L'Opéra d'État de Bavière reprend en ce mois de décembre La Bohème de Giacomo Puccini dans la mise en scène vériste créée par feu Otto Schenk* en 1869 avec les décors et les superbes costumes conçus par Rudolph Heinrich. On ne change pas un cheval gagnant. C'est vrai aussi à la Bayerische Staatsoper, qui maintient cette production devant des salles combles depuis plus de cinquante ans. Tout est millimétré comme du papier à musique, les tableaux sont si intelligemment conçus que les chanteurs peuvent pleinement s'adonner à leur métier de chanteurs , et cela ravit le public munichois, un public informé qui est à coup sûr très mélomane quand il n'est pas lui-même musicien.
| Esquisse pour le décor de 1896 par Alfred Hohenstein Source : Archivo storico Ricordi |
La Bohème de Schenk et Heinrich se déroule exactement là où elle doit se dérouler : sous les toits et dans les rues du Paris de 1830. Le premier et le quatrième tableau ont lieu dans les combles d'un immeuble parisien disposant de verrières qui laissent pénétrer la lumière chère aux artistes peintres et le froid de cet hiver glacial qui va tuer Mimi. Le deuxième tableau est tout simplement magique : Heinrich, qui s'est directement inspiré des décors de la première turinoise de 1896, — notamment au deuxième acte où il reprend exactement le décor du quartier latin conçu par Alfred Hohenstein, — reconstitue un quartier de Paris avec son animation nocturne, une foule nombreuse aux mouvements étudiés, magnifiquement chorégraphiés par Schenk, et un luxe de moyens inouï par le nombre de figurants et de choristes, on a cent personnes en scène, les enfants qui se pressent autour de Parpaillot, les marchands ambulants qui poussent leurs charrettes, les dîneurs du café Momus, un défilé d'une trentaine de soldats. C'est Paris avec ses lampadaires et sa colonne Morris, ses réclames publicitaires et en fond de décor, un bâtiment à portique classique. Le troisième tableau, beaucoup plus sobre, prend place à la Barrière d'Enfer (actuelle place Denfert-Rochereau), avec la simple grille de l'octroi surveillée par la garde, et l'entrée du café où Musetta et Marcello ont trouvé un engagement temporaire. La neige tombe sur la place où Mimi erre à la recherche de Rodolfo. Alors que l'action du premier acte se déroulait dans l'atelier d'artiste éclairé a giorno, celle du quatrième acte, dans les mêmes lieux, est progressivement plongé dans la nuit, avec des lumières dirigées sur les protagonistes, un éclairage qui souligne l'intensité émotionnelle qui accompagne l'agonie et la mort de Mimi.
Dans l'opéra de répertoire, ce qui change, ce sont les chanteurs et le chef d'orchestre. La palme de la Bohème de ce mois de décembre revient sans conteste à l'extraordinaire performance du ténor lyrique Benjamin Bernheim en Rodolfo: une voix lumineuse, qui a les couleurs de l'ambre doré, une projection impeccable, un timbre chaleureux aux résonances magiques avec un délicieux vibrato parfaitement maîtrisé, une technique ciselée tout entière au service de l'émotion. La puissance vocale de Benjamin Bernheim n'a d'égale que la justesse d'une interprétation scénique toute en finesse. Sa prestation souligne la dimension poétique profonde de l'opéra de Puccini, elle dépeint avec une grande force intérieure la fragilité de la condition humaine face à la pauvreté, à la maladie et à la mort. Benjamin Bernheim décrit lui-même sa voix comme une voix de trompette, claironnante. Certes, et cette trompette est d'une telle beauté qu'elle appartient sans conteste à la famille des trompettes de la renommée.
La soprano bulgare Sonya Yoncheva était initialement prévue dans le rôle de Mimi, mais en ce début décembre elle a chanté Maddalena de Coigny dans Andrea Chenier au MET de New York. On a vu ensuite apparaître le nom de Galina Cheplakova sur le site de l'opéra, une apparition éphémère. Dernier rebondissement, c'est Gabriella Reyes qui, ayant déjà chanté Mimi au MET, s'est vu confier la redoutable partie. On imagine que la soprano américano-nicaraguénne n'a disposé que de peu de temps pour assimiler les directives de la mise en scène. De sa voix rayonnante dotée d'aigus aux éclats argentins, elle nous livre une Mimi faisant preuve d'une grande force de caractère dans les affres de la maladie et de l'improbable séparation voulue par l'homme qu'elle aime. Premier prix Operalia en 2022, Juliana Grigoryan prête sa silhouette de rêve à une Musetta dûment corsetée, dont on comprend sans peine qu'elle fait tourner la tête à de vieux barbons fortunés, qui peuvent s'estimer heureux d'avoir le privilège de payer ses factures et ses notes de restaurant, auxquelles elle ajoute généreusement celles de ses amis artistes. La soprano arménienne, qui fait ses débuts à Munich, dispose d'une voix d'une puissance telle qu'elle s'impose sans problème face à l'orchestre déchaîné.
Les amis artistes de Rodolfo ne sont pas en reste. Andrzej Filończyk joue Marcello en force, un Marcello sanguin et colérique, qui ne supporte pas que son amante Musetta se serve de ses charmes pour gagner quelque argent. Le baryton polonais fait preuve d'une présence scénique virile qui n'a d'égale que la force expressive de son chant. Colline est campé par la basse parmesane Roberto Tagliavini, tout penaud d'avoir perdu son manteau. Germán Olvera fait des débuts munichois et une prise de rôle réussie en Schaunard. Benoît, le propriétaire de l'immeuble qui abrite les artistes, est interprété par Christian Rieger. Les petits rôles sont tenus par les jeunes talents de l'Opéra Studio.
Nicola Luisotti anime de ses gestes amples et élégants l'Orchestre d'État de Bavière qui fait à nouveau la preuve de son excellence dans l'expression très évocatrice des raffinements lyriques de la partition. Le chœur de l'opéra et le chœur d'enfants participent de la même excellence en dressant le paysage animé de la foule parisienne des jours de fête.
" Que de richesse en cette pauvreté ! En ce réduit, que de félicité ! " Si l'opéra dénonce la condition misérable des artistes parisiens au temps de la bohème, il exalte également la force de l'amitié et la puissance de l'amour. Puccini a su capter la quintessence parisienne de cette époque en la parant de sa congéniale italianité. La mise en scène d'Otto Schenk offre un écrin de choix aux magnifiques chanteurs, instrumentistes et choristes, que le public a dûment ovationnés.
Distribution du 17 décembre 2025
Direction musicale Nicola Luisotti
Mise en scène Otto Schenk
Scène et costumes Rudolf Heinrich
Chœurs Franz Obermair
Mimi Gabriella Reyes
Musetta Juliana Grigoryan
Rodolfo Benjamin Bernheim
Marcello Andrzej Filończyk
Schaunard Germán Olvera
Colline Roberto Tagliavini
Parpignol Michael Butler
Benoît Christian Rieger
Alcindoro Martin Snell
Un agent des douanes Armand Rabot
Sergent des douanes Zhe Liu
Vendeur de prunes Markus Gruber
Orchestre d'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
Chœur d'enfants de l'Opéra d'État de Bavière
* Le regretté metteur en scène autrichien est décédé le 9 janvier de cette année à l'âge de 94 ans. Au cours de sa fructueuse collaboration avec l'Opéra d'État de Bavière, il a mis en scène Macbeth, La bohème, Simon Boccanegra, Der Rosenkavalier, Die Fledermaus, La traviata, Don Carlo, Rusalka, Der Barbier von Bagdad et Les Contes d‘Hoffmann.
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