Une publication berlinoise du Mémoire de la baronne Vestera |
Le 1er septembre 1889, la Revue-magasin publiait une recension du Mémoire de la baronne Vetsera, un texte apologétique dans lequel la baronne racontait sa version du drame de Mayerling. Le même texte se retrouve dans plusieurs quotidiens, dont notamment Le Temps du 26 août et dans L'Éclair.
On a parlé, il y a quelques jours, d'un mémoire de la baronne Vetsera sur la triste fin de sa fille cadette, mémoire écrit pour quelques personnes de sa famille et de ses amis, en Autriche et à l'Etranger.
A ce propos, la Gazette de Cologne, qui ne paraît pas avoir eu le document sous les yeux, apprécie le rôle des personnes mêlées à cette tragédie, d'une façon qui n'est pas conforme à la réalité des choses ni même à l'exposé qu'en donne le mémoire. Le journal rhénan dit, par exemple, que la mère de la jeune baronne devait connaître les relations dans lesquelles sa fille s'était engagée. La lettre que le Temps reçoit d'un de ses correspondants permet de rectifier entièrement, cette allégation. En même temps elle contient plus d'un indice sur la grave question qu'on entend souvent encore poser : Suicide ou meurtre ? Ces indices, on le verra, sont contenus dans divers billets de la jeune baronne. Mary à une amie et à sa famille. Que le correspondant du Temps les ait traduits littéralement ou seulement par extraits, ils semblent concluants.
Voici cette lettre :
«Une amitié déjà ancienne me vaut la bonne fortune d'une communication aussi intéressante qu'émouvante. Je viens de lire le mémoire écrit sous l'inspiration de la baronne Vetsera, sinon par elle-même. C'est une brochure de près de cent pages, écrite pour « rétablir la vérité et remplir un devoir envers les vivants ainsi qu'envers la mémoire de la morte ». Le drame même de Meyerling n'est touché qu'en passant par la publication des billets d'adieu que la jeune fille a laissés en mourant. Je vous dirai simplement qu'ils indiquent la résolution arrêtée, dans tous ses détails, d'un double suicide, et que l'hypothèse d'un meurtre doit être écartée ».
La première partie du mémoire est une succession de détails minutieux qui établissent d'abord que, jusqu'à la veille de la catastrophe, la mère ignorait complètement l'entraînement subit et mutuel de sa fille et du prince Rodolphe, et que, même dans la terrible incertitude des deux derniers jours, les soupçons qu'elle aurait pu nourrir furent constamment détournés et dissipés par la comtesse Marie L... W... [pour Larisch Wallersee], dont on a beaucoup parlé alors et depuis, et qui servait, depuis le commencement de l'intrigue, d'intermédiaire aux deux jeunes gens. La baronne Vetsera, alarmée par les confidences de la femme de chambre de sa fille et la découverte d'un objet d'orfèvrerie où était gravé le nom de Rudolf, avait été calmée par la comtesse en qui elle avait une entière confiance. «C'est à moi, lui avait dit la comtesse, que ce cadeau a été fait, et c'est moi qui l'ai donné à Mary, dont je sais l'enthousiasme pour le prince. »
Rassurée, la baronne Vetsera s'était contentée de faire à sa fille de sérieuses représentations sur ce qu'elle croyait être simplement « une folie d'enfant » bien compréhensible chez la jeune baronne, dont les seize ans ne connaissaient, ni le monde ni la vie.
Tandis que la comtesse L... W... endormait l'inquiétude de la mère par le crédit que lui donnait sur elle une amitié déjà ancienne, elle avait sur la conscience d'avoir favorisé les rendez-vous de la baronne Mary et du prince.
Ce que le mémoire nous donne de confidences épistolaires nous montre la pauvre jeune fille en sa pleine nature, bien de son âge, et victime de la littérature et de l'art, d'une conspiration de poésie et de musique amoureuses. Cela se lit entre les lignes de tel billet remis à la famille, après la catastrophe par l'amie à laquelle il était écrit : « Je ne peux vivre sans le voir et lui parler. » Et dans un autre : «Oh! si nous pouvions vivre l'un avec l'autre dans une chaumière, que je serais heureuse ! Nous en parlons toujours, et cela nous fait du bonheur. Mais, hélas ! cela ne peut être. Si je pouvais lui donner ma vie pour le voir heureux, je le ferais avec joie, car que vaut la vie ?...! etc. » Ne dirait-on pas des motifs de lieder. et d'élégies qui ont passé de la mémoire dans l'imagination et dans le coeur ?
Avec cela seize ans, l'éveil inévitable de tout l'être, la séduction puissante des attentions secrètes envoyées de loin et de si haut, à la promenade, au théâtre. Ce mystère, où un prince l'enlevait elle seule avec lui, en fallait-il tant pour conquérir et son cœur et sa volonté, et l'amener à désirer les rendez-vous que la comtesse L... W..., très bien en cour, lui ménageait avec empressement. ?
Le mémoire explique le système très simple imaginé par la comtesse, et qui lui permit d'emmener, chaque fois qu'elle le voulait, la jeune baronne Mary, sans que la mère s'aperçût de rien. Elle prétextait des courses, des achats, une promenade, prenait la jeune fille avec elle, et, au bout de quelques heures, la ramenait en personne à la maison, avec tous les dehors d'un porte-respect.
« Vous recevrez aujourd'hui une lettre pleine de bonheur, écrivait la jeune baronne à sa confidente car j'ai été chez lui. Marie L... est venue me chercher pour faire des achats, puis nous avons été chez Adèle nous faire photographier, pour lui, naturellement ; ensuite nous nous sommes rendues derrière le Grand-Hôtel, où nous attendait sa voiture. Nous nous sommes couvert la figure de nos boas, et au grand galop jusqu'à la Burg ! A une petite porte de fer nous attendait un vieux domestique, qui nous conduisit par une enfilade d'escaliers et de chambres sombres, et s'arrêta enfin devant une porte où il nous fit entrer.
« Vous devez me jurer de ne-souffler mot de cette lettre à personne, ni à ma soeur ni à maman, car si l'une d'elles apprenait jamais quelque chose, je n'aurais plus qu'âme tuer. »
Cette première entrevue eut lieu le 5 novembre 1888.
Les rencontres se succédèrent, favorisées toujours des mêmes prétextes jusqu'au 26 janvier, jour où la femme de chambre de la jeune baronne s'ouvrit à la mère, mais sans lui rien dire qui pût la mettre sur la trace véritable de l'intrigue et lui faire même soupçonner l'irréparable. L'amie et confidente de la baronne Mary, n'avait ose parler. Les menus objets que la baronne mère trouva chez sa fille, l'étui à cigarettes avec le nom de Rudolf et un médaillon que la jeune baronne portait jour et nuit, passaient pour des cadeaux de la comtesse.
On vit plus tard que ce médaillon contenait un petit fragment de batiste taché d'une goutte de sang. Une alliance de fer avait été donnée par le prince et portait les lettres I. L. V. B. I. D. T., initiales des mots allemands : In liebe vereint bis in den tod (Unis par l'amour jusque dans la mort).
Cette alliance paraît avoir échappé aux recherches de la mère.
Deux jours après l'explication avec sa mère, la pauvre enfant disparaissait, et la baronne ne la revit plus, même morte. La comtesse l'avait prise le matin pour aller chez un marchand de maroquinerie de luxe, sous prétexte d'acquitter en son nom la commande d'un étui à cigarettes que la jeune baronne Mary avait faite à l'intention du prince.
Le détail des allées et venues de la comtesse pendant cette matinée n'ajoute rien à l'intelligence de l'événement. Il suffit de dire que, tandis qu'elle rentrait comme bouleversée chez la baronne Vetsera et lui disait : « Mary s'est enfuie pendant que j'étais dans le magasin », elle savait que la jeune fille était déjà sur la route de Meyerling. Et la comtesse, tout en laissant entrevoir à la mère une partie de la vérité, c'est-à-dire un enlèvement, s'offre, pour aplanir cette grosse affaire, à voir le directeur de la police et le ministre. Ces démarches lui étaient, faciles, à elle qui vivait, de la vie de la cour, qui touchait même par alliance à la famille impériale. Une intervention de sa part, toute seule, sauvait les apparences et était plus efficace. La baronne Vetsera la crut encore et la laissa agir. Mais, eût-elle été sincère dans sa tentative, il était trop tard, ou, du moins, comme il s'agissait de l'héritier de la couronne, les autorités se sentaient perplexes et impuissantes.
La seconde partie de la brochure, qui passe forcément sous silence la catastrophe de Meyerling, est remplie du récit des angoisses de la famille Vetsera et des démarches auxquelles elle se décide enfin, trop tard. Après les deux visites aux fonctionnaires de la police qu'elle a faites pour l'apparence, la comtesse a quitté Vienne. La baronne Vetsera va voir elle-même le directeur de la police, qui a un mot d'homme du métier : « Etes-vous bien sûre de la comtesse ? » D'ailleurs, il se sent paralysé et ne le .dissimule pas. Que pouvait-on bien faire ? La police a ordre de se retirer aussitôt qu'elle rencontre le prince héritier. Le ministre de l'intérieur n'est pas moins perplexe. Il conseille d'attendre. Sans doute, le prince impérial ne manquera pas de venir le soir à la Burg, où il y a un dîner de famille. S'il ne paraît pas, ce sera un indice. Sur la demande d'une intervention directe auprès de l'empereur, le ministre répond : Avez-vous quelque preuve ? Pensez seulement à ce qui adviendrait après une pareille démarche, si au bout de l'enquête il n'y avait rien !
Le reste de la journée et de la soirée se passe dans une inquiétude mortelle. Le lendemain matin, la baronne reçoit de la comtesse, partie pour la Bohême, un billet qui la décide, en l'absence de toute autre nouvelle, à faire une grande démarche. Elle se rend à la Burg, presse une dame d'honneur de faire savoir à l'impératrice qu'elle désire être reçue, que c'est une question de vie ou de mort, et l'impératrice paraît... pour lui dire que tout est fini.
Le mémoire rappelle avec amertume les mesures que, dans le premier moment de trouble, la raison d'Etat parut commander : le départ de la baronne, l'enlèvement du corps de sa fille accompli dans le plus grand secret, l'enterrement clandestin et sommaire, à minuit, au cimetière d'Heiligenkreuz, toutes mesures prises « pour dépister les reporters qui rôdaient par toute la contrée.»
La brochure s'étend avec des détails émouvants sur ce tragique épilogue et sur le surcroît de douleurs que ces mesures ont causé à la famille.
La baronne Vetsera reçut, le lendemain du jour où elle avait été frapper à la porte du directeur de la police, les trois billets d'adieu que la jeune fille avait laissés pour sa mère, sa soeur et son frère. Ils avaient été cachetés dans une enveloppe dont l'adresse était écrite de la main du prince Rodolphe.
Ces billets, avons-nous dit, ne laissent aucun doute sur la mort volontaire. En voici des extraits :
« Chère mère, « Pardonnez-moi ce que j'ai fait... Je ne puis résister à l'amour. D'accord avec lui, je veux être enterrée près de lui, dans le cimetière d'Alland... Je suis plus heureuse dans la mort que dans la vie.
« Ta MARY »
Les adieux à sa soeur se résument ainsi : « Nous partons avec joie vers l'au-delà mystérieux. Pense quelquefois à moi. Sois heureuse, et ne fais qu'un mariage d'amour. Je n'ai pu en faire un, et comme je ne pouvais résister à l'amour, je m'en vais avec lui. — Ta Mary.
Ne me pleure pas, je pars joyeuse. »
Dans une lettre à sa confidente Hermine, la jeune baronne écrivait un jour qu'elle croyait devoir « lui consacrer son amour coûte que coûte, car il se sent malheureux. »
On se demandera encore longtemps quelles raisons ont pu décider le prince héritier d'Autriche à partager cet amour de la mort qui posséda son amie.
Quelle contagion rapide, quelle exaltation mystérieuse a pu rendre insupportable, en un jour, au prince sa vie princière et la vie elle-même ?
A cette question l'énigme commence, et rien n'y pourra répondre. »
Ainsi écrit notre correspondant, Nous reproduisons simplement sa lettre, car que peut-on ajouter à cette touchante et terrible histoire, sinon ce pieux mot de Shakespeare qui n'aura jamais été mieux appliqué :
« Ne troublons pas son fantôme. Laissons-le passer. Ce serait lui vouloir du mal que de chercher à le retenir plus longtemps sur la roue de ce monde barbare. »
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Vous avez apprécié ce texte de presse ? Pour découvrir d'autres textes sur les questions que ne manquent pas de poser le drame de Mayerling, je vous invite à vous plonger dans les textes que j'ai réunis dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020)
Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020.
Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)
Pour lire gratuitement un extrait :
https://www.bod.fr/librairie/rodolphe-luc-henri-roger-9782322241378
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Voici le texte de présentation du recueil (quatrième de couverture):
Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
Comment s'est constituée la légende de Mayerling ? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.
Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :
1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1900 Arthur Savaète
1902 Adolphe Aderer
1905 Henri de Weindel
1910 Jean de Bonnefon
1916 Augustin Marguillier
1917 Henry Ferrare
1921 Princesse Louise de Belgique
1922 Dr Augustin Cabanès
1930 Gabriel Bernard
1932 Princesse Nora Fugger
Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.
Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020.
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