samedi 3 octobre 2020

'Le drame de Meyerling' d'Arthur Savaète. Une critique d'Edouard Drumont

Parmi les textes recueillis et qui viennent d'être publiés dans Rodolphe. Les textes de Mayerling. (Bod, 2020) figure le dialogue politique qu'Arthur Savaète avait d'abord publié dans la Revue du Monde catholique avant de l'éditer sous forme de livre dans le premier tome de ses Soirées franco-russes. Lors de sa parution, Edouard Drumont en avait livré un compte-rendu dans la La Libre Parole du 18 octobre 1900 intitulé Énigmes tragiques. Si l'article de Drumont rend fort bien compte du livre de Savaète, il est, comme c'est partout le cas dans la prose de Drumont, déparé par la haine antisémite de son auteur

ENIGMES TRAGIQUES 

    La mort violente du successeur des Sultans de Constantinople semble avoir éveillé chez quelques-uns de nos confrères le souvenir du drame, tout aussi lugubre mais plus mystérieux encore, dans lequel périt 1’héritier du trône des Habsbourg, l’archiduc Rodolphe. 
    Pendant longtemps, le silence le plus absolu avait été fait sur cette poignante tragédie de Meyerling. Pas la moindre lueur de vérité n’était venue éclaircir cette nuit sinistre qui devait être pour l’odieux complice du Kaiser, l’une des nombreuses étapes douloureuses et sanglantes qui ont jalonné l’existence de François-Joseph. 
    Sous le voile des mensonges de Cour jeté à la hâte sur le cadavre de l’archiduc Rodolphe, on avait entrevu je ne sais quelle aventure de débauche et de folie et on en était resté là, à cette impression de cauchemar. On en était réduit, comme au lendemain de 1’événement, aux hypothèses et aux conjectures. 
    Il y a quelques jours, un des collaborateurs du Gaulois, un diplomate qui était accrédité à Vienne à cette époque, donnait quelques détails sur le drame. 
    L'oncle et le tuteur de Mlle de Verschera, écrivait-il, était indigné des bruits qui couraient sur sa nièce. Apprenant un jour qu’elle était partie pour Meyerling avec l'archiduc Rodolphe, il s’y fit conduire aussitôt et arriva après un souper auquel avaient participé quelques amis du prince. Ne trouvant pas 1’archiduc avec eux, non plus que sa nièce, il pénétra dans une autre pièce, où il les trouva l’un et 1’autre en conversation. 
    Reproches très vifs adressés au prince, colère de celui-ci, qui saisit un revolver : Mlle de Verschera se jette entre l’archiduc et son oncle et reçoit le coup fatal. Elle tombe morte, tandis que 1’oncle, indigné et furieux, met la main sur une panoplie d’armes, y trouve un sabre et fend la tête au prince, qui tombe mort à son tour. Tout cela avait duré l’espace d’un instant. 
    Ce récit ne fait que confirmer ce qu'avait déjà dit M. Arthur Savaète dans un article très intéressant, publié dans un périodique qui s'appelait les Soirées franco-russes. J’avoue que la version que M. Savaète donnait de la genèse du drame et des circonstances occultes qui en avaient déterminé le dénouement, ne manquait pas d’une certaine vraisemblance. 
   Selon lui, l'archiduc Rodolphe aurait été victime des intrigues de Bismarck qui, connaissant ses sentiments hostiles à l’Allemagne et à la dynastie prussienne, n’aurait reculé devant aucun moyen pour se débarrasser d'un prince qu’il supposait capable de se mettre un jour en travers de ses ambitions. Si machiavélique et si horrible tout à la fois que paraisse un pareil dessein, il est incontestable que Bismarck était fort capable de le concevoir et qu'il n’aurait eu aucun scrupule à l’exécuter. 
    L’homme qui s’est vanté dans ses Mémoires d'avoir rendu la guerre inévitable en 1870 en falsifiant des dépêches n’a jamais eu dans sa vie qu'une préoccupation : renverser l’obstacle qu’il rencontrait devant lui, quelle que fût la nature de cet obstacle, et n’importe par quels moyens. 
    Pourquoi voudrait-on que ce faussaire, que cet assassin de peuples eût reculé le jour où il lui aurait semblé utile à la réussite de ses plans de devenir un assassin de rois ? 
    Ce qu'il y a de certain, c’est que Bismarck eut toujours la chance singulière de se voir débarrassé de gens qui le gênaient, et cela juste au moment où ils devenaient le plus dangereux pour lui, où ils étaient le plus à même de mettre en échec ses combinaisons et ses entreprises. 
    Lorsque le Tsar Alexandre II tomba sous les coups des nihilistes le 13 mars 1881, à une époque où il était fermement décidé à s’éloigner de l'Allemagne et à se rapprocher de la France, beaucoup de gens se dirent que les nihilistes avaient vraiment bien travaillé pour Bismarck. Beaucoup de gens persistent à penser que ce n'est pas seulement la folie héréditaire des Wittelsbach qui jeta Louis II de Bavière au fond du lac de Starnberg... 
    L’archiduc Rodolphe l’avait aussi dans les veines, ce sang des Wittelsbach, dont le vieux Metternich disait en hochant la tête : « Le sang des Wittelsbach est comme le vin de Champagne, il pétille et il monte à la tête. » 
    Cela n’empêchait pas le jeune prince, qui était d’ailleurs intelligent et instruit, d’avoir des idées très nettes et très arrêtées en politique. Contrairement à son père, Rodolphe n'avait jamais pardonné Sadowa. Il avait la légitime fierté du passé de sa famille, et traitait en parvenus ces rois de Prusse devant lesquels les peuples fascinés s’abaissaient aveuglément. 
    Il ne montrait aucune aversion pour la Russie et il affichait en toutes circonstances son goût de la France et des Français, moins peut-être par sympathie réelle que parce que cette préférence contrariait l’Allemagne, surtout Bismarck qu'il haïssait, et Guillaume II pour lequel il professait un mépris profond qu’il ne prenait pas la peine de dissimuler. 
    L’antiprussianisme de l’archiduc héritier ne se révélait pas seulement par son attitude générale ou par des conversations isolées. Le prince ne manquait jamais de le manifester publiquement quand l’occasion s’en présentait, et souvent même il allait au-devant de l'occasion. 
    Un jour, s'improvisant journaliste, il fonda une feuille le Schwarz-Gelb (Noir et jaune) dans laquelle il traita lui-même la question des alliances. C’est là-dedans qu’il précisait sa pensée en écrivant : Il faudra opposer à la Maison naissante (Allemagne) et déjà trop nourrie la forte digue d’une alliance entre la Russie, l’Autriche et la France. 
    Le futur Empereur, le prince de trente ans qui osait rêver tout haut ce rêve, était l’unique rameau direct du vieux tronc impérial d’Autriche ; ses peuples l’adoraient et mettaient en lui leur espoir ; Rodolphe devenait un danger, une menace pour les ambitions effrénées de l’Allemagne. 
    C’est alors que Bismarck et sa bande se mirent à l’œuvre. On chercha les points faibles de l’archiduc, et les points faibles ne manquaient pas, car chez ce prince d’une grande énergie physique l’énergie morale faisait totalement défaut. 
    Ce fut une proie facile pour la débauche. On l'entoura de jeunes seigneurs perdus de mœurs, comme son triste cousin Philippe de Cobourg ; on lui donna pour conseillers des Juifs comme cet Elie Weill, un petit reporter de la Nouvelle Presse qui devint le chevalier Weilen, conseiller aulique[1]. 
    Une aventurière, la comtesse Larisch, lui amena un jour la baronne Marie de Verschera, moitié Hongroise, moitié Grecque, douée de tous les charmes et de toute la duplicité des Orientales et qui sut à merveille, malgré son jeune âge, jouer auprès du prince la comédie de l'amour... 
    Après quelques mois d'inexplicable folie, l'archiduc Rodolphe venait de reprendre conscience de lui-même et de se rattacher à la raison. Le prince était heureux, content de lui, comme un homme qui vient de rentrer dans le devoir et qui est bien résolu à ne s’en plus écarter. Il a compté sans la bande qui s’est attachée à lui et qui ne le lâchera qu’à la mort. 
    La Verschera trouve le moyen de le rencontrer et de lui parler. Elle demande une entrevue suprême à Meyerling. Le prince n’ose refuser. Il part dans le fiacre de Bratfisch, le cocher siffleur qui le conduisait d'ordinaire à ses équipées galantes. Que se passa-t-il ensuite ? Que fut-il dit, quelles résolutions furent agitées durant ces deux jours où Rodolphe et la Verschera restèrent en tête à tête, pendant que les invités, le comte Hoyos et Philippe de Cobourg allaient seuls à la chasse ? 
    Acceptons le récit qu'en donne le rédacteur du Gaulois. L’arrivée étrange et inopinée de cet oncle et tuteur — qui s’appelait Bataggi — de la baronne, donne en tout cas l'impression d’un monstrueux chantage. Notre confrère ajoute d’ailleurs : Le meurtrier ne fut pas poursuivi, pour ne pas révéler le scandale. 
    C’est ce qui explique le bruit de suicide répandu d’abord, pour qu’il n’y eût pas de poursuites judiciaires, et la parole donnée par l'empereur, par télégramme, au Souverain Pontife, disant que son fils ne s’était pas suicidé, afin de briser la résistance des capucins qui ne voulaient pas admettre la dépouille d’un suicidé dans la sépulture impériale, qui est dans leur église. 
    Le meurtrier ne fut pas poursuivi, mais il n’est pas certain que Bataggi mourait quelques jours après à Baden et qu’on expliquait sa mort, en racontant une invraisemblable histoire de duel avec le comte Hoyos. 
    Les circonstances de la mort de l'archiduc restent cependant encore assez mystérieuses, car comment expliquer la découverte, au pied des cadavres, d'un rasoir, à côté d'un revolver et d’un flacon brisé qui contenait encore un peu de strychnine ? Comment, trouver une signification à ce billet écrit par Rodolphe et trouvé près de lui : « Il faut que je meure. Je ne peux pas faire autrement... » ? 
    L’impression qui reste est toujours une impression confuse et pénible d’énigme sanglante. Tous les acteurs de cette scène semblent possédés par les Furies, secoués par je ne sais quelle trépidation soudaine de démence. Le plus sensé d’entre eux est encore Bratfisch le cocher à tête de poisson que la Verschera, ruminant sa vengeance, écoulait siffler dans la nuit, et Bratfisch a fini lui-même par mourir fou dans un asile d’Amérique. 
    C’est ainsi que la Folie aura été jusqu’à la fin la grande metteuse en scène de cette tragédie obscure qui ressemblerait à un drame antique, si le rastaquouérisme et l’interlopie juive [1], remplaçant le vieux Fatum, n'y étaient venus jeter la note moderne, avilissante et basse... 

Edouard DRUMONT. 

[1] Le coup de griffe antisémite ne pouvait manquer dans un article d’Édouard Drumond, un des créateurs de la Ligue nationale antisémitique de France. Son journal nationaliste, La libre parole, avait pour sous-titre La France aux Français. La fin de l’article repasse le même plat, alors même que la présence juive est inexistante dans le drame de Mayerling.

Invitation à la lecture
    
J'invite les lectrices et lecteurs que l'histoire des Habsbourg et des Wittelsbach passionne à découvrir les textes peu connus consacrés à mon ami le prince héritier Rodolphe réunis dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).

Voici le texte de présentation du recueil  (quatrième de couverture):

   Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
   Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.

Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :

1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1900 Arthur Savaète
1902 Adolphe Aderer
1905 Henri de Weindel
1910 Jean de Bonnefon
1916 Augustin Marguillier
1917 Henry Ferrare
1921 Princesse Louise de Belgique
1922 Dr Augustin Cabanès
1930 Gabriel Bernard
1932 Princesse Nora Fugger

Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.

Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook (ebook en promotion de lancement).

Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)


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