il est devenu une femme. Il traverse tous les âges successifs de la Grande-Bretagne sous cette nouvelle apparence et atteint l'âge de trente-six ans en octobre 1928. Vers la fin du livre, d'après les illustrations de l'édition originale, Orlando prend une ressemblance étonnante avec Miss Vita Sackville-West, à qui le roman est dédié, et qui vécut une relation amoureuse avec Virginia Woolf à partir de 1925.

Le roman de Virginia Woolf a déjà connu une importante postérité. La réalisatrice Sally Potter en a donné une adaptation cinématographique en 1992, avec Tilda Swinton dans le rôle titre et un acteur, Quentin Crisp, dans le rôle de la reine Élisabeth Ier. En 2023, des personnes transgenres se sont vu confier le rôle d'Orlando, dans Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado. Au théâtre, en 1993, Isabelle Huppert a joué le rôle-titre dans une mise en scène de Robert Wilson. En 2019, Katie Mitchell en donnait une nouvelle mise en scène. En 2019, Olga Neuwith créait son Orlando à l'opéra de Vienne. 

La nouvelle production d'Opera Incognita est la première du genre à adapter Orlando dans la forme hybride du théâtre musical. Cette nouvelle adaptation a été écrite par le metteur en scène Andreas Wiedermann. Le paysage sonore et musical d'arias et de chansons a été conçu et est accompagné à l'harmonium électronique par Ernst Bartmann. Est-ce un hasard improbable du calendrier ? Le roman de Virginia Woolf se termine le 11 octobre 1928 et la première du Deutsches Theater vient d'avoir lieu ce  11 octobre.

Regina Speiseder, Thomas Sprekelsenen en reine Elisabeth et Carolin Ritter 

Sur scène, le décor a minima d'Aylin Kaip, également créatrice des costumes,  est d'une grande simplicité. En fond de décor, un rideau de guirlandes de lierre. Il suggère l'amour d'Orlando pour la nature. La longévité exceptionnelle de cette plante symbolise aussi celle d'Orlando et peut-être aussi la fidélité pérenne qu'Orlando voue au gentilhomme marin téméraire qu'elle finit par rencontrer, alors que jusque là il/elle était surtout uni/e à la littérature et au poème sur lequel il/elle " sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettait son ouvrage, le polissant sans cesse et le repolissant.De simples blocs de bois, arrangés de diverses manières suivant les besoins de l'action, reçoivent diverses fonctions (sièges, perchoir, autel...). Peu d'accessoires, dont un petit voilier qui flotte sur la Serpentine, le lac d'Hyde Park, et qui représente aussi le grand voilier de l'aventurier Lord Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, qui est devenu l'époux d'Orlando. Le texte et la mise en scène d'Andreas Wiedermann sont parvenus à porter au théâtre avec beaucoup de fluidité, de légèreté et d'humour les thématiques du roman : le temps qui passe, une vision satirique de l'histoire de l'Angleterre, des coutumes (— dont une scène exquise pendant laquelle Orlando prend le thé avec d'autres poètes —) et de la littérature anglaises, la bisexualité et les identités de genre, la correspondance des êtres et des choses.

Une scène shakespearienne

La jeune actrice bavaroise Regina Speiseder incarne avec une présence scénique étourdissante le rôle-titre dans son voyage à travers les siècles et les sexes. Elle parvient à rendre compte de la personnalité introvertie du protagoniste et interprète avec beaucoup de finesse la façon de penser et de sentir d'Orlando qui, tout en étant témoin des transformations qui se produisent dans l'esprit anglais,  change avec le temps, tout en restant une seule personne, jeune et enthousiaste. L'acteur Thomas Sprekelsen est l'homme-orchestre du spectacle. Son rôle principal est de servir de narrateur, mais, à l'instar de Zeus, il se montre capable de toutes les métamorphoses : lui met-on une large collerette et des jupes, il devient la reine Élisabeth Ière, qu'Orlando vient honorer sous ses jupons, il est aussi la richissime grande-duchesse Griselda qui, voilée de dentelles, veut à tout prix épouser Orlando, il se transforme en un pauvre vieillard cacochyme, boiteux, médisant, acariâtre et profiteur, il est à deux époques différentes le poète et critique  Nick Green (le personnage  fictionnel Nicholas Greene du roman). Si Regina Speiseder et Thomas Sprekelsen poussent à l'occasion et avec talent la chansonnette, l'interprète principale des arias et chansons est la mezzo-soprano Carolin Ritter, bien connue du public d'Opera Incognita pour avoir participé à de nombreuses productions de la compagnie. La chanteuse nous invite à un voyage musical parallèle à celui d'Orlando, avec des airs  de Thomas Morley et John Dowland (fin du 16ème siècle), du Rinaldo de Haendel (1711), de Ralph Vaughan-Williams et de John Ireland  (fin 19e, première moitié du 20e) et plus contemporains de Samuel Barber, et même pour terminer une chanson de Nena de 2018, Leuchtturm, où la chanteuse, comme l'Orlando de Virginia Woolf, chante son amour pour un homme qu'elle appelle son capitaine. C'est qu'Andreas Wiedermann place la fin de son Orlando en octobre 2024. 

On sort de ce spectacle très applaudi avec l'envie de lire ou relire l'Orlando de Virginia Woolf.

Crédit photographique © Aylin Kaip

vendredi 11 octobre 2024

Musée du Teatro alla Scala — Les costumes perdus de la Callas



Une vitrine du musée du Teatro alla Scala présente la reconstruction de deux costumes perdus que Maria Callas avait revêtus dans la Traviata dirigée par  Carlo Maria Giulini et mise en scène par Luchino Visconti en 1954/55. Les décors et les costumes avaient été conçus par  Lila De Nobili. La Callas partageait l'affiche avec Giuseppe di Stefano et Ettore Bastianini.

Les circonstances de la perte de ces deux costumes restent obscures. Leur reconstitution a été réalisée par le cours de tailleurs du spectacle de l'Académie Teatro alla Scala qui a rendu hommage à Maria Callas lors d'un projet pédagogique. Les costumes exposés sont des copies de ceux portés en scène par Maria Callas dans la production de la saison 1954/55 et des représentations ultérieures.

Photos Luc-Henri Roger

La tombe d'Arturo Toscanini au Cimetière monumental de Milan



Crédit photographique © Luc-Henri Roger

L'adieu à la scène et la mort d'Arturo Toscanini (1867-1957)

Toscanini prit sa retraite à l'âge de 87 ans, mettant fin à une carrière extraordinaire qui aura duré 68 ans. Pour son dernier concert, entièrement consacré à Wagner, compositeur qu'il a toujours aimé, il dirigea l'Orchestre symphonique de la NBC le 4 avril 1954 au Carnegie Hall de New York, en direct à la radio. C'est lors de cette dernière représentation que le maestro, qui était également célèbre, comme nous l'avons déjà mentionné, pour sa mémoire extraordinaire et son perfectionnisme maniaque (caractéristiques qui, associées à son caractère irascible et impulsif, le conduisaient régulièrement à se mettre en colère lorsque la représentation ne se déroulait pas exactement comme il le souhaitait), perdit pour la première fois sa concentration et arrêta de battre la mesure alors qu'il dirigeait un extrait de  Tannhäuser.

Toscanini resta immobile pendant 14 bonnes secondes et les techniciens de la radio déclenchèrent immédiatement un dispositif de sécurité qui diffusa une musique de Brahms, réaction jugée rétrospectivement excessive et peut-être dictée par la panique, alors que l'orchestre n'avait en fait jamais cessé de jouer. Le maestro se ressaisit et reprit sa direction normalement jusqu'à la fin du concert, après quoi il se retira rapidement dans sa loge, tandis que dans la salle les applaudissements se poursuivirent sans relâche.

En décembre 1956, affaibli par des problèmes de santé liés à l'âge, il exprima le souhait de passer le réveillon du Nouvel An avec toute sa famille, à la suite de quoi son fils Walter organisa une grande fête à New York avec ses enfants, ses petits-enfants, divers parents et amis ; à minuit, le maestro, inhabituellement joyeux et énergique, tint à embrasser tous les invités un par un, puis vers deux heures, il alla se coucher. Le matin du Nouvel An 1957, il se leva vers 7 heures, se rendit aux toilettes et, en sortant, s'effondra sur le sol, victime d'une thrombose cérébrale.

L'agonie dura 16 jours. Toscanini mourut et meurt à l'âge de 90 ans, à son domicile new-yorkais de Riverdale, le 16 janvier 1957 ; le corps rentra en Italie le lendemain par un vol à destination de l'aéroport Ciampino de Rome, et fut accueilli à l'arrivée par une grande foule. De là, il fut transporté à Milan : une chambre funéraire et mortuaire avait été installée au Teatro alla Scala et il se trouva même des personnes qui montèrent sur les toits des immeubles environnants pour tenter de voir quelque chose.

Le cortège funèbre se rendit au cimetière monumental de Milan, où le Maestro fut enterré dans l'Edicola 184 du Riparto VII, le tombeau familial construit après la mort de son jeune fils Giorgio* par l'architecte Mario Labò et le sculpteur Leonardo Bistolfi, avec des thèmes représentant son enfance et le voyage en mer (Giorgio était mort le 10 juin 1906 d'une diphtérie fulgurante à Buenos Aires alors qu'il suivait son père en tournée et avait été enterré dans le cimetière de la ville de Milan). Le projet de la tombe fut approuvé en 1909.

Dans la même chapelle sont enterrés le père du maestro, Claudio, sa sœur Zina, les trois autres enfants du maestro (Walter, Wanda, Wally), son épouse Carla, l'éminent pianiste Vladimir Horowitz (1903-1989), l'époux de Wanda, leur fille Sophie Horowitz (1934-1975), la danseuse Cia Fornaroli (1888-1954), épouse de leur fils Walter, et leur petit-fils Walfredo Toscanini (1929-2011), fils de Walter et Fornaroli et dernier descendant masculin direct du maestro. 

Notons qu'en mai 2004 des voleurs sacrilèges ont profané la sépulture de la fille du maestro, Wanda Toscanini Horowitz, décédée le 21 août 1998, peut-être parce qu'une rumeur s'était répandue selon laquelle la dernière fille du maestro et épouse de Vladimir Horowitz avait été enterrée avec ses fabuleux bijoux. Les voleurs avaient brisé la pierre tombale en marbre, ouvert une brèche dans le mur de béton protégeant le cercueil et ont ouvert le cercueil. Le corps de la défunte n'avait pas subi de dommage.

Sources du texte : traduit du Wikipedia italien consacré à Arturo Toscanini. L'information du dernier paragraphe provient d'un article publié en août 2012 par le  Corriere della sera.



lundi 7 octobre 2024

La Lucie de Donizetti — Un récit d'Ernestine Van Hasselt


Ernestine Van Hasselt, qui signe également Ernestine-André Van Hasselt, est surtout connue pour son Anatomie des instruments de musique. Elle a aussi donné quelques récits consacrés à la musique et aux compositeurs, publiés dans la Gazette des étrangers à la fin du 19ème siècle. Ainsi de La Lucie de Donizetti.

La Lucie de Donizetti

Il y a dans la vie de l’auteur de Lucie de Lammermoor et de tant d’autres chefs-d’œuvre, certains côtés faits pour inspirer un vif intérêt et que nous allons mettre en relief d’après un écrivain allemand, M. Oppenheim, qui a profité des fêtes données par la ville de Bergame en l’honneur du plus illustre de ses enfants, pour nous révéler à son sujet certaines circonstances peu connues. On sait que Gaëtano Donizetti naquit à Bergame en 1798, et qu’il mourut à cinquante ans d’une mort étrange et douloureuse. Son père avait un singulier caractère. C’était un homme qui, au dire des gens qui le connaissaient, avait beaucoup souffert ; nulle joie n’eût été capable de dérider ce front que les malheurs avaient assombri. Rien ne l’intéressait, sauf les études de son fils Gaëtan, dont il voulait absolument faire un avocat. Lorsque l’on considérait la physionomie angélique de sa femme, on comprenait que les habitants de Bergame l’eussent appelée « un bon ange ». Elle trouvait sans cesse une excuse à la grossièreté de son mari, la mettant sur le compte des épreuves par lesquelles il avait passé. Que de fois, l’apercevant de sa fenêtre, elle courait auprès de son fils en lui disant : « Gaëtan, mon enfant, cesse, ton père est là, et tu sais bien qu’il ne peut souffrir que tu fasses de la musique dans le jour; retourne au bureau, mon fils, et ne pense plus à l’art. » La figure de l’enfant s’illuminait d’un regard de reconnaissance pour sa pauvre mère, dont il comprenait le martyre, martyre auquel il ne pouvait remédier. Il retournait docilement au bureau de son père, qui le trouvait installé au milieu des dossiers et des livres. A l’exception de sa femme, il n’y avait dans la maison qu’une personne à laquelle le vieux Donizetti parlât avec quelque bonté : c’était Lucie, la fille d’un parent éloigné, charmante enfant de quinze ans, aimable, jolie, prévenante et qui faisait une impression favorable sur tout le monde. Gaëtan, seul, ne pouvait la souffrir; il s’irritait de la douceur de son père vis-à-vis d’une étrangère, qu’il considérait comme une intruse dans sa famille. Plus d’une fois la pauvre petite eut à souffrir des taquineries des deux frères, Gaëtan et Giuseppe. Elle courait alors s’abriter sous la protection de sa mère adoptive ou de son amie, Virginie Vasselli. Un seul mot de la mère suffisait pour mettre fin à ces querelles, que Lucie était prompte à oublier ; souvent même, par amour pour sa bienfaitrice et son amie, elle allait donner la main à Gaëtan en signe de réconciliation. Giuseppe, lui, trouvait moyen de se soustraire à ces scènes sentimentales. Mais il faut dire que Lucie était tout yeux et tout oreilles pour Gaëtan ; elle passait des heures entières à l’écouter lorsqu’il faisait de la musique ; le plus complet ravissement se peignait alors sur les traits de la jeune fille. Dans ces moments là elle était belle, elle eût inspiré un Raphaël. Des boucles blondes et soyeuses encadraient sa jolie figure ovale ; ses yeux, d’un bleu céleste, rappelaient la teinte variée des eaux de l’Océan dans lesquelles le ciel aime à se réfléter ; son sourire, d’une douce mélancolie, lui donnait un charme, un je ne sais quoi d’irrésistible, et tous les regards étaient fixés sur elle lorsque, avec son amie Virginie, elle parcourait les rues ou se rendait à l’église. Lucie se plaignait-elle amèrement à Virginie des procédés de Gaëtan, son amie lui répondait invariablement : 
— C’est un rêveur qui se laisse aller à toutes les impressions de son exaltation ; il faut être indulgente pour lui, Lucie, et l’aimer comme une sœur, c’est-à-dire comme je t’aime. 
Nous l’avons déjà dit, tout le monde aimait Lucie, excepté Gaëtan. C’était elle pourtant qui, avec une adresse tout ingénieuse, l’excusait auprès de son père, causait avec celui-ci pour abréger le temps et lui laisser ignorer que le jeune homme était chez son professeur de musique, Simon Mayr. Ce ne fut qu’après bien des questions, qu’après avoir gardé le silence aussi longtemps que possible, que la mère fut obligée d’avouer que Gaëtan étudiait la musique ; ce que, nous le savons, le vieux Donizetti voyait avec infiniment de déplaisir. Un jour, Gaëtan, s’en revenant de chez son maître, raconta à sa mère que celui-ci venait de lui déclarer que le lycée de Bergame, où il avait fait ses études musicales jusqu’à ce jour, ne lui suffisait plus et que, s’il voulait faire des progrès, il fallait qu’il s’en allât à Bologne, où il recevrait une éducation plus complète. La mère joignit les mains et s’écria : 
— Mon enfant, ne parle pas de cela à ton père ! Tu sais qu’il te destine au barreau. 
— Je n’ai pas envie de m’enterrer au milieu des livres et des procès; une force invincible me pousse vers la carrière musicale, comme Palestrina, Beethoven, Mozart... 
À peine avait-il fini de parler, que Lucie, toute haletante, se précipita dans la chambre. 
— Ton père est là! s’écria-t-elle. 
Le jeune homme retourna bien vite au bureau. Gaëtan, malgré la crainte que lui inspirait son père, résolut cependant d’avoir avec lui un entretien relatif à son avenir. Le vieux Donizetti s’en revenait de mauvaise humeur, suivant son habitude ; il déposa son chapeau et sa canne et allait se mettre au travail, lorsqu’il aperçut son fils. L’apparente ardeur de celui-ci parut lui faire plaisir ; il le regarda pendant quelques instants avec satisfaction et lui dit ensuite : 
— Brave Gaëtan ! je suis heureux de te voir si vaillant à l’ouvrage ; quand j’aurai fermé les yeux, ce sera toi qui plaideras ; tu seras mon successeur et le soutien de la maison. Gaëtan ne répondit rien d’abord, et, pendant cet instant de silence, il rassembla tout son courage; déposant sa plume, il répondit : — Je regrette, mon père, de devoir vous dire que vous vous trompez !... Je n’ai pas envie de rouiller mon existence au contact des livres et des procès; c’est à l’art que je me destine, et, avec la grâce de Dieu, j’espère faire un jour parler de moi comme musicien. Le vieux Donizetti était là, muet d’étonnement; jamais personne chez lui n’avait songé à le contredire ou à émettre une autre opinion que la sienne ; sa parole était une loi, son désir une volonté ; et, aujourd’hui, voilà que le timide Gaëtan osait élever la voix contre les dispositions de son père ! Il attendit que la foudre du ciel anéantît l’insurgé, qu’il s’opérât un tremblement de terre, quelque chose d’inouï, enfin ! Puis il en vint à douter de la réalité, car, se parlant brusquement à lui-même, il murmura tout bas : — Oh ! non, ce n’était qu’un rêve ! Gaëtan, dans une attitude fermée, avait quitté la table ; il s’attendait à une volée de coups de canne et se tenait en demeure de s’en garer. Cependant, les coups n’arrivaient pas. Encouragé et enhardi en raison de cette circonstance, il reprit : 
— Non, non, mon père, ce n’est pas un rêve... je veux devenir musicien... compositeur. Je vous en prie, mon père, laissez-moi aller à Bologne achever mes études. 
En ce moment, Lucie entrait, portant un carafon de vin ; mais en entendant l’explication entre le père et le fils, elle se tint à une distance respectueuse. A mesure que Gaëtan parlait, la figure du vieux Donizetti prenait des teintes successivement bleues, rouges ou violettes ; il était au paroxysme de la colère ; il avait l’œil enflammé, le regard fixe. 
— Silence ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre. Mes volontés seront exécutées tant que je vivrai ! 
— Mon père, ne me forcez pas à accepter un joug sous lequel mes forces plieront et mon intelligence languira. Laissez-moi partir pour Bologne, supplia le jeune homme. 
— Tu resteras et tu marcheras sur mes traces, interrompit le père d’un ton qui n’admettait pas de réplique. 
— Père, je vous en conjure, ne me retenez pas. 
— Encore ! 
— Eh bien ! si vous voulez à toute force étouffer ce que je sens être une vocation irrésistible, vous me pousserez à un parti extrême... je partirai. 
Le vieux Donizetti bondit sur son fauteuil. 
— Tu partirais sans ma permis... 
Il ne put achever le mot ; saisissant son bâton, il s’élança à la poursuite de Gaëtan ; une avalanche de coups allait tomber sur la tête du jeune homme, quand quelqu’un vint constituer une barrière entre le père et le fils. C’était Lucie, qui tomba sanglante aux pieds de son père adoptif. Gaëtan s’élança au secours de la pauvre enfant, en jetant ce terrible cri de douleur : 
— Père, vous avez tué Lucie !... 
Le vieillard, chancelant; s’était affamé contre le mur en tenant sa tête dans ses mains. Le médecin ayant déclaré que la jeune fille n’était pas en danger de mort, le vieux Donizetti, qui n’avait pas quitté son chevet, s’agenouilla et se mit à prier. Lorsque Lucie se réveilla, celui qui lui servait de père était encore dans cette pieuse attitude. Les yeux de la jeune fille parurent chercher quelqu’un ; elle tendit la main au vieillard en lui adressant un sourire ; il la saisit avec empressement, la porta à ses lèvres et la mouilla de ses larmes. 
— Où est Gaëtan? fut la première question de la malade. 
— Il t’a veillée avec sa mère et moi depuis trois jours, mon enfant ; dans ce moment-ci, il prend un peu de repos. 
Les yeux de Lucie s’illuminèrent ; elle pressa son front entre ses mains comme si elle voulait faire revivre un souvenir, et, après s’être recueillie un instant : 
— N’est-ce pas, demanda-t-elle affectueusement, n’est-ce pas que vous laisserez partir Gaëtan pour Bologne afin qu’il continue ses études ? 
— Tout ce que tu voudras, chère enfant, répondit Donizetti. 
Lucie prit la main de son bienfaiteur et la couvrit de baisers. Huit jours plus tard, la malade recouvrait la santé et Gaëtan, muni de lettres de recommandation de son maître Simon Mayr, partait pour Bologne. Voyant son vœu le plus cher réalisé d’une façon si inattendue, il ne songea plus qu’à se perfectionner dans l’art auquel il avait voué ce culte qui élève l’âme et qui fait surmonter toutes les difficultés. Le brave père Mattéi, son nouveau maître, s’étonnait de jour en jour des rapides progrès de son élève ; celui-ci connaissait déjà à fond les règles que d’autres ne se gravent qu’avec une grande difficulté dans la mémoire. Aussi Gaëtan ne tarda-t-il point à être l’enfant chéri du cercle musical dans lequel Mattéi l’avait introduit. Son esprit, son originalité, sa fantaisie étaient véritablement pour le professeur une source de satisfaction et de dédommagement à la patience qu’il devait avoir avec la plupart de ses élèves, même les mieux doués. A côté de cette fièvre de génie, de ce besoin de connaître l’harmonie dans ses plus arides développements, il y avait pour Gaëtan le côté de l’ambition ; il voulait donner à son père le plus éclatant témoignage de sa vocation, car il savait que, malgré les nouvelles les plus satisfaisantes que Mattéi envoyait régulièrement à Bergame sur son compte, son père continuait à murmurer et à regretter d’avoir cédé, dans un moment de faiblesse, aux sollicitations de Lucie, et cela, parce que sa volonté n’avait pas été dans ce cas une loi pour sa famille ; il se sentait blessé dans son orgueil et dans son autorité paternelle; aussi, ne tarda- t-il point à se laisser aller à toute sa mauvaise humeur, même envers la pauvre Lucie, la plus dévouée des partisans de Gaëtan. 
Ainsi s’écoulèrent deux années ; Gaëtan ne se fit pas seulement remarquer par un talent d’exécution extraordinaire pour son âge, mais il avait obtenu déjà, comme compositeur, les succès les plus sérieux, qui furent toujours fidèlement rapportés à sa famille, soit par le maître, soit par l’élève. Lucie était ravie de ce résultat. Comme elle en avait manifesté le désir, elle recevait régulièrement le premier manuscrit des nouvelles compositions. Une de ses grandes joies était d’envoyer au jeune musicien une foule de petits cadeaux qu’il conservait religieusement comme de précieux souvenirs de sa «petite sœur». 
C’était un dimanche de Pâques; le vieux Simon Mayr s’était rendu chez Donizetti père pour l’inviter à le suivre à l’église Santa Maria. Il s’agissait de mettre fin à une querelle entre deux bourgeois qui se disputaient un banc, et l’intervention judiciaire du vaillant avocat était indispensable, assurait le maestro. Flatté de cette marque de confiance, Donizetti suivit Mayr sans difficulté. 
Comme s’était une des grandes fêtes de l’année, sa famille se trouvait déjà à l’église, Au moment où le père Donizetti entrait avec Mayr dans le temple, la cérémonie venait de commencer. La foule écoutait religieusement la « messe ». Simples, sévères, mais admirables, en furent les premiers accords. Bientôt prenant son vol et déployant toutes les richesses de son langage, la masse des harmonies vibra grandiose, saisissante, semblable an mugissement de la mer. Il serait impossible d’exprimer l’effet que cette musique produisit, même sur l’invulnérable Donizetti. L’office terminé, il rejoignit avec Mayr sa famille.
 — Que dites-vous de cette œuvre? demanda le musicien à l’homme de loi. 
— Je dis qu’elle agit puissamment sur l’âme et qu’elle fait pénétrer dans les moindres recoins du cœur une douce émotion. 
Mayr sourit, et faisant un signe d’intelligence à Lucie.
— Connaissez-vous, demanda-t-il au vieillard, l’auteur de cette messe? 
Le vieux Donizetti fit un signe négatif; Mayr se hâta de s’écrier d’un air triomphant : 
— C’est votre fils Gaëtan! 
On va croire que ce père s’associa à la joie de toute une famille, que le brave Mayr, qui avait imaginé, de concert avec Lucie, cet ingénieux moyen de surprise, en conduisant Donizetti â l’église, fut chaleureusement remercié. Hélas, non! Lorsque l’artiste eût prononcé le nom de Gaëtan, le vieux Donizetti le regarda fixement, ne répondit pas un mot et courut s’enfermer dans sa chambre. Il était profondément blessé du jeu dont il avait été l’objet ; il maudissait dans son for intérieur Mayr, Lucie, sa famille, tous enfin, oui, tous! Sa colère ne connut plus de borne lorsqu’au matin du jour suivant son second fils, Giuseppe, lui déclara vouloir suivre la même carrière que son frère aîné. Il jura que celui-ci serait homme de loi et que Gaëtan lui-même, au grand désespoir de sa mère et de Lucie, serait rappelé à Bergame dans le plus bref délai possible. La jeune fille demanda la faveur d’être la première à prévenir le pauvre Gaëtan de l’inexorable décision de son père ; mais, si affectueuse que pût être sa lettre, celle-ci n’en tomba pas moins comme une barre de fer sur la tête du jeune compositeur. Ce fut en vain que le père Mattéi travailla à retenir près de lui son élève; il lui offrit même un asile dans sa maison, mais le fils voulant obéir à son père, et quels que fussent ses regrets, il se décida à retourner au foyer paternel. Sa mère, Lucie et Virginie, qui se trouvaient là à l’arrivée de Gaëtan, firent l’impossible pour le consoler ; ce fut en vain. Lucie se décida à aller une seconde fois implorer ce père inexorable, afin qu’il rendit son fils à l’art. Le vieux Donizetti l’écouta attentivement sans l’interrompre. 
— Bien, répondit-il, enfin, puisqu’il le faut, je cède... Ton protégé sera artiste... Viens, nous allons lui annoncer la chose. 
Lucie ouvrit de grands yeux; elle courut au-devant de la famille pour lui faire part de l’heureuse nouvelle. Le vieil avocat ne tarda point à la rejoindre et posa la question de savoir si son fils préférait devenir avocat ou se consacrer à l’art, en devenant peintre. 
— Mais ne disiez-vous pas que...? s’écria avec passion la jeune fille. 
— Que Gaëtan serait artiste, interrompit le père. Eh bien, c’est cela : n’est-ce pas un art que la peinture? Si Giuseppe veut faire comme son frère, devenir également peintre, très bien, je suis content. Deux fois j’ai eu la faiblesse de céder. Je saurai prouver à présent que ma volonté doit être une loi pour ma famille. Quelques jours après, sur le conseil Simon Mayr, et pour échapper à la tyrannie qui l’obsédait, Gaëtan s’enrôla comme volontaire dans un régiment Autrichien qui s’en allait habiter la Haute-Italie. Inutile de dire le chagrin que ressentirent sa pauvre mère et Lucie. Quant au père, il parut se résigner. 
Au régiment, on qualifia Gaëtan de « musicien maniaque », car n’importe où il allait, il sifflait ou chantonnait quelque air, tambourinant la mélodie qui lui passait par la tête sur les objets les plus rapprochés de sa personne, fût-ce même sur le dos ou le bras d’un camarade. Était-il avec le régiment dans quelque ville où il y avait une troupe dramatique, on le trouvait le plus souvent dans les coulisses ou en visite chez l’un ou chez l’autre acteur ou actrice. 
Un jour qu’il remit au gérant du théâtre de San- Luca, à Venise, deux airs et une ouverture afin qu’il en prit connaissance, ce dernier lui répondit que quelque fût la beauté de ces morceaux, il n’en trouverait guère l’emploi, que Gaëtan devait écrire un opéra et les y intercaler, afin qu’il ne fussent point perdus ; il lui remit à cet effet le texte de la partition de « Enrico di Borgogna », et quinze jours plus tard Gaëtan lui rapportait l’œuvre musicale achevée. Celle-ci fut accueillie favorablement, en janvier 1819, au théâtre de San-Luca. 
Donizetti abandonna bientôt l’état militaire pour se vouer entièrement à la composition. Deux autres opéras consolidèrent sa réputation dans cette partie de l’Italie. Il lui fut commandé ensuite d’autres œuvres pour les théâtres de Mantoue, Milan, Naples, ville pour laquelle il écrivit plus tard la plus grande partie de ses meilleurs opéras. Bref, de 1818 à 1880, il écrivit vingt-six opéras. Et pourtant on sait qu’il ne tira pas de ses merveilleuses aptitudes tout le parti qu’il aurait pu en tirer. 
Gaëtan Donizetti dirigeait à Naples, pour la première fois, la répétition générale d’un nouvelle opéra. L’ouverture avait déjà passionné les chanteurs et les musiciens; animés d’un feu sacré, tous rendaient son œuvre avec un incomparable éclat. 
Pendant un repos le portier vint dire au chef d’orchestre qu’une dame qui se refusait décliner son nom, désirait lui parler. Quelques instants après, le même homme lui apporta une feuille de papier sur laquelle était écrit ces simples mots : « Une amie. » 
— Répondez à cette dame que je n’ai pas le temps maintenant et qu’elle choisisse un autre moment pour se présenter... alors elle sera la bienvenue, pourvu qu’elle soit jolie. 
Le jour de la première représentation était arrivé. Gaëtan se trouvait dans un état fiévreux indescriptible. Il ne manquait pas d’envieux, et bien des intrigues avaient déjà été ourdies contre lui dans l’ombre. La salle était pleine, mais le public se montra de mauvaise humeur, car l’effet fut totalement manqué. Une douleur profonde s’empara du compositeur, qui, de cette œuvre là précisément attendait le plus grand succès. Tandis que Gaëtan, navré, descendait lentement les marches de l’escalier de l’Opéra que le public venait de quitter un instant auparavant, il entendit tout à coup prononcer son nom. 
Surpris de cette interpellation inattendue, il jeta un regard autour de lui et vit une dame dont les traits ne lui étaient point inconnus. L’étrangère était mise avec la plus grande simplicité. 
— Eh bien, Gaëtan, demanda-t-elle, ma figure a donc bien changé depuis que nous nous sommes vus, pour que tu ne me reconnaisses pas ? Ce n’est assurément pas le cas pour toi, mais c’est tout naturel, puisqu’on dit que l’art est la source d’une éternelle jeunesse. Le son de cette voix réveilla un souvenir chez notre jeune compositeur. 
— Virginie! Virginie! s’écria-t-il tout à coup en se précipitant dans ses bras, tu viens précisément en temps opportun, compagne de ma jeunesse ! Oh! je suis en ce moment bien accablé!... Gloire, considération, faveur, splendeur, tout cela n’est que vanité, cela ne réussit pas à rendre le cœur content. Virginie Vasselli, car c’était elle, lui répondit tout émue : 
— Tu n’en es pas moins rester notre Gaëtan. Dieu soit béni! Lucie et moi, nous nous sommes trompées dans nos appréhensions. Nous craignions que le triomphateur n’eût oublié les amies qui furent les compagnes de son enfance.
— Non, non, continua-t-il avec feu, je ne les ai jamais oubliées; leur souvenir est souvent venu me rassénérer l’âme dans mes heures sombres. Mais que fait ma famile, et Lucie, l’ange de la maison, qu’est-elle devenue ? 
Virginie raconta qu’arrivée avec ses parents la veille à Naples, elle avait promis à Lucie que sa première visite serait pour le « méchant » qui donnait si rarement un signe de vie. Elle était donc venue, dès le matin, le trouver à la répétition; mais n’ayant pu réussir à le voir, elle avait résolu de ne pas le laisser échapper le soir à la sortie de la représentation. Mille souvenirs du passé furent évoqués, et, à partir de cette soirée, Gaëtan et Virginie se virent souvent. On parla de Lucie, du pays, du bonheur qu’on éprouvait de se revoir; dans cet échange d’idées et dans ces heures passées ensemble, il y avait un charme indéfinissable. 
Virginie se demandait naïvement, quand elle se trouvait seule, pourquoi elle voyait et revoyait .sans cesse dans ses rêves celui qui, pendant le jour, occupait toutes ses pensées. Le jeune homme, de son côté, s’aperçut bientôt qu’il aimait. Il y eut de mutuels aveux, suivis de mutuels serments, et le mot mariage fut prononcé.
Lorsque Lucie apprit les fiançailles de Gaëtan et de Virginie, elle s’enferma dans sa chambre pour y pleurer toute la journée Le soir du même jour, on se racontait que Lucie était tombée accidentellement à l’eau et que, grâce à des personnes, elle avait été sauvée d’une mort certaine. 
À partir de ce moment, Donizetti travailla sans relâche à consolider sa réputation et sa fortune; seulement la renommée de ses opéras ne s’établit d’une manière positive qu’en 1831, lorsqu’il publia, à Milan, son opéra Anna Bolena. Cette œuvre fut celle qui contribua le plus à faire connaître son auteur au loin, car peu après il aborda la rampe des théâtres de Paris, Londres et Saint-Pétersbourg. Alors commença la période d’une vie heureuse. 
Peu après, l’artiste écrivit pour Milan son œuvre capitale, l’Elisire d’amore. En 1834, il devint « maës- tro di caméra » et professeur de composition au conservatoire de Naples ; la mort de Zingarelli lui en donna la direction. 
C’est pendant qu’il remplissait ces fonctions que Donizetti écrivit entre autres Lucreza Borgia, Marino Faliero, Gema di Vergy et Lucia di Lammermoor, qui était appelée à un succès d’enthousiasme inconnu jusqu’alors. Bientôt les théâtres étrangers s’empressèrent de lui ouvrir leurs portes. Dans l’espace de 1831 à 1835 Donizetti écrivit vingt-deux opéras. Après avoir assis sa réputation, Donizetti se mit à voyager, mais son instinct le conduisit tout naturellement à Paris. Il y déploya une activité qui lui valut un colossal succès. Il écrivit pour le grand Opéra les Martyrs et la Favorite et pour l’Opéra-Comique la Fille du Régiment
En 1842, fêté, choyé, décoré, diplômé, Donizetti se rendit à Vienne, où il fit représenter pour la première fois Linda di Chamounix, opéra auquel le public allemand rendit un éclatant hommage, Pendant son séjour à Vienne de 1842 à 1843, il eut un duel avec un maître de chapelle de la cour et fut condamné à une amende de 3.000 florins. 
Un jour de la semaine sainte, pendant l’exécution d’un « Ave Maria » qu’il venait de composer, Fauteur se trouva dans un tel état de surexcitation nerveuse que ses amis éprouvèrent les craintes les plus sérieuses. Lorsque les derniers accords cessèrent de se faire entendre, il éclata en sanglots. Le lendemain, il partit pour Paris, où était restée sa femme. Quand il arriva elle était morte... Ce fut après cet évènement qu’il écrivit Don Sébastien, son soixante-quatrième et dernier opéra — son chant du cygne. Tout annonçait, chez lui une fin prématurée. Sa figure, pâle d’ordinaire, se couvrit par endroits de taches rougeâtres; un tremblement nerveux agitait continuellement ses lèvres; il chantait en lui- même, disait-il, le nouvel opéra qu’il méditait. « Il est là, dans ma tête! » s’écriait-il en souriant, tandis que son regard errait vaguement. Lorsqu’on le priait de se reposer, il répétait sans cesse : — Il est là, dans ma tête. Il s’asseyait alors à son pupitre, écrivait de grandes notes sur une feuille de papier de musique ; il courait au piano, jouait des airs confus, puis il s’arrêtait par instants, regardait autour de lui, se tenait la tête et murmurait des paroles incohérentes. Il voulait venir en aide à sa mémoire par la parole, mais ce n’était qu’un bégaiement, un chaos d’idées et une succession de tableaux comme en présente une mer impétueuse ; il avait perdu le don de la parole aussi bien que la faculté de la mémoire, il avait perdu la tête. Cette production incessante d’un cerveau, menée de front avec une vie dépourvue de tout calme, avide de jouissances matérielles, avait détruit sa santé. Donizetti devint fou et passa plusieurs années à l’établissement des aliénés d’Ivry, près de Paris. 
On espéra que l’influence de la patrie, les souvenirs de la jeunesse améliorerait l’état du pauvre compositeur. Son neveu André vint le chercher à Ivry, en 1847, pour le ramener à Bergame. Une sœur de charité fut appelée à ses côtés ; son état s’améliora notablement ; mais, hélas ! ce n’était que le mieux qui précède la fin, et, le 8 avril 1848, il mourut dans les bras de sa pieuse et fidèle compagne. Un instant avant sa mort, il parut recouvrer ses idées ; il regarda sa gardienne, uu doux sourire illumina ses traits et il chanta tout bas ces paroles du livret de Cammera : " Grand Dieu, au plus haut des deux, grand Dieu, écoute et exauce !" 
Un cri s’échappa de la bouche de la sœur de charité. Gaëtan Donizetti avait fermé les yeux pour toujours, et la religieuse — qui était là, agenouillée et priant auprès de son cadavre, — c’était Lucie.

Ernestine Van Hasselt

 in Gazette des étrangers : journal d'Aix-les-Bains et de la Savoie thermale 15 décembre 1895 / 1 et 15 janvier 1896



Photos du monument à Donizetti réalisé par le Calabrais Francesco Jerace
et inauguré à Bergame (Lombardie) en 1897
Photos © Luc-Henri Roger

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