vendredi 22 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in La Sylphide, Souvenir d'Adieu 
(6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845)

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte qu'Henri d'Alméras a consacré en 1911 à Marie Taglioni. Nous le faisons suivre d'une critique article que Théophile Gautier écrivit en 1838 à propos d'une reprise de la Sylphide, dans lequel. rendant grâce à l'une et à l'autre, il compare les talents de Marie Taglioni à ceux de Fanny Essler, qui reprit le rôle-titre (Pour lire la première partie, cliquer ici. / Pour lire la deuxième partie, cliquer ici / Pour lire la troisième partie, cliquer ici).

Marie Taglioni in La Vie parisienne sous le règne de Louis-Philippe d'Henri d'Alméras (1861-1938), Albin Michel (Paris), 1911, pp. 276 et svtes.

    Marie Taglioni était née en 1804 à Stockholm, où son père Philippe Taglioni, était maître de ballet au théâtre. Elle avait débuté en 1822 avec un succès immense sur le théâtre de Vienne, dans un ballet mythologique : Réception d'une jeune nymphe à la cour de Terpsichore. Elle jouait le rôle de la jeune nymphe. 
   De 1822 à 1826, elle avait dansé à Vienne, Sttutgart, Munich. Le 23 juillet 1827, elle débuta à l’Opéra dans le ballet de la Vestale et dès ses premiers pas, elle effaça, elle relégua au second plan Montessu, protégée par le directeur M. Lubert. 
  Cependant, Marie Taglioni n’était ni jolie, ni bien faite. Elle avait de longs bras de faucheux, des jambes trop maigres et la poitrine enfoncée, ce qui lui donnait une démarche et une attitude disgracieuses. Lorsque son père l’avait conduite tout enfant au professeur de danse Coulon : « Que diable voulez-vous que je fasse, avait dit celui-ci, de cette petite bossue. » 
  Cette petite bossue, au visage banal, réussit à force d’études et d’ambitieuse ténacité, à devenir la première danseuse de son temps. De 1827 à 1832, chacun de ses nouveaux rôles fut pour elle un nouveau triomphe (1). 
    En 1832 (2), elle créa le ballet de la Sylphide (14 mars) et quelques jours après ce quatrain, interprète de l’unanime admiration, courait Paris : 

Pourquoi ce long regret sur vos ailes perdues, 
O Sylphide aux souris caressants et vermeils ? 
Essuyez au plutôt vos larmes ingénues : 
Une aile est inutile avec des pieds pareils. 

    Cinq ans plus tard, le 22 avril 1837, se termina la carrière de la Taglioni à l’Opéra. On ne devait plus l’y revoir qu’à d’assez longs intervalles et en représentation extraordinaire. 
   Elle avait épousé en 1835 le fils d’un pair de France, M. Gilbert des Voisins. Celui-ci, pour les sommations à ses parents, s’était adressé à un avocat célèbre, qui lui avait dit : « Je consens à vous assister dans cette affaire, mais à condition que vous me continuerez votre confiance pour le procès de séparation. » Ce procès n’eût lieu que neuf ans plus tard. La séparation fut prononcée par le tribunal de la Seine le 21 août 1844. 
    Depuis son triomphe de la Sylphide, en 1832, les caprices de la Taglioni augmentaient en même temps que sa réputation. Elle inventait sans cesse de nouveaux prétextes pour ne pas jouer. Le plus fréquent était les engelures. Elle en avait même au mois de juillet. Véron lui attribue l’invention du mal au genou, du mot sinon de la chose, car la, chose elle-même, on peut affirmer sans crainte d’erreur, qu’elle est fort ancienne.
    « Lorsque je quittai l’Opéra (3), dit-il, Mlle Taglioni avait encore une dernière année d’engagement à faire avec M. Duponchel. Presque immédiatement après ma retraite, elle déclara un mal au genou ; on convoqua tous les médecins et chirurgiens ordinaires et extraordinaires de l’Opéra : mes amis de Guise, Roux, MM. Marjolin et Magendie ; la consultation fut longue et sérieuse ; il n’y avait au genou ni gonflement ni rougeur ; mais, au moindre toucher la physionomie de la danseuse exprimait la douleur la plus vive. Pendant que les chirurgiens discutaient avec chaleur sur les névroses, sur les gaines des tendons, M. Magendie et moi nous ne pouvions nous empêcher de rire dans notre barbe. Mlle Taglioni resta plusieurs mois sans danser. Trois ou quatre ans après, mon ami Adam fut appelé comme compositeur à Saint-Pétersbourg. En entrant dans l’appartement de Mlle Taglioni, qui était alors première danseuse au Théâtre-Impérial, il vit accourir dans ses jambes une charmante enfant. « À qui donc cette jolie petite fille ? » Mlle Taglioni lui répondit en riant : « C’est mon mal au genou (4). » 
    Son engagement à l’Opéra devait finir le 25 avril 1837. Duponchel ne le renouvela pas. En apprenant cette grave nouvelle, les Taglionistes s’agitèrent. Les habitués de la loge infernale décidèrent que pendant la dernière représentation de la danseuse, le 22 avril, des gens apostés réclameraient la tête de Duponchel et que de la loge on jetterait sur la scène une tête en carton qui reproduisait très exactement les traits du directeur. Tout était prêt et l’exécution allait avoir lieu, lorsqu’un aide de camp envoyé par la reine Amélie, qui assistait au spectacle, ce soir-là, demanda de sa part qu’on s’abstint de cette manifestation. Il y avait alors une tête (et pas en carton) qui allait tomber, ou du moins on le craignait, celle de Meunier, condamné à mort pour avoir tiré sur Louis- Philippe. Le roi fit grâce à Meunier, les habitués de la loge infernale firent grâce à Duponchel, et aucune des deux têtes ne tomba. 
    La Taglioni reparut à l’Opéra en 1838, en 1840, en 1844. En 1 841, fatiguée, vieillie, elle dansa cette scène de l’ombre, à propos de laquelle Alfred de Musset avait écrit sur son album :

Si vous voulez ne plus danser, 
Si vous ne faites que passer,
Sur ce grand théâtre si sombre, 
Ne courez plus après votre ombre, 
Et tâchez de nous la laisser (5).

    Retirée dans sa villa du lac de Côme près de Mlle Pasta, elle s’y ennuyait. Paris lui manquait. Elle y revint sous le second Empire pour s’y occuper de l’éducation chorégraphique et des débuts d’Emma Livry, en qui elle espérait se survivre. L’Opéra lui offrit un banquet aux Frères-Provençaux, le 2 décembre 1859. Ce fut sa dernière heure de gloire. 
    La Taglioni était encore dans tout l’éclat de sa réputation, lorsque la direction de l’Opéra, lassée de ses caprices, lui opposa une redoutable rivale. 
    Il y avait en 1834 au Théâtre-Royal, à Londres, deux danseuses, deux sœurs, Thérèse et Fanny Essler. On disait que celle-ci, la plus jeune, avait inspiré au duc de Reischtadt une profonde passion. C’était une légende inventée par Mery, pieusement recueillie par quelques journaux allemands, et que ne démentait pas trop la ballerine, parce qu’elle flattait sa vanité (6). 
    Véron apprit que, mal payées, peu connues, elles étaient médiocrement satisfaites de leur situation. Il alla à Londres pour leur offrir un engagement à l’Opéra de 410.000 francs par an. Elles hésitaient. Pour les décider, il les invita à dîner à Clarendon’s hôtel où il était descendu, et, au dessert, un valet apporta sur un plateau d’argent pour une centaine de mille francs de bijoux, de diamants et de perles. Elles se contentèrent de prendre une épingle et une bague d’une quinzaine de louis, mais l’engagement fut signé.     Le 10 septembre 1831, Fanny Essler débuta à l’Opéra dans la Tempête, ballet en 2 actes composé pour elle par Adolphe Nourrit et Coralli, et mis en musique par Schweitzhoeffer (7). Son succès, un peu retardé par ce que son genre offrait d’imprévu, s’affirma dans le Diable boiteux (8), le 1er juin 1836. Elle osa, ce soir-là encore, malgré des résistances et des préjugés qu’elle devinait, être elle-même. Elle parut sur la scène vêtue d’une basquine bordée de pompons, d’un jupon relevé de passequilles, avec un peigne d'écaille dans les cheveux et une mantille assujétie par deux roses, et des castagnettes à la main. A la danse aérienne, idéaliste, de la Taglioni, dans un nuage de gaze et de mousseline, elle osa substituer une danse ardente, passionnée, réaliste, une danse de femme et non de nymphe, celle qu’avaient vainement tenté d’acclimater à Paris. [...]

(1) En 1828, dans la Belle au bois dormant, en 1829, dans la Tyrolienne de Guillaume Tell, en 1830, dans le Dieu et la Bayadère (lorsqu’à la fin de la représentation le régisseur Salomé s’avança pour nommer les auteurs Scribe et Halévy, le public l’interrompit pour réclamer la réapparition de la danseuse), en 1831, le 22 novembre, dans le ballet de Robert le Diable, où elle jouait le rôle de l’Abbesse. 
(2) Le vicomte Sosthène de la Rochefoucauld, directeur des Beaux-Arts, avait imposé, sous la Restauration, aux danseuses, un large pantalon qui dépassait la jupe. En 1832, la Taglioni adopta la jupe courte, le tutu, et le maillot collant, costume employé désormais pour tous les rôles et contre lequel Théophile Gautier, au nom de la couleur locale, protesta, en 1839, à propos d'un ballet donné par des Indiennes. En 1840, à la Porte Saint-Martin, Lola Montés (pour ennuyer, dit-on, un amant qui avait rompu la veille avec elle, mais le public, lui, né s’ennuya pas) dansa sans maillot. Ce fut un grand scandale. On obligea Lola Montés à quitter le théâtre et elle partit pour l’Allemagne où l’attendaient des aventures extraordinaires et qui n’eurent avec l’art dramatique que de très lointains rapports.
(3) En 1835. 
(4) Mémoires d'un Bourgeois de Paris, t. IV, p. 302.
(5) Sur la première page d’un de ses livres qu’il lui envoyait, Victor Hugo avait écrit cette dédicace : 
« À vos pieds, à vos ailes ! »
(6)  Elle avoua cependant un jour à Véron qu’il n’y avait rien de vrai dans cette histoire, V. Mémoires d'un Bourgeois de Paris, t. IV, p. 257.
(7) Thérèse Essler débuta le 1 er octobre dans Gustave III ou le Bal masqué, opéra en 5 actes, de Scribe et d’Auber, dont la première représentation avait eu lieu le 7 février 1833. 
(8) Ballet en 3 actes, de Berat de Gurgy, Adolphe Nourrit et Coralli, musique de Casimir Gide.

Alfred-Édouard Chalon, op.cit.

Théophile Gautier, Reprise de la Sylphide in La Presse du 24 septembre 1838 (extraits).

    L'Opéra, il faut le dire, manque de ballets et ne sait à quoi employer son armée de danseuses et de jolies figurantes ; il paraît que la littérature des jambes est la plus difficile de toutes, car personne n'y peut réussir ; les Mohicans malgré les coiffures en citrouilles creusées, les tabliers en plumes, les tomahauks, les couteaux à scalper, les maillots saumon et tout le luxe de couleur locale que l'on y avait déployé, n'ont fait qu'une courte apparition sur le théâtre la Volière a paru beaucoup trop enfantine et quelques détails gracieux n'ont pu racheter la faiblesse de l'ensemble ; la Chatte métamorphosée en femme, bien que le livret eût été écrit par Charles Duveyrier poète de Dieu et glorificateur de la face du père, bien que les décorations et la mise en scène fussent d'une magnificence curieuse et toute chinoise, n'a obtenu qu'un succès languissant que le talent de Mlles Elssler et Nathalie Fitz-James n'ont pu parvenir à raviver; les reprises de la Fille mal gardée, de la Somnambule, du Carnaval de Venise n'ont eu qu'un intérêt de comparaison sans influence sur la recette et puis comme dit Joshua, le geôlier de Marie Tudor, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l'on fait la guerre et les femmes à qui l'on faisait l'amour à vingt ans ; femmes et opinions vous paraissent bien laides, bien vieilles, bien chétives, bien édentées, bien sottes ; ce qui est vrai des femmes et des opinions l'est encore bien plus des ballets. des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.
    À voir ces vieilleries qui ont charmé nos pères et dont les airs roucoulés par les orgues à tous les carrefours, ont bercé notre première jeunesse, il vient au cœur une espèce de sentiment doux et mélancolique, comme lorsqu'on fouillant dans quelque recoin de tiroir poussiéreux vous retrouvez des jupes gorge de pigeon, des dentelles jaunies, un éventail désemparé, avec une romance de Jean-Jacques Rousseau d'un côté, et une bergerie a la gouache de l'autre, reliques oubliées d'une grand-mère ou d'une grand-tante morte depuis longtemps. Mais ce sentiment tout poétique, quoiqu'il ne soit pas sans douceur, ne suffit pas à remplir une salle d'Opéra ; d'ailleurs le délabrement des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants, visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.
    Il n'y avait donc à l'Opéra qu'un ballet, le Diable Boiteux, ballet très amusant et très spirituel de M. Burat de Gurgy, dont S. M. le roi de Prusse a été si content qu'il a envoyé à l'auteur une magnifique épingle représentant un diable boiteux avec un ventre de diamant, des yeux d'escarboucles et des pieds de rubis, mais ce ballet a eu cinquante représentations et il serait temps de laisser reposer ce succès et de montrer la belle danseuse sous d'autres aspects et d'autres costumes quoique l'on redemande toujours la cachucha avec la même fureur, il ne faudrait pas cependant applaudir exclusivement le babil des castagnettes et la pétulance espagnole, et si courue qu'elle soit, une pièce seule ne forme pas un répertoire.
    Depuis longtemps il était question de faire reprendre les rôles de Mlle Taglioni, la Sylphide, la fille du Danube, par Mlle Fanny Elssler; les Taglionnistes criaient au sacrilège, à l'abomination de la désolation ; l'on eût dit qu'il s'agissait de toucher à l'arche sainte ; Mlle Elssler elle-même, avec cette modestie qui sied si bien au talent, craignait d'aborder des rôles où son illustre rivale s'était montrée si parfaite, mais il ne fallait pas qu'un charmant ballet comme la Sylphide fût rayé du répertoire par des scrupules exagérés ; il y a mille manières de jouer, et surtout de danser une même chose, et la prééminence de Mlle Taglioni sur Mlle Elssler est une question qui pourrait parfaitement se contester.
    Mlle Taglioni, fatiguée par d'interminables voyages, n'est plus ce qu'elle a été ; elle a perdu beaucoup de sa légèreté et de son élévation. Quand elle entre en scène, c'est toujours la blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, la vision aérienne et pudique, la volupté divine que vous savez ; mais, au bout de quelques mesures, la fatigue vient, l'haleine manque, la sueur perle sur lé front, les muscles se tendent avec effort, les bras et la poitrine rougissent ; tout à l'heure c'était une vraie sylphide, ce n'est plus qu'une danseuse, la première danseuse du monde, si vous voulez, mais rien de plus. Les princes et les rois du nord, dans leur admiration sans prévoyance et sans pitié l'ont tant applaudie, tant enivrée de compliments, ils ont fait descendre sur elle tant de plaies de fleurs et de diamants, qu'ils ont alourdi ces pieds infatigables, qui, pareils à ceux de la guerrière Camille, ne courbaient même pas la pointe des herbes ; ils l'ont chargée de tant d'or et de pierreries, la Marie pleine de grâces, qu'elle n'a pu reprendre son vol, et qu'elle ne fait plus que raser timidement la terre, comme un oiseau dont les ailes sont mouillées.
    Mlle Fanny Elssler est aujourd'hui dans toute la force de son talent, elle ne peut que varier sa perfection et non aller au-delà, parce qu'au-dessus du très bien il y a le trop bien, qui est plus près du mauvais qu'on ne pense ; c'est la danseuse des hommes, comme Mlle Taglioni était la danseuse des femmes, elle a l'élégance, la beauté, la vigueur hardie et pétulante, la folle ardeur, le sourire étincelant, et surtout cela, un air de vivacité espagnole tempérée par sa naïveté d'allemande, qui en font une très charmante et très adorable créature. Quand Fanny danse, on pense à mille choses joyeuses, l'imagination erre dans des palais de marbre blanc inondés de soleil et se détachant sur un ciel bleu foncé, comme les frises du Parthénon ; il vous semble être accoudé sur la rampe d'une terrasse, des roses autour de la tête, une coupe pleine de vin de Syracuse à la main, une levrette blanche à vos pieds et près de vous une belle femme coiffée de plumes et en jupe de velours incarnadin; on entend bourdonner les tambours de basque et tinter les grelots au caquet argentin.
    Mlle Taglioni vous faisait penser aux vallées pleines d'ombre et de fraîcheur, où une blanche vision sort tout à coup de l'écorce d'un chêne aux yeux d'un jeune pasteur surpris et rougissant ; elle ressemblait à s'y méprendre à ces fées d'Ecosse, dont parle Walter Scott, qui vont errer au clair de lune, près de la fontaine mystérieuse, avec un collier de perles de rosée et un fil d'or pour ceinture.
    Si l'on peut s'exprimer ainsi, Mlle Taglioni est une danseuse chrétienne, Mlle Fanny Elssler est une danseuse païenne. Les filles de Milet, les belles Ioniennes dont il est tant parlé dans l'antiquité, ne devaient pas danser autrement.
    Ainsi donc, Mlle Elssler, quoique les rôles de Mlle Taglioni ne soient pas dans son tempérament, peut sans risque et sans péril la remplacer partout ; car elle a assez de flexibilité et de talent pour se modifier et prendre la physionomie particulière du personnage.
    L'épreuve de vendredi a montré que Mlle Elssler n'avait pas trop auguré de ses forces en attaquant le répertoire de sa redoutable rivale.
    Le sujet de la Sylphide est un des plus heureux sujets de ballets que l'on puisse rencontrer, il renferme une idée touchante et poétique, chose rare dans un ballet et même ailleurs, et nous sommes charmé qu'il soit remis au théâtre ; l'action s'explique et se comprend sans peine et se prête aux tableaux les plus gracieux, de plus il n'y a presque pas de danses d'hommes, ce qui est un grand agrément.
   [...] Le costume de Mlle Elssler était d'une fraîcheur ravissante ; on aurait dit qu'elle avait coupé sa robe dans le crêpe des libellules et chaussé son pied avec le satin d'un lys. Une couronne de volubilis d'un rose idéal entourait ses beaux cheveux bruns, et derrière ses blanches épaules palpitaient et tremblaient deux petites ailes de plumes de paon, ailes inutiles avec des pieds pareils
    Le nouvelle sylphide a été applaudie avec fureur ; elle a mis dans son jeu une noblesse, une grâce, une légèreté infinies ; elle apparaissait et s'évanouissait comme une vision impalpable, vous la croyiez ici, elle était là dans le pas avec sa sœur, elle s'est surpassée elle-même ; il est impossible de rien voir de plus parfait ni de plus gracieux ; sa pantomime, quand elle est prise par son amant dans les plis de l'écharpe enchantée, exprime avec une rare poésie le regret et le pardon, le sentiment de la chute et de la faute irréparable, et son long et dernier regard sur ses ailes tombées à terre est d'une grande beauté tragique.
    Au commencement de la pièce il est arrivé un petit accident qui n'a pas eu de suite, mais qui nous a alarmé tout d'abord ; au moment où la Sylphide disparaît par la cheminée (singulier chemin par une Sylphide), Mlle Fanny, emportée trop rapidement par le contrepoids, a heurté assez violemment du pied le bois du chambranle.
   Heureusement elle ne s'est fait aucun mal, mais nous prenons occasion de ceci pour nous récrier contre les vols qui sont une tradition du vieil opéra. Nous ne trouvons rien de bien gracieux à voir cinq à six malheureuses filles qui se meurent de peur suspendues en l'air par des fils de fer qui peuvent fort bien se rompre ; ces pauvres créatures agitent éperdument leurs bras et leurs jambes comme des crapauds dépaysés et rappellent involontairement ces crocodiles empaillés que l'on pend au plafond.
    À la représentation au bénéfice de Mlle Taglioni, deux sylphides restèrent en l'air ; l'on ne pouvait ni les descendre ni les remonter toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d'une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n'a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre bien entendu) s'avança sur le bord du théâtre et dit « Messieurs, personne de blessé. Le lendemain les deux sylphides de second ordre reçurent un cadeau de la vraie sylphide. Il arrivera probablement bientôt quelque anicroche de ce genre.

THÉOPHILE GAUTIER

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici. Lors de la première, le vendredi 22 novembre 2024, Ksenia Shevtsova danse la sylphide et Jakob Feyferlik James. Les deux représentations suivantes, le samedi 23 et le dimanche 24 novembre 2024, seront interprétées par Laurretta Summerscales et Julian MacKay ainsi que Madison Young et Jinhao Zhang.

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