Le 21 août 1878, l'archiduc Rodolphe, prince impérial d'Autriche, héritier du trône, prince royal de Hongrie et de Bohême, accomplit sa vingtième année.
Son père, François-Joseph, règne déjà depuis trente ans, depuis le jour sinistre de décembre 1848, où la tourmente révolutionnaire a forcé le piteux empereur Ferdinand Ier à déposer la couronne, où le grand Metternich lui-même, naguère encore dans toute sa gloire et son arrogance, a dû s'enfuir devant l'émeute. Sa mère, l'impératrice Elisabeth, née «duchesse en Bavière », appartient à l'antique maison des Wittelsbach, la plus antique des maisons régnantes, puisque, après l'extinction de la race carolingienne en 911, le margrave Arnulph de Wittelsbach, fils de Luitpold, fut le premier duc de Bavière. Il a reçu au baptême le prénom de Rodolphe, qui évoque l'illustre fondateur de la dynastie habsbourgeoise au XIIIe siècle.
Très tôt, l'enfant a témoigné une intelligence vive, alerte, déliée, curieuse de tout. Il s'exprime en termes justes, naturels et variés ; il apprend les langues étrangères avec une étonnante facilité ; il surprend, il embarrasse même, à chaque instant, son entourage par la promptitude et la finesse de ses observations. Moralement, il a le cœur tendre, l'âme sensitive, généreuse et fière ; il aime l'indépendance ; il se laisse conduire docilement par la douceur et l'affection ; il se cabre impétueusement, si l'on prétend le maîtriser. Quand il s'emporte, ses colères sont terribles.
On peut dès lors prévoir que l'héritier des Habsbourg aura de la personnalité. De qui la tient-il, cette personnalité ?... De son père ? Non.
François-Joseph est le moins original des hommes ; il a l'esprit judicieux et pondéré, mais lent, étroit, méthodique, formaliste et sans la moindre curiosité. Il vit sur un très petit nombre d'idées simples et traditionnelles, qu'il ne revise jamais. Il porte, dans l'exécution de sa tâche impériale, un sens très élevé, très scrupuleux, des grands devoirs que ses ancêtres lui ont légués. Il se compare volontiers à un factionnaire que Dieu lui-même a placé dans un poste éminent. Et, durant soixante-dix années de règne, il observera minutieusement sa consigne. Quelqu'un qui l'a bien connu disait un jour : « Les deux traits caractéristiques de François-Joseph sont l'étroitesse d'esprit et la conscience professionnelle. Au fond, il a une âme de garde-chasse. »
Dès le sortir de l'enfance, Rodolphe est mis entre les mains de précepteurs intelligents qui savent le comprendre, gagner son cœur et satisfaire à toutes les curiosités de son ardente nature. Il témoigne les goûts les plus variés. L'histoire, la géographie, la zoologie, la botanique, la physiologie, l'ethnographie, toutes les connaissances positives l'intéressent, le passionnent ; il n'est pas moins ouvert aux idées générales et aux spéculations supérieures. Ses études le rapprochent beaucoup de sa mère, qui, d'esprit très indépendant, s'est, depuis quelque temps, affranchie de toutes les contraintes officielles et s'isole chaque jour, durant des heures, avec ses livres. Comme elle a le don des langues, et qu'elle en parle aisément quatre ou cinq, elle peut s'offrir le luxe de prédilections variées. C'est ainsi qu'elle a pour auteurs favoris Dante, Shakespeare, Jean-Jacques Rousseau, Byron, Shelley, Keats, Schopenhauer, George Sand, Leopardi, Henri Heine, tous écrivains qui ont fortement exprimé l'incurable misère de la destinée humaine, l'attrait décevant du monde invisible, la tragique énigme de la souffrance et de la mort, le néant des grandeurs sociales, la beauté des libres énergies, les droits imprescriptibles et sacrés de la conscience individuelle, enfin l'obligation qui prime toutes les autres, celle de la sincérité vis-à-vis de soi-même. Parallèlement à ses études scolaires, le jeune prince reçoit une forte éducation physique et sportive. Dans ce domaine, il ne pourrait avoir un plus magistral instructeur que son père qui est le plus beau cavalier de tout l'Empire, comme il en est le plus habile chasseur.
Donc, au mois d'août 1878, Rodolphe accomplit sa vingtième année. C'est l'âge où, traditionnellement, il doit inaugurer par une fonction publique son rôle de prince héritier. Nommé colonel du 36e régiment d'infanterie, en garnison à Prague, il exercera effectivement les devoirs et les prérogatives de son grade sous la tutelle discrète d'un mentor. Il se prend aussitôt d'un vif intérêt pour son métier, il y déploie un zèle opiniâtre ; il y gagne promptement l'estime et la sympathie de ses officiers, le respect et le dévouement de ses hommes.
Certes, il attache une grande importance à n'être jamais en défaut pour la connaissance et l'exécution des règlements militaires, à se montrer impeccable dans le commandement des manœuvres et des hommes, car il sait que l'autorité d'un chef a pour condition première la science technique. Mais ce n'est là, pour lui, que la partie inférieure de sa mission. Avec une rare liberté d'esprit et son aptitude aux idées générales, il a tout de suite aperçu le rôle prépondérant qui incombe à l'armée dans l'ossature politique de la vieille monarchie habsbourgeoise.
Il est surtout frappé du fait que, dans cette monarchie, l'unité nationale n'existe pas, du moins au sens de l'unité française qu'il admire profondément, car elle lui apparaît comme le type le plus achevé, le plus solide, le plus harmonieux de l'unité nationale. Au contraire, l'empire des Habsbourg n'est qu'un groupement factice, un mélange inextricable et disparate de vingt peuples hétérogènes, où les Allemands, les Magyars, les Tchèques, les Slovaques, les Serbes, les Croates, les Slovènes, les Roumains, les Polonais, lès Ruthènes, les Italiens se détestent férocement de groupe à groupe, chacun ne voulant parler que sa propre langue, chacun prétendant exclure ou tyranniser les autres.
Entre tous ces antagonismes ethniques, la fusion n'est possible qu'au sein de l'armée. C'est là ce que Rodolphe comprend à merveille. L'institution militaire lui apparaît comme une grande école de loyalisme politique et, par conséquent, de solidarité nationale. Mais il ne s'en tient pas là; il estime que l'armée doit avoir, en outre, une vertu éducative et civilisatrice. La tâche de l'officier n'est pas seulement d'inculquer aux soldats les préceptes militaires ; il doit travailler aussi à leur développement intellectuel et moral.
Vers 1879, ces préoccupations généreuses n'étaient pas communes dans l'armée des Habsbourg, quoique la majorité des officiers austro-hongrois, habituellement peu fortunés, souvent réduits à leur maigre solde, n'aient jamais eu, à l'égard de leurs subordonnés, la raideur, la morgue et la brutalité des officiers allemands.
Pour mieux remplir cette partie supérieure de sa mission, pour entrer en contact plus direct avec ses hommes, le jeune colonel s'est imposé l'effort d'apprendre le tchèque et le hongrois, deux langues difficiles, mais qu'il parle bientôt avec aisance. Le séjour de Prague est donc fructueux, et ses brillantes facultés s'y épanouissent intelligemment.
Il fait en outre quelques voyages rapides à Munich, à Berlin, à Londres, à Paris, à Rome, à Madrid, à Lisbonne. Et chacun de ces voyages lui remplit le cerveau d'impressions fortes, d'idées neuves, qu'il n'oubliera plus.
Dans ces années si actives et lumineuses, la vie du cœur ne tient pas une grande place ; on n'y aperçoit aucun roman poétique. Mais ce qu'on y voit beaucoup, c'est l'impérieux attrait du sortilège féminin, le goût irrésistible des aventures galantes et des voluptés sensuelles.
Source du texte : extrait d'un article de Maurice Paléologue dans la Revue des Deux-Mondes (1939).
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