Le Théâtre du Liceu à
Barcelone présente en coproduction avec le Théâtre national des
Pays-Bas Giulio Cesare de Haendel dans une mise en
scène de Calixto Bieito et une distribution en partie différente.
La direction d'orchestre a été confiée au claveciniste et chef
d'orchestre William Christie, un éminent spécialiste de la musique
baroque. Un orchestre mixte a été composé pour la circonstance
avec des instrumentistes de l'orchestre du Liceu et des musiciens
baroques invités, dont quatre membres des Arts florissants. Leur
expertise et leurs conseils ont permis de transformer avec succès
l'orchestre barcelonais en un orchestre baroque. William
Christie s'est déclaré plus que satisfait du travail de cet
orchestre recomposé : « Nous étions tous inquiets, mais nous
n'avions pas besoin de l'être. C'est un miracle. Il faut savoir que
l'orchestre baroque du Liceu est né et c'est une étape
impressionnante »
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| William Christie |
À Barcelone comme à
Amsterdam, la mise en scène de Calixto Bieito a été très
diversement accueillie. Fait étonnant, le metteur en scène s'est
déchargé des répétitions sur trois de ses assistantes et n'a pas
cru devoir y assister ni même se présenter aux salutations, ce qui
fait qu'on ne put en salle enregistrer les réactions du public
interloqué par cette curieuse absence lors d'un soir de première.
Bieito n'aborde pas cet
opéra comme un document historique mais en déplace l'action dans un
présent aux contours incertains, il s'est surtout intéressé à
explorer des composantes de la nature humaine, spécialement
la dimension toxique de l'obsession du pouvoir. Ce choix correspond
bien à la vocation de l'opéra seria du 18ème siècle qui cherchait
dans les événements passés et les récits mythologiques un modèle
de conduite, un guide moral qui montrerait les vertus et les défauts
du caractère humain. L'intérêt du librettiste Nicola Francesco
Haym, qui a adapté une version antérieure de 1676 écrite par
Giacomo Francesco Bussani pour un opéra d'Antonio Sartorio, n'était
pas tant de reconstruire une intrigue que de réfléchir sur le
pouvoir : l’argument principal s’articule autour des luttes de
pouvoir émaillées de trahison. Il y a un verbe qui revient
constamment dans le livret et que partagent plusieurs personnages de
l’opéra : "gouverner."
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Tolomeo Cameron Shahbazi (Tolomeo), Teresa Iervolino (Cornelia) et José Antonio López (Achilla) |
La scénographie de
Rebecca Ringst installe sur la scène un grand parallélépipède
rectangle, un pavé droit métallique aux parois de tôles perforées
d'une multitude de petites ouvertures resserrées. Ces surfaces
permettent selon l'éclairage de distinguer l'intérieur du pavé,
comportant notamment un escalier qui donne accès à la face
supérieure, ou de servir d'espace pour diverses projections. Ce décor minimaliste permet de mettre en valeur la dramaturgie : dans les premières scènes, Calixto Bieito s'attache à dessiner les contours des personnages présentés comme des archétypes de leurs
conflits moraux. Bientôt on verra le pavé s'élever sur sa tranche
postérieure au moyen de deux puissants vérins hydrauliques qui lui
donne une remarquable inclinaison sous forme de pente. Il
ressemblera alors au bâtiment futuriste qui l'a inspiré :
l'imposant pavillon de l'Arabie Saoudite de l'Exposition
internationale de Dubaï en 2020, le deuxième en importance
d'un ensemble érigé dans une zone désertique de l'émirat. Le
pavillon avait remporté le prix d'honneur dans la catégorie du
meilleur design extérieur et du meilleur affichage, grâce notamment
à son immense miroir à écran numérique interactif (plus de 1 240
mètres carrés). L'écran miroir du pavillon saoudien
présentait les innovations du pays et son originalité. Les
projections sur le parallélépipède incliné de Barcelone évoquent
ici l'Égypte ancienne en recevant l'impression d'un texte défilant
rédigé en hiéroglyphes, qui rappellent les calligraphies géantes
d'un texte coranique sur une des faces du pavillon saoudien,
elles expriment là la sensualité et la lubricité des
protagonistes avec un gros plan sur des lèvres rouges et des
yeux maquillés, donnent à voir une plage et les vagues déferlantes
de la mer, un ciel bleu et blanc ou une nuit au clair de multiples
lunes. La structure flexible du pavé incliné permet le jeu
complexe du positionnement des personnages qui parfois montent
l'escalier pour accéder au toit, ils sont alors pourvus d'un
baudrier de sécurité. Ainsi de Sesto qui se servira ensuite de son
baudrier pour assassiner Tolomeo, de Giulio Cesare ou de Cleopatra
qui laissera pendre son abondante chevelure cachée sous un voile en
début de spectacle.

L'obsession du pouvoir ne
s'encombre d'aucun scrupule. Ainsi, d'entrée de jeu, du meurtre de
Pompée et de sa décapitation. Calixto Bieito s'empare de la tête
coupée offerte par Ptolémée à César et en fait un objet central
de sa mise en scène : on voit Achilla apporter la tête dans un sac
en plastique comme le ferait une ménagère au sortir de ses courses.
Il en sort une espèce de balle ensanglantée et de la charpie rouge.
Cette exposition et la manipulation de la tête et des déchets
sanglants par les protagonistes vont bien au-delà de leur mention
dans le livret, elles semblent être aussi utilisées à des fins de
provocation. Les provocations vont ensuite se succéder comme autant
de gloses du texte du livret. Ainsi verra-t-on se profiler une
relation incestueuse entre Cornelia et son fils Sesto, — est-ce là
la conséquence de la douleur d'avoir perdu un mari et un père
encore renforcée par l'horreur de son exécution ? Cette relation
deviendra plus tard cannibale lorsqu'on verra Cornelia mordre à
pleines dents dans le bras de Sesto. Cette femme qui a tout perdu
éprouve-t-elle pour son fils un amour dévorant ? Le personnage de
Ptolémée reçoit un traitement conforme à sa réputation d'être
efféminé entouré de beaux hommes musclés dans une scène de
partouze homosexuelle. À la fin de l'opéra, pour le lieto
fine, Cesare et Cleopatra défont l'emballage de somptueux
cadeaux : ils se sont mutuellement offerts des trônes, qui ne sont
autre que des cuvettes de toilettes en or massif. Ces cuvettes sont
aussitôt désirées par les autres survivants et la tableau final
aligne pas moins de 7 cuvettes en or. Cela rappelle peut-être
l'installation America de l'artiste Maurizio
Cattelan au Musée Guggenheim de New York, que le musée présentait
comme « un clin d'œil aux excès du marché de l'art, mais
évoque également le rêve américain de la chance pour tous ». Une
anecdote savoureuse relate que lors de son premier mandat, un
président américain très porté sur l'or massif aurait en 2018
demandé au Guggenheim le prêt d'un Van Gogh pour décorer les
appartements privés de la Maison Blanche. Il se serait vu opposer un
refus, mais le musée lui aurait ironiquement proposé en échange le
prêt du wc en or massif. Le costume bleu et la cravate rouge
de Giulio Cesare pourraient bien pointer dans la même direction.
Les chanteurs et les
chanteuses sont vêtus d'innombrables vêtements
haute-couture dessinés par Ingo Krügler qui exigent de
nombreux changements de costumes. Ainsi de Cleopatra qui apparaît
dans une élégante longue robe bleue, les cheveux couverts par un
hijab. On la verra ensuite en robe rouge, puis dans un peignoir de
plage turquoise, puis en maillot de bain pour des scènes balnéaires.
Et, pour la scène finale, dans une tenue moulante noir et or.
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| Julie Fuchs (Cleopatra) et Xavier Sabata (Cesare) |
Trois chanteurs de la
production d'Amsterdam sont présents sur la scène catalane :
la mezzo-soprano italienne Teresa Iervolino (Cornelia), le
contre-ténor perso-canadien Cameron Shahbazi (Tolomeo) et la soprano
française Julie Fuchs (Cleopatra). Cet excellent trio expérimenté
donne le meilleur de la soirée. C'est dans le rôle de Cornelia que
Teresa Iervolino avait abordé le répertoire baroque à Toulon,
auquel avait suivi celui d'Holopherne à la Fenice. Dotée d'une voix
profonde et chaleureuse, elle incarne son rôle avec force et énergie
et lui apporte une présence scénique imposante. La mezzo-soprano
Helen Charlston donne un Sesto étourdissant avec parfois des accents
de contre-ténor. Sa composition de ce rôle en pantalon est
confondante de véracité, on croit voir et entendre un jeune homme
accablé et furieux pris dans un maelstrom de sentiments. Seul bémol,
la mise en scène lui rend son aspect féminin lors de sa dernière
scène, un peu comme un travesti qui ôte sa perruque en fin de
numéro, mais ici cela dessert le propos. Cameron Shahbazi
incarne un superbe Tolomeo, sensuel, féminin, félin et rusé.
Giulio Cesare est chanté par le contre-ténor barcelonais Xavier
Sabata, un enfant du pays très apprécié par le public catalan.
Homme de prestance avantageuse et de stature bien campée, il donne
une composition très énergique de son personnage, mais n'a hélas
ni la puissance ni la projection requises pour la grande salle du
Liceu et reste vocalement en retrait du rôle. Curieusement, il porte
la barbe, une pilosité que les Romains associaient à des
cultures orientales décadentes. La Cleopatra de la soprano française
Julie Fuchs constitue le plus grand bonheur de la soirée, elle sera
longuement ovationnée par un public enthousiaste et totalement
conquis par la technique pointue et la performance hors-norme de
cette très grande chanteuse dont la prestation tout en souplesse est
remarquable par le contrôle du souffle et une interprétation très
naturelle et authentique. Un talent qui combine la justesse du geste,
l'audace et l'énergie, la beauté du phrasé et la puissance de la
projection. Les rôles secondaires, l'Achilla du baryton espagnol
José Antonio López, le Nireno du contre-ténor barcelonais Alberto
Miguelez Rouco et le Curio du baryton espagnol Jan Antem sont
de belle façon.
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| Helen Charlston (Sesto) |
Production et distribution
Mise
en scène Calixto Bieito
Direction d'orchestre William Christie
Assistants à la direction musicale Emmanuel Resche-Caserta et Florian Carré
Scénographie
Rebecca Ringst
Costumes Ingo Kruegler
Lumières Michael Bauer
Vidéo Sarah Derendinger
Dramaturgie Bettina Auer
Production Gran Teatre del Liceu et Dutch National Opera
Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu
Giulio
Cesare Xavier Sabata contre-ténor
Cornelia Teresa
Iervolino mezzo-soprano
Sesto Helen Charlston
mezzo-soprano
Cleopatra Julie Fuchs soprano
Tolomeo Cameron
Shahbazi contre-ténor
Achilla José Antonio López baryton
Nireno
Alberto Miguelez Rouco contre-ténor
Curio Jan Antem baryton
Crédit photographique © David Ruanoi
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