jeudi 27 août 2020

Théâtre — L'Heure des Tziganes de Léo Larguier, à l'ombre du roi Louis II et de Wagner

Blanche Albane (1886-1975) créa le personnage de
 la reine Dorothée, cousine et âme soeur du roi Louis II.

   Nous sommes nombreux à avoir lu l'excellent roman historique Le roi sans reine de  Léo Larguier, qui mettait en scène le roi Louis II de Bavière. Jeune adulte d'environ 20 ans ,déjà tenté par l'écriture, Léo Larguier avait eu alors l'occasion de séjourner longuement en Allemagne et en Bavière, où il fut fasciné par la personnalité du Roi vierge, qui devint comme Wagner, le personnage de l'un ou l'autre de ses poèmes.
    En 1912, Léo Larguier va bientôt fêter son 32ème anniversaire lorsqu'il publie une pièce délicate, au ton désuet et charmant, en alexandrins, dans laquelle l'auteur évoque en plusieurs endroits, en des vers désuets et charmants, le roi Louis II de Bavière et son compositeur, que les personnages de la pièce ont pu côtoyer. Le seul personnage féminin de la pièce, la reine Dorothée, est dans la pièce la cousine du roi Louis II...
    Les alexandrins de Larguier trébuchent volontiers d'un vers à l'autre. Il fait souvent, à la suite des romantiques, basculer la balance hémistiche, disloquant à plaisir ce grand niais d'alexandrin.  Ainsi des bribes de phases ou des mots restent-ils un moment suspendus avant de rejoindre le vers suivant auxquels ils appartiennent. Un procédé adorable qui a dû séduire les excellents acteurs de l'Odéon qui ont créé la pièce.
   L'heure des tziganes, pièce en un acte, en vers, de Léon Larguier, fut éditée dans le numéro 227 de l'Illustration théâtrale (Éditeur Illustrations, 1912). La pièce fut créée le 30 novembre 1912 au Théâtre national de l'Odéon, que dirigeait alors André Antoine (1858-1943).

L'action de la pièce a été fort bien décrite par le critique dramatique Gaston de Pawlowski dans le journal Comoedia du 1er décembre 1912 :

   Dans un parc d'hôtel sectaire et moralement glacé, deux hommes âgés et très comme il faut causent mélancoliquement en évoquant des souvenirs passés. Le vieil ambassadeur: le marquis de Saint-Feuille, interroge, sans en avoir l'air, son ami Robert Égliseille, qui fut jadis le lecteur de la reine Dorothée à la cour de Carinthie. Et Robert Égliseille, devenu un littérateur célèbre ou tout au moins académicien respecté, avoue pour la première fois l'amour qu'il manifesta un soir pour la reine Dorothée, la façon dont il quitta brusquement le château dès le lendemain, et, depuis lors, la triste vie bourgeoise sans idéal qu'il mena jusqu'à l'Institut. La reine Dorothée, qui a vieilli elle aussi, mais qui est restée cependant fort belle, se trouve par hasard dans le même hôtel de cette ville d'eaux. Le diplomate se retirera lorsque la reine apparaîtra et la fin de l'acte sera fournie par la très simple conversation de la reine et de-son ancien adorateur, qu'elle n'a pas oublié.
   Ce sujet, très simple et très littéraire, est brillamment traité. Toute l'action est dans le récit, toute la vie dans les vers. 
  On y trouve de fort belles images. Le récit que fait l'ancien lecteur de l'heure mélancolique et suprême qu'il passa avec la reine dans un petit pavillon du parc, où l'orage les avait contraints à se réfugier tandis que les becs de la pluie frappaient aux vitres, est une très jolie page poétique et lorsque la vieille dame en noir apparaît, venant dans ce parc du fond de sa jeunesse, c'est une conversation très belle entre elle et le vieil homme de lettres. Celui-ci explique que sa vie fut brisée, que la gloire est une fille qui ne lit pas, qu'elle peut accompagner un instant un rhéteur de faubourg à la poitrine nue sous son veston, mais qu'elle ignore toujours l'académicien respecté. La vielle reine, de son côté, plus noble, plus maîtresse d'elle-même, nous fait entendre seulement que sa vie, à elle aussi, fut brisée depuis ce jour-là et qu'elle a vécu comme dans un rêve. 
   La reine Dorothée est, dans la pièce, la cousine de Louis II de Bavière. Il y a là de très jolies évocations des heures passées avec le divin Wagner dans les salons du palais. Tout cela est d'une très haute tenue littéraire, d'une expression forte et profonde qui dépasse bien souvent le théâtre et qui dénote un remarquable tempérament de littérateur. On trouve dans, cet acte, noblement exprimée, sans le moindre mouvement,, sans le plus petit geste, toute une succession de drames intimes, une exposition de caractères très approfondis, tels qu'on en souhaiterait dans la plupart des œuvres dramatiques. Je reprocherai seulement à ce petit acte très intéressant son manque d'action dramatique. Il ne s'agit pas, ai-je besoin d'insister sur ce point, d'action extérieure. je, suis ravi de constater que cet acte n'en comporte point. Mais, dans le dialogue, peut-être pourrait-on trouver une gradation dramatique mieux ménagée. Les acteurs nous content leurs souvenirs, nous expriment des sentiments anciens, ils nous racontent un drame moral qui eut lieu avant le lever du rideau, mais ce sont des cadavres moraux qui parlent.
  Les phrases sont désormais sans vie. Ce sont des idées d'autrefois qu'évoque, au lointain, la musique entendue dans le parc.

À la même époque, Louis Payen donne une critique dans la revue Le Parthénon dans laquelle il propose quelques extraits de la pièce :

   J’éprouve une grande joie à pouvoir dire combien L'Heure des Tziganes, l’acte de M. Léo Larguier, que vient de jouer l’Odéon, est d’une poésie intense, délicieusement émouvante, délicate et personnelle. Jamais M. Larguier n’est apparu plus maître de sa forme, plus inventeur de neuves images, ne nous a mieux fait offrande de son âme, que dans ce tendre poème. L’auteur de La Maison du Poêle distance de beaucoup nos ordinaires faiseurs de vers. Il serait temps de s’en apercevoir. M. Larguier, qui construit son œuvre avec une heureuse patience et dans le recueillement passionné, lui consacre les dons poétiques les plus rares. On y devine une exaltation fervente vers tout ce qui est noble, vers tout ce qui est beau et nous ressentons à lire ou à écouter ces poèmes, le frisson de joie mystérieuse et comme sacrée, que donnent seules les œuvres écrites dans la joie et dans l’amour absolu de la beauté. La fable imaginée par M. Larguier dans l'Heure des Tziganes, est d’une simplicité très volontairement dépouillée. Dans le décor banal d’une ville d’eau, vers le crépuscule, à l’heure un peu trouble et sentimentale où vont s’allumer les lampes, le maître écrivain Robert Egliseillc retrouve, vieillie et fanée, la reine Dorothée dont il a été jadis le lecteur et qu’il a chastement et profondément aimée. Ils échangent tous deux de mélancoliques propos et évoquent doucement le passé embaumé avant de se séparer pour toujours. Prétexte, n’est-ce pas ? à de poétiques variations... coquetterie de poète qui refuse que l’action prenne la première place et veut, nous intéresser, nous ravir par la seule magie de son art. M. Larguier ne s’est pas défié de lui-même et il a bien eu raison. Ecoutez : 

Et je songeais au bon sommeil lourd et tranquille 
Des troupeaux campagnards qui reposent en paix 
Comme des bûcherons couchés au plus épais 
Du bois, et je pensais aux bourgades coquettes 
Qui font des rêves bleus comme leurs sous-préfètes, 
Avec tous les parfums inconnus de la nuit 
Dans les chambres où l'eau d’une glace reluit, 
Et des rayons d’étoile et de lune aux croisées 
Et sur les toits luisants les perles de rosée. 

Et plus loin : 

J’aperçois sa maison sous le balancement 
Du pin musicien qui l’abrite et l’ombrage. 
C’est un tout petit nid qui n’a qu’un seul étage 
Avec un grand rosier, un jaune tournesol 
Et dans l’unique cerisier un rossignol !.... 
Ses blonds cheveux flottants près de sa belle joue 
La jeune femme, simple et sérieuse, y joue 
Un vieil air de Mozart sur le vieux clavecin 
Au murmure de l’eau débordant d’un bassin. 

   Tout est de cette qualité précieuse, rare et charmante. Il faut bien espérer que M. Antoine ne laissera pas dormir cette œuvre et qu’il la redonnera souvent à son public pour lui apprendre à aimer la poésie.

Un article par Adolphe Brisson, publié dans Le Théâtre (huitième série), publié à Paris, Librairie des Annales, en 1913, donne lui aussi des extraits, où sont évoqués le roi Louis II et Richard Wagner :

  Le petit drame de M. Léo Larguier, L'Heure des Tziganes, nous a émus par la sincérité de sa mélancolie. Depuis longtemps, nous n’avions écouté une histoire si touchante et si tendrement contée... Le célèbre romancier Robert Egliseille et le vieil ambassadeur M. de Saint-Feuil se promènent dans le parc d’une ville d’eau allemande ; ils se sont liés jadis à l’époque où Robert remplissait auprès de la reine de Carinthie, Dorothée, la charge de lecteur. Ils évoquent ces années lointaines, dont l’écrivain a conservé le pieux souvenir :

J’avais vingt ans, j’étais un songeur et j’aimais, 
Ebloui, ce décor où je vivais un rêve, 
Etre poète et voir, quand la lune se lève, 
Louis II de Bavière en visite au château
Passer avec la reine et Wagner sous l’arceau 
D’un grand laurier tordu, robuste et centenaire ! 
Leur apporter, étant le bibliothécaire, 
Un volume ; écouter, scandés par le vieux Rhin, 
Les vers que Louis II, pur comme Lohengrin, 
Lisait, et sous la nuit merveilleuse, enchantée, 
Entendre frissonner la voix de Dorothée, 
La belle reine de trente ans, tandis qu’au fond 
Du salon, ses cheveux de neige sur son front.
Richard Wagner jouait, laissant dans la pénombre 
Comme un oiseau blessé voltiger sa main sombre ! 
Pour un enfant vivant de beauté, de grand art, 
Quel charme avaient ces soirs, sur ce parc montagnard ! 
Quelle unique assemblée ! Une reine, un génie, 
Un roi mystique épris d’impossible harmonie,
Et qui devait mourir noyé dans les flots verts 
D’un lac où quelque ondine aux voiles entr’ouverts 
Montrait à ses yeux fous, des yeux d’un bleu polaire, 
Un corps pétri d’eau vierge et de neige lunaire ! 

   Épouse d’un roi vulgaire et grossier, la jeune reine n’était pas heureuse. Robert l’aimait. Il s’était juré de ne jamais lui dire ce qu’il ressentait pour elle. Et cependant un jour il osa... 

La nuit venait. La reine, au bord de la croisée, 
Rêvait. Elle parlait d’existence brisée, 
D’esclavage royal, de musique et d’amour. 
Elle eût voulu laisser sa couronne et sa cour, 
Etre la femme d’un poète ou d’un artiste. 
Ah ! comme elle était bien, ardente, belle et triste, 
La cousine du fou de Bavière, du roi 
Noyé dans l’étang vert, parmi le blanc effroi 
Des cygnes wagnériens ! La nuit venait, l’averse 
Ainsi que des moutons aux chemins de traverse 
Faisait un bruit confus. Le livide horizon 
Etait éclaboussé de foudre... et la raison 
Nous quitta... Dans la salle humide et presque obscure, 
Je pris entre mes bras la longue forme pure 
Tout le grand corps royal frémissant, et je pus 
Balbutier que je l’adorais, et je bus, 
Pendant qu’elle pleurait, incroyablement blanche, 
Comme de la rosée au bord d’une pervenche, 
Deux larmes de cristal au bord de ses yeux bleus. 
Ce ne fut qu’un oubli... 
                                      Sous les arbres houleux 
Qui nous jetaient des gouttes chaudes au visage, 
Nous rentrâmes muets, et je gagnai l’étage 
Où je logeais, et le matin, sans la revoir, 
Je quittai le palais, et nul, avant ce soir, 
De mon brusque départ n’avait connu les causes. 

   Ils ne se sont plus revus. Ils vont se revoir. La reine, dont tout le monde respecte l’incognito, et que nul n’a le droit de reconnaître, traverse l’allée où erre son ancien ami. Elle s’arrête. Il s’incline. Elle lui parle. Cette scène est une merveille de tact, d'élégance morale, de discrétion, de sensibilité. Dorothée et Égliseuille se regardent, le cœur gonflé de choses qu'ils ne peuvent dire. Leurs cheveux ont blanchi ; autour de leurs yeux toujours jeunes des rides se sont creusées. Rappelez-vous, au troisième acte de l'Arlésienne, les regrets résignés qu échangent la Renaude et le berger Balthazar. C'est la même tristesse, la même douceur... Tandis que les valses lentes modulées sur le violon des tziganes montent vers eux, ils se contient à mi-voix les souffrances de leurs vies désemparées. Elle a régné sans plaisir, 

Chérissant en secret l’art et la poésie, 
Et la noble musique, et celte fantaisie 
Divine qui me fit oublier quelquefois 
La cour de Carinthie, Othon-Chrislian III 
A qui je fus donnée, enfantine princesse 
Qui piquait les bleuets dans l’or blond de sa tresse. 

Lui, il s’est marié, par effroi de l’isolement, par lassitude. 

Je me suis marié parce que j’étais seul, 
Seul et las de trouver, en rentrant du théâtre,
Mon feu toujours éteint dans les cendres de l’âtre 
Et ma lampe sans flamme et mon foyer désert. 
Je me suis marié simplement pour entendre 
Une voix familière un peu joyeuse et tendre, 
Une chanson de femme, un rire matinal, 
Pour ne pas déjeuner en lisant le journal

   Il a perdu sa femme; une enfant lui reste, une fille de quinze ans, un printemps en fleurs. « Comment l’appelez-vous? demande la reine. — Dorothée »... Une grâce inexprimable s’exhale et de ce trait final, et de la pièce entière. Et je sais bien que tout cela est un peu idéalisé, et que, dans la réalité, la littérature — grande consolatrice — aurait cicatrisé la blessure de l’illustre écrivain, et que, si profondes qu’eussent été ses douleurs, il les eût allégées en les narrant. Nous ne le croyons qu’à moitié, quand il fait fi de la gloire. L’œuvre de M. Léo Larguier comporte une part de convention, l’emploi d’articles à la Manuel, à la Coppée. Mais elle est infiniment pathétique et noble. 
   Une remarquable interprétation a mis en valeur ses beautés. M. Vargas, dans le rôle du poète, M. Chambreuil, dans celui du diplomate, donnent la sensation de la vérité même... Ce qu’il y a d’éploré dans le visage et l’attitude de Mlle Albane, sied à la languissante et nostalgique princesse de Carinthie.

Enfin le journal Comoedia du 13 janvier 1913 a publié le texte complet de la pièce de Léo Larguier. Nous y retrouvons encore d'autres répliques qui évoquent le roi de Bavière et Richard Wagner. Ainsi de cet extrait de  dialogue entre la reine et le poète Égliseille :

LA REINE, s'asseyant

C 'est bien ici.
Comme nous sommes loin. que tout est adouci
Autour de nous ce soir. Voyez, voyez, il semble,
Dans cette allée où pas une feuille ne tremble,
Sous ce ciel qu'aucune aile encor ne vient rayer,
Que tout se taise enfin de ne pas effrayer 
Les pâles souvenirs qui se mettent en route.

ROBERT ÉGLISEILLE

Ils ne reviennent pas de très loin. moi, j'écoute,
A cette heure, souvent, leurs murmurantes voix ;
Et je n'ai qu'à fermer les yeux, et je revois
Le paisible oratoire où pénétraient des branches,
Et je respire aussi l'extrait de roses blanches 
Que l'on y répandait à cause de Wagner.

J'entends en frémissant, j'entends toujours cet air

Sanglotant et brisé que vous chantiez dans l'ombre
Lorsque sur les sapins, ardente, pure et sombre
La nuit d'hiver était un orchestre conduit
Par le grand ange aux ailes noires de minuit,

LA REINE

Pourtant, si nous faisions l'appel ce soir, personne 

Ne répondrait : « Présent! » tout fuit et m'abandonne
Wagner et Louis II sont morts, et quand parfois 
e me retourne, à peine à présent si je vois 
Quelques visages chers dans le couchant qui tombe.
[...]

Ou encore dans cet extrait d'une tirade de la reine :

LA REINE


[...] Ah! béni


Soit le rêve profond, radieux, infini,
Dans lequel, à jamais, je me suis évadée.
On me traita de folle et de dévergondée ;
Dans un château désert, parmi des flots de lis,
Jusqu'à l'heure où les cieux sont par l'aube pâlis,
-On a dit qu'en pleurant, j'écoutais des musiques 
Que je rôdais, la nuit, sous les sapins antiques,
En pressant un bouquet d'iris noirs sur mon sein,
Et que je ressemblais à mon cousin germain 
Louis II de Bavière, et que, reine anarchiste,
Je drapais le velours de mon trône, en artiste.
Ah! le rêve à jamais soit béni! grâce à lui 
J'ai pu, sans trop souffrir, dans un cercle ébloui 
De fantoches courbés aux échines dorées,
Demeurer, assister à de longues soirées 
De gala, sans rien voir de ce monde réel.
J'avais Puck, Caliban, Lohengrin, Ariel,
Autour de moi,  j'avais des strophes étoilées,
Des fleurs, de purs parfums, des musiques ailées,
Mais c'était un refuge, et le bonheur n'est pas 
Hors de la vie.

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