mardi 16 février 2021

Quand Alphonse Daudet évoquait Richard Wagner


     
Dans un article du journal le Temps du 7 mai 1887, au temps de la première parisienne de Lohengrin, Hugues Le Roux rapportait une conversation qu'il avait eue avec Alphonse Daudet et M. de Fourcaud au cours de laquelle il demanda au grand auteur français ses impressions sur l'oeuvre de Wagner. En voici l'extrait: 

    [...] Je me suis alors souvenu d'avoir un jour entendu M. de Fourcaud, de retour de Bayreuth, dire à Alphonse Daudet :
    « Vous savez que Wagner a votre portrait sur sa table. Et, bien que vous ne soyez pas de la confrérie des musiciens, il vous fait l'honneur de tenir à votre suffrage. Il m'a demandé, une des dernières fois que je l'ai vu :« Est-ce que Daudet m'aime ? »
    Après cela ce n'était pas trahir le maître allemand que de demander à Daudet de me conter ses impressions. N'était-ce pas Wagner lui-même qui me désignait cet auditeur de choix, le prototype des Latins dont il désirait faire la conquête?
    Je demande, m'a dit Alphonse Daudet, à distinguer le Wagner musicien du Wagner librettiste. Le Wagner librettiste lasse, use notre patience de Latins, qui ne voulons connaître de toutes choses que des résumés. On sent que ce libretto a été écrit pour des gens habitués à l'ennui, qui l'aiment, qui s'y bercent, pour ces causeurs à phrases monumentales, terminées par une particule, qui fait retomber le couvercle de la chope de bière. Ici, l'âme dissertante de l'Allemagne se résume pour nous dans un personnage que nous n'oublierons plus, un affreux « raseur » qui s'appelle Henri l'Oiseleur, qui redit toutes les choses que les autres ont déjà dites, qui répète au spectateur ce que le spectateur a déjà appris de sa propre bouche, une espèce de Polonius moins comique, aussi grotesque que l'autre. Et cette lenteur constitutionnelle des personnages glace même les duos d'amour. Ils se traînent dans des engourdissements de piqûres de morphine. On voit bien qu'on est au pays des éternelles fiançailles ; les amoureux de chez nous vont plus vite en besogne ; ils ont, et le spectateur de leur tendresse a aussi bien qu'eux, comment dire? plus d'impatience du dénouement.
    » Cela dit du librettiste, je trouve le musicien au-dessus de tout. Vous êtes là, assis dans votre fauteuil, baigné de ce brouillard allemand, et tout d'un coup, dans l'orchestre, la vague prodigieuse, la lame de fond se lève qui vous prend, qui vous roule, qui vous emporte où elle veut, sans résistance possible, avec cent mille pieds de musique au-dessus de la tête. Quelles phrases voulez-vous faire chanter à cette voix d'élément ? Jamais je n'ai si bien senti que la musique est un langage inarticulé; les seules paroles que l'on pourrait faire clamer par cette bouche d'ombre, ce seraient des mots sans suite, étiquettes de situations ou de sentiments, comme « mer... larmes... deuil... guerre... »
    « Surtout guerre! Dans ce tapage des cuivres guerriers, moi Latin, j'ai vu surgir le Saxon terrible, au casque jamais défublé (1), le religieux adorateur de l'Empereur et de l'Épée, et dans les rythmes des mesures, dans les profondes sonorités des instruments à cordes, j'ai entendu le pas lourd des masses de guerriers en marche, le ban, l'arrière-ban des landwehrs et des landsturms... Oui, dans tous les opéras de Wagner, c'est la guerre, les cris, la vie du camp, les fanfares de trompettes. Je les ai reconnues, ces sonneries du Lohengrin, pour les avoir entendues autrefois, des bois de Champrosay, quand nous et eux nous étions à portée de fusil ; elles sonnaient claires dans le lointain, le soir, avec des notes stridentes d'engoulevent, qui c'était au mois de mai faisaient taire dans les taillis nos rossignols. » Voilà ce que M. Alphonse Daudet a vu et entendu dans le Lohengrin [...]

    À noter qu'il semble que c'est Alphonse Daudet qui a introduit le substantif wagnérien en littérature. Il n'a pas inventé le mot, qui est attesté en français comme adjectif depuis 1861, mais il l'utilise dans les Contes du Lundi en 1873, dans le conte intitulé La pendule de Bougival :

[...]savez-vous quelle partition le roi Louis, ce wagnérien enragé, a toujours ouverte sur son piano?[...]


    Enfin, je lis que par ailleurs que Daudet aurait entretenu une correspondance avec Wagner, son frère en antisémitisme... , mais n'ai pas encore mis la main sur une de ces lettres. À vérifier, à moins qu'un aimable lecteur n'apporte de l'eau à ce moulin... 

(1) ou désaffublé. Défubler, c'est enlever ce qui affuble, ce qui harnache, un mot qu'on rencontre dans l'oeuvre des Daudet, père et fils, et que je découvre aujourd'hui.


Invitation à la lecture


Créé à Munich le 22 septembre 1869 par ordre du roi Louis II de Bavière et contre la volonté de Richard Wagner, le Rheingold fête cette année son 150ème anniversaire. Cet événement marquant de l'histoire de l'opéra attira un grand nombre de wagnériens enthousiastes. Notre recueil présente les articles de la presse française qui rendent compte de la vie culturelle et sociale de la capitale bavaroise au moment des répétitions et de la création de l'Or du Rhin et du scandale qui éclata lors de la répétition générale du Prologue de l'Anneau du Nibelung et qui entraîna un cortège de démissions dont la conséquence fut le report de la première.

La plupart des textes de ce livre sont restés inédits, si ce n'est au moment de leur publication dans les journaux de l'époque. On lira tant les témoignages des ardents pèlerins du wagnérisme que furent Judith Gautier, Catulle Mendès, Villiers de l'Isle-Adam, Augusta Holmès ou Edouard Schuré que ceux des antiwagnériens comme Albert Wolff.

Au cours de leur voyage vers Munich, les époux Mendès et Villiers de l'Isle-Adam se rendirent à Tribschen sur les bords du lac des Quatre-Cantons pour y rencontrer le compositeur et sa compagne et firent, par voie de presse ou dans leur correspondance, le compte-rendu de leur voyage et de leur séjour auprès du Maître dans des textes hauts en couleurs. Le point de vue de Richard Wagner et de sa compagne Cosima von Bulow sur leurs visiteurs et sur les événements munichois nous est également parvenu grâce au Journal de Cosima et est également évoqué en ces pages. La correspondance de la comtesse Mouchanoff, mécène de Wagner et amie de Cosima, qui séjourna à Munich aux mois d'août et de septembre nous livre les réactions d'une grande dame aux événements de l'´été 1869.



Les Voyageurs de l'Or du Rhin

La réception française de la création munichoise du Rheingold

Luc-Henri Roger 
404 pages — BoD 2019

ISBN : 9782322102327


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in  La Sylphide, Souvenir d'Adieu  (6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845) Nous poursuivons notre e...