UNE AMIE DE L'EMPEREUR, UNE REMPLAÇANTE DE L'IMPÉRATRICE : CATHERINE SCHRATT (1853-1940)
Un texte de Maurice Paléologue (1859-1944), extrait d'un article publié en février 1939 dans la Revue des Deux-Mondes.
Quelque optimisme que l'Empereur ait affiché devant sa bru, la santé, la conduite et les opinions de son héritier lui sont un cruel souci, mais la conduite et les opinions beaucoup plus, encore que la santé. La sévère discipline que François-Joseph s'impose à lui-même dans l'accomplissement de ses devoirs monarchiques le persuade en effet que, si Rodolphe menait une existence moins désordonnée, il recouvrerait aussitôt son équilibre et ses forces. Quant à ses idées politiques et sociales, certains propos qu'il aurait ténus récemment autorisent à croire qu'il commence à revenir de ses dangereuses chimères. En tout cas, et tant qu'il ne sera pas rentré dans les voies orthodoxes, l'Empereur le maintiendra strictement à l'écart des affaires publiques.
Sur ces graves questions, — les plus secrètes qui soient puisqu'elles ne mettent en cause rien de moins que tout l'avenir de la dynastie, — François-Joseph considère qu'il ne peut s'ouvrir à personne, qu'il ne peut consulter personne.
Il en causerait volontiers cependant avec Elisabeth, puisqu'elle est «l'Impératrice». Mais, depuis longtemps, elle se désintéresse totalement de la politique dont elle ne sait plus rien ; elle est devenue comme étrangère à son pays. D'ailleurs, les opinions hérétiques de Rodolphe ne lui déplaisent pas... Enfin, où la saisir ? Elle est toujours au loin et toujours errante. Elle a maintenant une telle aversion de la Hofbourg qu'elle vient de passer une année entière sans y paraître !
Il est donc seul, perpétuellement seul, et il en souffre ; car il aime d'autant plus son épouse vagabonde qu'il la sait malade, anxieuse, incomprise, désemparée, mais une si belle créature, si noble de race, d'esprit, de cœur et d'âme ! Aussi, lui écrit-il toujours dans les termes les plus tendres : « Ma chère âme... Mon ange adoré... Ma pensée ne te quitte pas... Quand je pense à toi, j'en ai les larmes aux yeux... Je compte mélancoliquement les jours, hélas ! encore si nombreux, qui me séparent de ton retour... Tu es la seule joie, le seul point lumineux de ma vie... » Et, le plus souvent, il signe : «Ton petit. »
Elisabeth se rend compte que, par ses absences qui ne se terminent plus, elle manque un peu trop à ses devoirs d'épouse et d'impératrice. Mais que faire ?... Si elle est toujours en mouvement, si elle ne peut se fixer nulle part, c'est qu'elle y est contrainte par une force irrésistible et mystérieuse. Le Juif errant pouvait-il s'arrêter ? Un jour qu'elle s'attriste de ses fugues éternelles, une idée singulière lui vient et la séduit aussitôt.
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Quelques semaines auparavant, comme les audiences impériales venaient de finir, le chef du cabinet de Sa Majesté, le conseiller aulique, baron Prezilesky, avait reçu de l'Empereur cette note de service : « Je désire qu'on me présente, en même temps que les journaux, les annonces de mes théâtres. »
Stupeur du conseiller aulique et de ses secrétaires. Que signifie cette curiosité de l'Empereur ?... Accablé de travaux et de soucis, commençant d'ailleurs sa rude journée, l'hiver comme l'été, à quatre heures du matin, François-Joseph ne va presque jamais au théâtre ; il ne s'y montre que dans les circonstances exceptionnelles, pour une fête dynastique ou la réception d'un monarque étranger.
L'intérêt subit que l'Empereur témoigne aux programmes de ses théâtres vient de ce que la veille une actrice du BurgTheater l'a révérencieusement supplié de lui venir en aide contre la malveillance imméritée de son directeur. La justesse et la mesure de ses plaintes, la distinction de ses manières, l'agrément de sa personne, enfin la beauté de ses yeux lui ont aussitôt valu quelques paroles aimables et rassurantes du souverain, dont la haute courtoisie fut toujours si parfaite. Elle se nomme Catherine Schratt ; son père était un maître de poste ; elle a vingt-huit ans. Jolie, bien faite, la voix chaude, la diction nette, le regard vif, la tournure élégante, elle joue la comédie avec naturel et finesse. Les Viennois, qui raffolent du théâtre, ne lui ménagent pas leurs applaudissements.
Au lendemain de son audience impériale, l'actrice voit soudain le directeur du Burg-Theater lui prodiguer les attentions flatteuses ; il saisit toute occasion de la mettre en scène et de lui confier des rôles nouveaux. Désormais, quand elle joue, l'Empereur vient fréquemment occuper sa loge, seul avec un de ses aides de camp.
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Au mois de mai 1888, l'Impératrice errante, qui arrive de Munich et qui s'apprête à repartir déjà pour Gastein, s'installe dans le vaste domaine forestier de Lainz, où l'Empereur la rejoint peu après. Depuis le jour lointain où François-Joseph a si courtoisement accueilli Catherine Schratt à la Hofbourg, il ne l'a revue que dans ses rôles, sur la scène. Elisabeth n'ignore pas l'intérêt que l'Empereur témoigne visiblement à sa pensionnaire du Burg-Theater ; ils en ont même souvent parlé ensemble.
C'est alors, sous les futaies grandioses de Lainz, que l'étrange idée lui vient d'unir par une étroite amitié son impérial époux à la comédienne. En la personne de Catherine Schratt, elle se donnerait une remplaçante qui, pendant ses voyages, tiendrait compagnie à François-Joseph, qui le distrairait un peu de son labeur incessant, qui mettrait autour de lui désormais la douceur, la grâce et le parfum d'une présence féminine, dont il a tant besoin. Comment ne s'éprendrait-elle pas d'une idée qui transgresse à la fois tous les préjugés ridicules de la morale conventionnelle et tous les formalismes surannés de l'étiquette monarchique ?... Bientôt, elle n'hésite plus : elle se fait amener l'actrice dont elle a, du premier instant, la meilleure impression. Elle la trouve non seulement jolie, mais simple, naturelle, enjouée, respectueuse, très sympathique. Leur entretien se prolonge. Elisabeth dévoile sa pensée :
— L'Empereur s'intéresse beaucoup à vous, mademoiselle. Il vit seul, très seul, car je suis, moi, une épouse incommode : je suis toujours absente... Votre jeunesse, votre gaieté, votre affection lui seraient précieuses... N'est-ce pas ? nous serons maintenant deux amies et vous vous occuperez de l'Empereur.
Stupéfaite, la comédienne se récrie :
— Je suis tellement émue... Je ne sais que répondre à Votre Majesté...
Mais la porte s'ouvre à deux battants. Un laquais annonce l'Empereur, qui affecte d'abord une agréable surprise. La conversation repart aussitôt. Et, dans la suite des phrases, dans l'échange des regards, tous les trois sentent se former une intime confiance qui les charme réciproquement.
La scène du Burg-Theater n'avait pas encore vu se dérouler une si amusante et scabreuse comédie. Aucun dramaturge viennois, même le plus sarcastique, n'aurait imaginé, dans le vieux décor de Lainz, la rencontre et le dialogue de ces trois personnages : 1° Sa Majesté François-Joseph Ier , empereur d'Autriche, roi apostolique de Hongrie, roi .de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, de Galicie et d'Illyrie, roi de Jérusalem, grand prince de Transylvanie, duc de Lorraine, comte princier de Habsbourg et de Tyrol, âgé de cinquante-huit ans ; 2° Sa Majesté Elisabeth, impératrice d'Autriche, reine apostolique de Hongrie, reine de Bohême, de Dalmatie, etc., duchesse en Bavière, âgée de cinquante ans ; 3° Mlle Catherine Schratt, fille d'un pauvre maître de poste, pensionnaire du Burg-Theater, âgée de trente et un ans.
L'intimité de François-Joseph et de la comédienne va se nouer rapidement, sous les auspices d'Elisabeth.
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Vers la fin de juillet, les monarques se transportent à Ischl, pour leur villégiature estivale. Cette année, la pittoresque et charmante station balnéaire du Salzkammergut est fort à la mode. L'aristocratie viennoise y est brillamment représentée ; les hôtels débordent, toutes les villas sont louées ; on s'amuse beaucoup. Mais dans les salons du Casino et les allées de l'Esplanade, le même sujet anime toutes les conversations : « Catherine Schratt est à Ischl... L'Empereur la reçoit en cachette !... On l'a vue se promener avec l'Impératrice !... » En effet, plusieurs personnes ont vu de leurs yeux et plusieurs fois le spectacle inouï, incroyable, désolant, de l'auguste souveraine qui se promenait publiquement avec une cabotine... Et c'est une Wittelsbach, devenue Habsbourg, qui se permet cela !...
D'ailleurs, l'entourage d'Elisabeth s'émeut aussi. L'archiduc Rodolphe, qui manque un peu d'autorité morale, et sa jeune sœur, l'archiduchesse Marie-Valérie, qui vient de se fiancer avec l'archiduc François-Salvator, supplient en vain leur mère de montrer plus de réserve dans ses rapports avec l'actrice. Elle n'accepte aucune observation. Soudain, même, irritée, elle annonce qu'elle va toute seule passer quelques jours aux lacs de Langbath, près d'Ischl ; elle n'emmènera qu'une dame d'honneur, une Hongroise qu'elle affectionne bizarrement, la jeune comtesse Sarolta de Maïlath ;
— Je veux qu'on me laisse tranquille, j'ai besoin de silence...
Dès son retour de Langbath, le 20 août, elle part brusquement pour Bayreuth, où elle se grise de Parsifal. Le 29 août, elle est à Kreuth, près de Tegernsee. Enfin, elle rentre à Ischl ;-elle n'y reste pas longtemps. Dès le l?r octobre, elle s'embarque à Miramar, dans la pensée d'un pieux et double pèlerinage. Elle se rend d'abord à Missolonghi, où l'héroïque Byron mourut le plus désenchanté des hommes, puis à l'île de Leucade, où l'ardente et noble Sapho se jeta dans la mer pour échapper aux désillusions de l'amour :
... Spirat adhuc amor,
Vivuntque commissi colores
Aeoliae fidibus puellae.
De Leucade, elle se rend à Corfou, « l'île merveilleuse », où elle se délecte dans la solitude et l'enthousiasme durant deux mois. D'ailleurs, elle n'éprouve plus aucun remords de vivre loin de l'Empereur, puisque, maintenant, elle a une remplaçante.
Aussitôt qu'il a repris son existence régulière et laborieuse à.la Hofbourg, l'Empereur a méthodiquement inséré dans son programme quotidien une visite à « Mlle Schratt ». Comme ils se voient tous les jours, un lien de tendresse et d'accoutumance les enchaîne bientôt l'un à l'autre, et ce lien ne se desserrera plus. Trente années de suite, et jusqu'à son dernier soupir, François-Joseph, sur qui le destin fait planer encore de si terribles menaces, ne connaîtra ni repos, ni délassement, ni tranquillité, ni douceur en dehors de cette affection.
« Mlle Schratt » demeure dans un faubourg de Vienne, à Hietzing, Gloriette Gasse, n° 9. Elle habite une modeste villa, entourée d'un jardin, comme il y en a beaucoup dans ce quartier paisible et distingué, d'où la vue s'étend sur le parc de Schœnbrunn. Ponctuellement, chaque matin, à six heures, François-Joseph vient prendre son café au lait avec sa jeune amie. Elle l'accueille de sa plus gracieuse révérence, le sourire aux lèvres. Dans la très petite salle à manger, il y a toujours, sur la table, une jolie nappe, des porcelaines élégantes, de belles fleurs et des kipfel délicieux. Pour se préparer à la dure journée qui l'attend, le souverain s'accorde une heure d'intime causerie. Son harnais officiel, qu'il porte si courageusement, lui en paraîtra moins lourd.
Catherine Schratt est digne de la confiance que l'Empereur lui témoigne et qu'il lui témoignera de plus en plus ; car elle s'en montrera de plus en plus digne par la sensibilité de son cœur, par la clairvoyance, la finesse et le charme de son esprit, par son tact et sa discrétion, par son absolu désintéressement. Loin d'étaler sa haute faveur, elle la dissimulera le plus possible ; elle affectera toujours de ne rien connaître à la politique ; elle ignorera toujours les calculs de l'ambition ; jamais on ne la surprendra dans une intrigue de la Cour.
Néanmoins, sur le désir de l'Empereur, elle reçoit beaucoup de personnes et les plus diverses : ministres, ambassadeurs, hommes politiques, chambellans, généraux, banquiers, industriels, fonctionnaires, littérateurs, étrangers qui passent et toutes les notabilités mondaines. Malicieuse, prudente et fine, elle apprend ainsi, de première main, des choses parfois très intéressantes qu'elle rapporte exactement à son matinal visiteur. Au moins, François-Joseph est-il assuré que, par cette jolie bouche, il entend la vérité pure. Bientôt, dans l'opinion de tous, Catherine Schratt est considérée comme la femme la mieux renseignée de Vienne, comme « la gazette vivante de l'Empereur ». Elisabeth s'applaudit chaque jour d'avoir procuré à son époux une compagne si précieuse. Dans ses rares et fugitives apparitions à la Hofbourg, elle ne manque jamais de convoquer sa remplaçante et de causer longuement avec elle. On a souvent comparé l'aimable. comédienne du Burg-Theater à Mme de Maintenon. Quelle erreur! La princesse Philippe de Cobourg, née princesse Louise de Belgique, a plaisamment exprimé la différence : « Il y a aussi loin de Catherine Schratt à Mme de Maintenon que de François-Joseph à Louis XIV. »
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