lundi 6 juillet 2020

Joseph Joûbert — Les châteaux du roi Louis II de Bavière (3) — Herrenchiemsee

Un texte de Joseph Joûbert, publié en 1911 à Angers dans les Mémoires de la Société d'agriculture, sciences et arts d'Angers.

Joseph Joûbert (1853-1925) fut journaliste et écrivain, membre de la Société des études coloniales et maritimes. Passionné de géographie, il travailla dans le domaine des sciences de l'information et de la documentation.

           Les châteaux du roi Louis II de Bavière (suite et fin)

C'est un pays d'un aspect tout différent que celui où s'étale, avec plus de grâce charmante que de sévère grandeur, le quatrième des châteaux du roi Louis : Herrenchiemsee. 

Pour s'y rendre de Füssen il faut remonter à Munich et prendre la direction de Salzbourg ; à peu près à moitié de la route (par chemin de fer s'entend) à la station de Prien un tramway conduit en dix minutes le touriste à l'embarcadère de Stock, d'où aussitôt un bateau à vapeur mène à l'île de Herrenchiemsee, sur laquelle s'élève le château en question. Le lac que l'on traverse, le Chiemsee, situé sur le plateau bavarois entre les vallées de l'Inn et de la Salzbach, est un des plus pittoresques de cette belle région préalpine, autrefois couverte de glaciers.

Carte postale ancienne (collection privée)
Du pont du petit steamer, à la proue duquel pendule l'étendard bleu et blanc de Bavière, on contemple par un temps radieux un magnifique panorama : les bords de la nappe lacustre sont couverts de bosquets de hêtres et de sapins, entre lesquels se détache de temps à autre une jolie villa ; sur la plaine liquide semblent flotter, comme de magiques « fata morgana » sur les plaines désertiques, des îles aux délicieuses silhouettes, Herrenchiemsee et Fraueninsel, parterres de verdure, d'où émergent des clochers élancés ou des tourelles de châteaux, qui se mirent dans les ondes limpides, tandis que, comme grandiose fond "de" décor, se profile au loin sur l'azur immaculé la colossale couronne des Alpes de Salzbourg, en été grisâtres, dénudées, en hiver blanches de neige. 

Le château de Herrenchiemsee, auquel on parvient après quelques minutes de marche en quittant le débarcadère, est la reproduction approximative de celui de Versailles, mais malheureusement il n'est pas terminé; il n'a que deux étages, pour se conformer à l'étiquette royale à la cour de France, d'après laquelle, d'une part, on ne devait pas imposer au Roi la fatigue de monter des volées d'escalier, et, de l'autre, il était interdit d'avoir pour les courtisans ou les serviteurs des chambres situées au-dessus des appartements réservés au Souverain. Quoi qu'il en soit, le château neuf de Herrenchiemsee, avec sa façade principale de plus de 100 mètres de long (une aile de 149 mètres à l'ouest restant inachevée), a grand air et présente un aspect imposant.

" La décoration intérieure est loin d'être du pur style Louis XIV. Elle évolue, a écrit M. Hans Steinberger, à la manière Lepautre du classique le plus pur,  au décor Jean Bérain et par-dessus le genre Régence jusqu'au Louis XV ; mais tous ces styles se retrouvent dans le génie artistique dont Lepautre est l'initiateur, de sorte qu'il ressort clairement que ce style royal dans l'architecture du monument devait tendre à produire une impression d'ensemble. »

Ce n'est plus le cygne, mais un paon majestueux en argent et en bronze, fièrement campé sur un vase énorme de faïence italienne, qui semble saluer le visiteur à son entrée dans le luxueux vestibule orné de belles colonnes. L'escalier qui conduit au premier étage est d'un effet saisissant : la note qui domine est un mélange de blanc et d'or ; de toutes parts sur les parois brillent les marbres les plus précieux, aux veines chatoyantes. Au-dessus de l'escalier monumental règne une opulente galerie décorée de colonnes, de riches sculptures, des statues de Cérès, Flore, Minerve et Apollon avec d'orgueilleuses fresques qui entourent le plafond et représentent : la Guerre, la Jurisprudence, l'Art, la Science, le Commerce, l'Industrie et l'Agriculture ; les cadres étincelants, avec motifs en relief or finement travaillés, rehaussent encore la magnificence de ces compositions dues à l'habile pinceau de Louis Lesker, un des meilleurs maîtres de l'École de Munich.

Un petit passage conduit, en débouchant de la galerie, à la Salle des Gardes, à une première antichambre, à la Salle de l’Oeil-de-Bœuf, à la Chambre de Parade et à la Salle du Conseil. — Rien qu'en lisant ces noms le visiteur peut, se figurer transporté comme par enchantement en plein château de Versailles.

Dans la Salle des Gardes, de décor gris et or, c'est l'épopée guerrière qui domine avec les bustes des grands capitaines du loi Soleil : Condé, Turenne, Vauban et Villars ; la toile magistrale du peintre Widmann (de Munich) y montre Le Triomphe de Mars, puis des tableaux rappellent l'Entrée du Roi à Arras, à Douai, la bataille de Neerwinden, etc.

La Salle de l'Oeil-de-Boeuf, avec ses deux fenêtres ovales qui lui donnent son nom, et les copies de Wignard, telles que la famille de Louis XIV, Philippe de France, et le Sacre du Dauphin, est la reproduction exacte de la pièce correspondante du château, de Versailles.

Dans la Chambre de Parade dominent sur les panneaux les scènes de la mythologie ou les sujets allégoriques si en faveur au siècle de Louis XIV. Les cheminées, les consoles, les lustres et les candélabres, sans parler d'une horloge monumentale d'Apollon, chef-d'oeuvre d’horlogerie artistique, sont d'un luxe inouï, et pourtant tout cela est surpassé par la magnificence indescriptible du lit royal, se dressant sur un tapis de pourpre qu'entoure une très riche balustrade ; les draperies écarlates sont soutachées de broderies merveilleuses et au-dessus du somptueux baldaquin s'élève, altière dans sa splendeur, la couronne royale, qui se détache d'un ensemble de fins sujets en or d'une ciselure remarquable, comme un diadème qui étincelle sur un écrin ruisselant de bijoux.

Nous avons hâte d'arriver à l'incomparable Galerie des Glaces, la merveille de ce palais, longue de 77 mètres, et qui a été fidèlement copiée sur celle de Versailles. Avec les glorieux salons de la « Paix et de « la Guerre », aux deux extrémités, cette pièce d'une étendue peu banale occupe toute la longueur de la façade du monument.

Quel luxe de décoration : 24 colonnes et 24 pilastres en marbres rares, les bases et les chapiteaux corinthiens festonnés d'or, avec 36 lustres en cristal aux facettes étincelantes et autant de candélabres en bronze aux lampes multiples pour porter les lumières, et tous ces lampadaires ciselés avec un art exquis, enfin une série de glaces remplissant les trumeaux réfléchissent en leurs chatoyants miroirs toutes ces splendides manifestations de l'art emprunté à la France du Grand Roi !

Lève-t-on la tête, les yeux se portent sur les frises ruisselantes d'or, qui courent des deux côtés au-dessus des baies, et, richement enjolivées de trophées et de panoplies aussi en or, sont supportées par des cariatides ; enfin la voûte très élevée est d'un bout à l'autre tapissée de magnifiques fresques, reproduisant les cartons de Lebrun et exécutées par les premiers peintres de Munich, Ce sont autant de pages d'histoire à la mémoire des fastes de Louis XIV et des campagnes de ses grands capitaines : Passage du Rhin, prise de Maëstricht, conquête de la Franche-Comté, prise de Gand, le Roi arme sur terre et sur mer, la Hollande accepte la paix, etc.

Aux deux extrémités, comme nous l'avons dit, les Salons de la Paix et de la Guerre, aussi d'une ornementation opulente, avec des bustes en marbre des Empereurs romains Caracalla, Marc Aurèle, Septime Sévère et Néron, complètent heureusement cet ensemble extraordinaire.

Le spectacle qu'offre cette galerie des Glaces est vraiment magique : tout est or ou cristal qui scintille, étincelle, fourmille, ruisselle et miroite.

Pourquoi faut-il que le visiteur qui sort de là fasciné, ébloui, éprouve une lamentable désillusion en débouchant à l'improviste dans un escalier et un vestibule qui n'ont comme décor que la brique, la maçonnerie brute et le plâtre aux couleurs malpropres et maussades : Pendent opera interrupta ? L'oeuvre est restée inachevée. Le royal bâtisseur n'est plus et son successeur, le Régent, aussi économe que Louis II était prodigue, a eu vite fait de congédier sculpteurs, peintres, décorateurs, artistes de tout genre. D'ailleurs, si on avait voulu poursuivre cette orgie de folles dépenses à Herrenchiemsee, il aurait fallu non pas tous les trésors du Pérou, mais une partie de l'or des mines du Transvaal où du Klondyke.

Avant de quitter le palais enchanteur, je voulus jeter un rapide coup d’œil sur les jardins, dont le dessin a été visiblement inspiré par les créations du célèbre Lenôtre : devant la façade principale s'étendent les bassins de la Fortune, de la Gloire et de Latone, avec leurs divinités mythologiques et auxquels on descend de la terrasse par un escalier dé 24 marches en granit. Le coup d’œil du haut de la terrasse est ravissant sur le vaste parterre, bordé d'espaliers et de rangées d'arbres taillés à la française, avec son canal et ses tapis de verdure, et le tout se prolongeant jusqu'aux rives si pittoresques du lac de Chiemsee ; des fontaines très artistiques, des nymphes couronnant des rochers artificiels, des groupes d'élégantes statues, divinités ou animaux sauvages, contribuent à la beauté de la décoration bien classique dans le style Louis XIV.

Comme il les aimait ses châteaux, le roi constructeur ! Qu'il se plaisait à se rendre souvent d'une de ces demeures princières à l'autre, arrivant la nuit à l'improviste avec sa brillante suite, comme dans un conte de fées ou des Mille et une Nuits, et avec son équipage fantastique, dont l'étrangeté frappait toujours d'étonnement les paysans réveillés en sursaut par le bruit et accourus sur le seuil de leurs chaumières contempler ébahis la féerique vision, qui filait comme un lumineux météore.

Six superbes postiers, richement caparaçonnés, à la robe blanche comme le lait, emportaient au triple galop le carrosse de gala du style rococo le plus somptueux et en forme de traîneau, ruisselant de dorures, décoré de panaches et surmonté d'un génie ailé élevant la couronne royale. Le courrier et les postillons perruque en tête, bottes à l'écuyère, portaient avec élégance le vrai costume Louis XIV.

Ce n'était pas un spectacle ordinaire que de voir ce merveilleux cortège, précédé de gendarmes ou dé chevau-légers en grand uniforme, annoncé de loin par le maréchal fourrier, une torche à la main et monté sur un coursier qui galopait à bride abattue. L'éblouissante apparition fuyait comme par enchantement à travers bourgs et campagnes étonnés; le bruit sec des sabots des chevaux allait vite s'éteignant et bientôt les spectateurs, un instant émerveillés, ne percevaient plus qu'à peine le mélodieux tintement des grelots qui se perdait, dans le lointain et dans les ombres de la nuit.

On sait comment finit en un drame des plus lugubres l'existence aussi triste que bizarre de ce monarque infortuné. L'excessive originalité, teintée de sombre mélancolie, du Roi solitaire, avait fini par dégénérer en folle prodigalité; le Conseil de famille avait proclamé la régence du prince Luitpold; Louis II fut transporté au château de Berg sur le lac de Starnberg, dont j'ai aperçu aussi les rives d'un charme si pénétrant ; dès le lendemain, par suite de circonstances restées mystérieuses comme pour la mort du prince héritier d'Autriche, l'archiduc Rodolphe, le roi Louis II fut trouvé gisant noyé avec son geôlier le Dr Gudden, celui-là même qui, la veille, s'était emparé de son auguste personne au château de Neuschwanstein pour la mener captive la nuit dans une prison dorée.

Il n'est guère de drame plus palpitant que celui de la lutte désespérée qu'au crépuscule de son règne, pour sauver son prestige terni, sa majesté violée, sa liberté d'homme menacée, tenta le Roi déposé contre les mercenaires qui, quels que fussent les mobiles de leur acte audacieux, venaient lui imposer une abdication outrageante et accomplir une odieuse séquestration, que les autorités locales hésitaient à laisser faire et contre lesquelles protestaient ses fidèles sujets, prêts à se soulever dans tout le pays frémissant d'indignation.

L'arbitraire arrestation de Louis II à Neuschwanstein, le 11 juin 1886, est une des scènes les plus tragiques dont l'histoire fasse mention au cours des siècles !

Joseph JOÛBERT.

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