jeudi 27 mars 2025

Corinne Winters triomphe en Káťa Kabanová pour ses débuts à l'Opéra de Munich


Tu sais, parfois je rêve que je suis un oiseau
- Kat'ja

Dans l'opéra Káťa Kabanová, l'héroïne est prise au piège dans le maillage d'un réseau de relations malsaines : Kabanicha, sa belle-mère autoritaire, opprime et contrôle son fils Tichon, dont le mariage avec Káťa souffre considérablement de cette domination étrangère. Comme Káťa ne trouve pas son compte dans cette famille, elle se réfugie, elle et ses désirs érotiques insatisfaits, dans une liaison avec Boris.

En tant que compositeur et librettiste, Janáček concentre l'action de l'œuvre littéraire d'origine, le drame Orage d'Alexander N. Ostrowski : le livret renonce en grande partie à décrire les circonstances sociales extérieures, qui déterminent de manière décisive la nature et les décisions de Káťa. Au lieu de cela, Janáček retrace l'évolution du personnage-titre dans un langage musical psychologique et délicat. Le sentiment de culpabilité de Káťa ne cesse de croître jusqu'à ce qu'il éclate dans une confession publique qui prend la forme d'un orage émotionnel. La musique tumultueuse et parfois survoltée ouvre l'espace à des passages de grâce lyrique et nous permet de ressentir l'essence la plus intime des personnages.

Le metteur en scène Krzysztof Warlikowski voit en Káťa une marginale à qui l'on refuse une vie en accord avec ses aspirations et qui finit par préférer la mort au mensonge. Le pouvoir destructeur sous-jacent de la religion ne se trouve pas seulement dans une petite ville russe sur la Volga dans les années 1860, où le livret situe l'action, mais peut être observé partout dans le monde. À l'aide d'une équipe soudée, composée du chorégraphe Claude Bardouil, de la créatrice de lumières Felice Ross et du vidéaste Kamil Polak, Krzysztof Warlikowski a traqué les processus les plus profonds de la psyché humaine dans les espaces de la scénographe Małgorzata Szczęśniak et livre une vision de l'oeuvre d'une intelligence et d'une profondeur magistrales.

Mais où est donc passée la Volga ? Cette question à laquelle tous les metteurs en scènes et les scénographes qui montent Katia Kabanova doivent tenter d'apporter une réponse, reçoit un traitement original et subtil dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski et la scénographie de Małgorzata Szczęśniak, aussi en charge des costumes. La Volga est au coeur du livret et de la musique de Leoš Janáček qui s'est attaché à en évoquer " la mélancolie et les pleurs feutrés " du fleuve. Mais la nouvelle production munichoise ne présente pas de manière directe le grand fleuve et déplace l'action, initialement située dans un village sur la Volga en 1860, dans les années 1960 ou 70 dans la salle polyvalente d'une commune au bord d'un fleuve. Le pouvoir destructeur sous-jacent de la religion n'agit pas seulement là où le livret situe l'action, mais peut être observé partout dans le monde.

Alors que le public s'installe, l'action a déjà commencé sur le plateau où des couples dansent le tango. Pour Warlikowski, " les cours de tango appartiennent au domaine de cette maladie contemporaine qui pousse les gens à vouloir faire partie d’une communauté. Le tango est une image fantastique de l’harmonie. Deux corps. Une étreinte. Une passion feinte. C’est peut-être seulement en observant ces corps danser que Káťa a été inspirée à toucher un autre corps, à le presser contre elle, à l’embrasser. " L'absence de lever de rideau est sans doute une manière de réduire le fossé qui sépare la salle de la scène et d'inclure le public dans l'espace de la salle polyvalente. La salle communale est sobrement décorée par trois vitrines, un aquarium, un juke-box, une machine à sous, une horloge et une enseigne lumineuse indiquant l'emplacement des lieux d'aisance. Toute l'action prend place dans le huis-clos de la salle polyvalente dans laquelle l'assistance sera constamment le témoin des événements et notamment de la terrible confession publique de Kat'a. Un figurant insolite porte des palmes, un masque et un snorkel. Dans une des vitrines, on voit des animaux naturalisés, des gravures anciennes, une télévision d'un modèle ancien mais déjà en couleurs qui diffuse un reportage sur un fleuve dont on se plaît à imaginer qu'il s'agit de la Volga. À divers moments, l'aquarium se reflète sur la paroi qui lui fait face. La paroi du fond est modulable, en son centre on voit apparaître un bar avec un grand comptoir dont l'enseigne, — Bar Minéral — est évocatrice du thème aquatique. Deux vitrines nous renseignent sur les activités et les mœurs villageoises  : une vitrine pour les hommes, avec un mannequin arborant un costume de policier et peut-être un pêcheur en vêtements de pluie et, de l'autre côté de la salle, une vitrine présentant des mannequins féminins dont les pauvres robes décrivent très exactement la place subalterne de la femme vouée aux tâches ménagères dans une société très codifiée. La mise en scène assure une présence discrète et éparpillée au long fleuve, à cette " fontaine où l'accord est enfanté, dont il porte les ondulations ". Voici comment Krzysztof Warlikowski approche le fleuve tel que le décrit l'opéra :  

" La rivière et l’eau sont un élément central. La rivière est l’endroit où les chiots se noient. Le fleuve est également à l’origine de catastrophes dues à des inondations ou à d’autres scénarios où il sort de son lit. La rivière représente la beauté et le danger, la disparition. Il y a une vie sombre dans cette rivière. Une vie tentante peut-être. Une disparition dans la nature. "

Si la Volga est le plus long fleuve d'Europe, le fleuve de la mise en scène peut couler n'importe où dans le monde. La communauté villageoise veut faire belle figure, mais ce masque apparent cache la strate nauséabonde des relations malsaines, du non-dit généralisé auquel on tente d'échapper par l'alcool ou le sexe, l'un n'excluant évidemment pas l'autre. 

Le chef Marc Albrecht est familier de l'œuvre. Il a choisi de la présenter sans entracte de manière à préserver la tension et faire en sorte que les éléments convergents qui aboutissent à la catastrophe finale fassent pleinement leurs effets. Le chef évoque la musique de Janáček avec passion : 

"Je trouve simplement que c'est une musique qui brûle toujours, d'une bonne manière. Elle est toujours très proche de la personne qui agit, elle est douloureusement précise parfois, ça peut aussi faire mal (parfois en l'écoutant et aussi en l'exécutant). Il y a aussi des moments très abrupts, selon les cas, mais aussi des délicatesses, des vulnérabilités incroyablement touchantes. C'est donc une musique qui se glisse tout simplement sous la peau des gens sur scène, et là, elle fait des merveilles. Donc cette grande authenticité. Cette immédiateté (il n'y a pas de fausse note, pas de geste artificiel, pas d'effet non plus) - c'est tout simplement sincère. Et c'est toujours choquant aujourd'hui, si on le pense vraiment, si on le fait et si on le perçoit comme tel, alors cela a aussi ses moments inquiétants et aussi de grandes forces et de la confiance. Et Káťa, qui est au centre, est saisie par Janáček d'une manière dont  peu de personnages d'opéra bénéficient. Donc : c'est une musique incroyable ".

Corinne Winters en Kat'ja

La soprano américaine Corinne Winters vient de faire des débuts très remarqués à la Bayerische Staatsoper en Káťa, un rôle qu'elle a joué à de nombreuses reprises, notamment au Festival de Salzbourg 2022. Elle dispose de l'énorme avantage de parler le tchèque, ce qui lui permet de connoter et de colorer très exactement ce qu'exprime le texte. Elle apprécie la mise en scène différente et audacieuse de  Krzysztof Warlikowski et le défi qu'elle représente sur le plan dramatique. Son interprétation est à la fois parfaitement ciselée et parfaitement authentique. Elle décline avec une habileté stupéfiante toutes les composantes d'une personnalité empreinte de spiritualité emprisonnée dans les carcans étouffants de la religion et de la société, desquels elle tente de se libérer sans y parvenir, ne trouvant qu'une porte de sortie, celle du suicide. Pendant tout le temps de l'opéra, on reste suspendus aux lèvres de la chanteuse qui livre une interprétation émotionnelle d'une précision stupéfiante, dont l'effet est encore décuplé par les vidéos de Kamil Polak dont les projections agrandissent les expressions de la chanteuses. La vidéo devient ici un instrument redoutable qui ne laisse pas le droit à l'erreur, mais Corinne Winters se joue de cette difficulté en livrant un jeu sensible, véridique et naturel.

Kabanicha (Violeta Urmana) et Corinne Winters (Kat'a)

Violeta Urmana dessine avec un talent d'actrice consommé un portrait menaçant de Kabanicha, une matrone castratrice odieuse qui tient son fils Tikhon en laisse comme un caniche bien dressé. Małgorzata Szczęśniak lui a taillé un vestiaire évocateur d'une femme égocentrique qui parade en grande bourgeoise. Elle se croit d'une classe supérieure à celle des femmes de son village et tient à ce que cela se sache. John Daszak joue avec maestria le rôle du fils entièrement soumis à sa génitrice. Pavel Černoch campe un Boris marginal, en complet contraste avec le portrait du mari de Kat'a, et c'est sans doute ce contraste qui a séduit la jeune femme à la recherche d'une porte de sortie du monde étouffant dans lequel elle est cloisonnée. Ena Pongrac donne une exceptionnelle Varvara, la confidente et la complice de Kat'a.

Une grande soirée d'opéra, avec une ligne de chant basée sur " les petites mélodies de la parole  " qui selon les termes du compositeur devaient exprimer les pulsions, les affects et la vérité intérieure des personnages. Marc Albrecht et l'orchestre ont livré un travail d'orfèvre qui fait honneur au compositeur et, avec Corinne Winters, remportent un triomphe des plus mérités.


Kat'a (Corinne Winters), Boris (Pavel Černoch)
et Kabanicha (Violeta Urmana)

Distribution 


Direction musicale Marc Albrecht
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Chœur Franz Obermair
Dramaturgie Christian Longchamp, Lukas Leipfinger

Dikoj Milan Siljanov
Boris Pavel Černoch
Kabanicha Violeta Urmana
Tichon John Daszak
Káťa Corinne Winters
Kudrjáš James Ley
Varvara Ena Pongrac
Kuligin Thomas Mole
Glaša Ekaterine Buachidze
Fekluša Elene Gvritishvili
Un homme Samuel Stopford
Une femme Natalie Lewis

Bayerisches Staatsorchester
Bayerischer Staatsopernchor

Crédit photographique © Geoffroy Schied

(1) Sources : le programme de la Bayerische Staatsoper, dont les " Réflexions de Krzysztof Warlikowski sur Káťa Kabanová " compilées par Christian Longchamp, des extraits de la médiathèque de  la presse. Les citations sont traduites.

Bibliographie : Leoš Janáček, Ecrits, Choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, Fayard, 2009.

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