Angelo de Gubernatis |
L'écrivain, philologue et orientaliste italien Angelo de Gubernatis (1840-1913) s'était intéressé à la littérature, à la mythologie et à la spiritualié orientales. Ses travaux sur l’Orient incluent la Piccola enciclopedia indiana (Petite encyclopédie indienne, 1867), les Fonti vediche (Sources védiques, en 1868), une étude de la zoologie mythologique (1872) (1), puis une autre sur la flore dans la mythologie (1878).
Angelo de Gubernatis assista au premier Lohengrin italien qui fut donné à Florence en 1872 sous la direction enthousiaste du maestro Mariani, précisément l'année où il édita sa Mythologie Zoologique, ou Les Légendes animales. Lors de cette représentation, il fut frappé de la profonde interprétation qu'avait donnée Richard Wagner de la légende du cygne et voulut la communiquer au maître : « J'allais, écrit-il, d'admiration en admiration. La représentation terminée je sentis le besoin d'exhaler mon enthousiasme et j'écrivis au Maître une lettre vibrante. Il savait qui j'étais, par Cosima, fille de la comtesse d'Agoult, ma grande et vénérée amie, et il me répondit [en français] dans les termes que voici :
« Monsieur,
« La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser et que vous avez eu la bonté de m'envoyer, compte au premier rang parmi les témoignages de bienveillante sympathie qui font de la représentation de mon Lohengrin en Italie un des événements les plus remarquables de ma vie d'artiste.
« Certes, il ne saurait y avoir pour le poète de plus noble rémunération que celle de l'écho que sa pensée éveille, et quand cet écho lui vient de la pensée du savant d'un pays qui nous semble la patrie de la Beauté, il a lieu d'être fier et reconnaissant.
« C'est dans ce sentiment de fière gratitude, que je vous écris. Monsieur, et que je vous remercie. Votre lettre a été pour moi comme le premier gage de cette union à laquelle je fais appel, et je vous avoue que la branche scientifique à laquelle vous vous êtes voué rehausse encore à mes yeux le prix de vos remarquables paroles. Depuis longtemps l'étude de la philosophie et de la poésie de l'Inde compte parmi l'édification intellectuelle de ma vie, et si je nomme l'Italie la patrie de la Beauté, je vois et je révère dans l'Inde la mère de la sagesse humaine.
« D'aucune part il ne pouvait donc m'être plus doux et plus flatteur de voir mon Lohengrin entendu et accueilli avec sagacité et bienveillance, que la vôtre, Monsieur, et si mon poème musical vous a fait et vous fait encore songer, votre lettre m'a porté aux méditations les plus sérieuses et les plus consolantes.
« Mais ce qui a donné un prix tout particulier à la belle impression que mon oeuvre a eu l'honneur de vous faire, c'est le sentiment très juste qu'elle ne devrait point apparaître sur les scènes auxquelles nous nous sommes accoutumés, et qu'avec un tact judicieux que j'ai rarement rencontré, vous réclamez une réforme du théâtre correspondant à la réforme de l'opéra. Le temps que je n'ai pas consacré à mes conceptions artistiques je l'ai voué à cette pensée, qui a dirigé toute mon activité au dehors, et je me vois sur le point d'ériger avec le concours de mes amis, dans une petite ville d'Allemagne, le théâtre sur lequel n'auront lieu que des représentations annuelles devant un public convié, et où j'espère voir se fonder le style dramatique allemand.
« Vous jugez par là, Monsieur, de la joie profonde que m'ont causée vos lignes qui m'ont témoigné d'une si intelligente et si bienveillante divination de ma vocation, et c'est en me sentant très honoré de votre sympathie que je me permets de vous serrer la main, en vous priant de croire aux sentiments'de reconnaissance et de considération avec lesquels je suis, Monsieur,
Votre très dévoué
RICHARD WAGNER.
Nous avons été chercher dans la Mythologie zoologique le passage concernant le mythe Lohengrin, essayant d'imaginer ce que Gubernatis avait bien pu écrire dans sa lettre à Wagner. Voici ce texte étonnant, qui apporte un éclairage particulier d'une part à la signification et à la portée mythique de la transformation du frère d'Elsa en cygne, d'autre part à la nécessaire séparation de Lohengrin avec Elsa. Lohengrin doit partir non seulement parce qu'Elsa a rompu le serment qui lui avait été imposé ("Nie sollst du mich befragen "), mais encore parce qu'il connaît le secret du cygne et de sa libération. Voici l'extrait :
[...] Quand le héros, ou l’héroïne, se change en oiseau aquatique (2), quand il devient un cygne, qu’il est conduit par un cygne ou qu’il monte un cygne, c’est l’indication qu’il traverse la mer de la mort et qu’il retourne au royaume du Saint-Graal. Lorsqu’il s’avance sur le cygne à la rencontre de la belle fille, nul ne doit lui demander d’où il vient. Le cygne l’attend et veut le soumettre une fois de plus à son pouvoir magique et l’entraîner dans son royaume obscur, dès que le vivant se rappelle ce royaume. L’imagination des nations celtiques et germaniques a entouré d’un mystère solennel, d’un cycle de légendes nombreuses et fascinantes, ce mythe auquel la musique inspirée et classique de Richard Wagner a donné dans Lohengrin une magie nouvelle et pleine de charme. Lohengrin, le recens natus, le héros né spontanément, arrive dans un bateau conduit par un cygne, en qui une sorcière a changé le jeune frère d’Elsa; il vient délivrer la princesse Elsa et est sur le point de l’épouser, mais il n’oublie pas que, plus il restera avec elle, plus durera le supplice de son frère et plus longtemps il aura à souffrir sous la forme d’un cygne ; malheur à lui si quelqu’un lui demande qui il est, d’où il est venu, ou bien quel est ce cygne, car il serait obligé alors de se rappeler que l’oiseau attend qu’il le délivre. Lohengrin doit renoncer à son amour pour Elsa, ou trahir sa foi chevaleresque à l'égard du cygne, dont il connaît la mystérieuse nature; il donne un adieu funèbre à son amante, la réunit à son jeune frère et disparaît tristement sur les eaux obscures dont les profondeurs éclairées de la lune ont vu son arrivée. Nous avons là la légende des deux frères, dont le génie du Nord a développé à son plus haut degré la poésie et l’idéal. Le soleil et la lune se montrent chacun à son tour avant l'aurore et avant le printemps. Les deux astres sont séparés et l’un effectue la délivrance de l’autre, dans les légendes inspirées par le bon génie de l’homme, de même que celui-ci persécute et trompe celui-là , dans celles qui sont dues à son mauvais génie. Nous voyons déjà, dans les hymnes védiques, les Açvins (3), les divins jumeaux, conduits par des cygnes, s’identifier tantôt aux crépuscules et tantôt au soleil et à la lune; Lohengrin est le soleil ; le frère d’Elsa est la lune. Quand l’aurore du soir, quand la terre dans la saison d’automne, perd le soleil, l’une et l’autre retrouvent la lune; quand l’aurore du matin, ou la terre au printemps, perd la lune, le soleil prend sa place ; les amants changent de situation. L’un des cygnes cause la naissance de l’autre, porte l’autre, meurt pour l’autre, comme la colombe agit à l’égard de sa compagne, et comme les Dioscures donnent leur vie l’un pour l’autre. La légende des Dioscures est, en effet, en merveilleux accord, à quelques égards, avec les légendes des peuples du Nord sur le cavalier dont le cygne est le coursier. Zeus se change en cygne et s’unit à Léda, femme de Tyndare, qui donne naissance au soleil et à la lune, à Polydeucos et à Hélène ; d’après Homère, Hélène seule est fille de Zeus, tandis que Polydeucos et Castor sont fils de Tyndare ; d’après Hérodote, Hélène, au contraire, est la fille de Tyndare et, en cela, il est d’accord avec Euripide qui nous dit que les Dioscures sont fils de Zeus. Dans les Héroïdes d’Ovide, où la tradition primitive s’est déjà altérée, Léda, après s’être unie à Zeus qui a pris la forme de cygne, donne naissance à deux œufs ; Hélène sort de l’un d’eux ; Castor et Pollux sortent de l’autre. Il y a évidemment ici tot capita tot sententiae (4), mais ces contradictions, loin d’exclure le mythe du soleil, de la lune et de l’aurore (ou du printemps), le confirment. Il est toujours difficile de déterminer la paternité d’un enfant issu d’une union irrégulière, et la naissance d'Hélène et de ses deux frères était certainement étrange. L’important, ici, c’est que nous avons le cygne qui donne des fils à Léda; ces fils, qui tiennent de la nature de l’oiseau et de celle de la femme, doivent prendre une double forme : tantôt ils deviennent des cygnes comme leur père, et tantôt ils ont tout l’éclat de la beauté de leur mère; si nous réfléchissons, en outre, qu’un seul des frères était, avec Hélène, l’enfant du cygne, il devient naturel de penser que l’autre frère peut aimer Hélène sans se rendre coupable d’inceste Avant de devenir célèbre par les vicissitudes de la guerre de Troie, Hélène, étant jeune fille, avait eu des aventures; Thésée l’avait séduite et enlevée. Les Dioscures viennent la délivrer, comme Lohengrin accourt sur le cygne pour délivrer Elsa, au moment où son séducteur est sur le point, de consommer sa perte. Enfin, les aventures des deux Dioscures, dont l’un se sacrifie pour l’autre, correspondent à la légende du Schwanritter, le frère, ou le beau-frère, qui offre sa vie pour le cygne. Ainsi, l’Inde, la Grèce et l’Allemagne combinèrent, de différentes manières, l’image du cygne avec la légende des deux frères, ou des deux compagnons. L'Inde a créé le mythe, la Grèce l’a orné de couleurs et l’Allemagne lui a infusé l’énergie et la passion.
(1) Angelo de Gubernatis Mythologie Zoologique, ou Les Légendes animales, trad. de l'anglais par Paul Regnaud, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 2 vol.
(2) Dans les Eddas, quand le héros Sigurd expire, les oies pleurent sa mort.
(3) Açvins ou Ashvins, les divins jumeaux de l'hindouisme primitif, qui guérissent les maladies.
(4) Peut se traduire littéralement par autant d'hommes, autant de sentiments ou les tempéraments ne sont pas tous les mêmes.
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