samedi 6 mars 2021

Dans la forêt de Mayerling, un article de la Revue des Deux Mondes (1934)

 

Crédit photo : Henryk Żychowski

Un article de Marie-Edith de Bonneuil dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1934

UN TRAGIQUE ANNIVERSAIRE

DANS LA FORÊT DE MAYERLING

    Dimanche. La route est ronflante d'autos, de cycles-cars, et de motocyclettes. Le long des Gasthaus, des voitures de luxe et leur chargement d’élégance s’alignent. Pétaradant à pleins gaz, des motocyclettes filent enfourchées par des belles filles en cheveux, accrochées à la taille d’un ouvrier ou d’un petit employé à manteau de cuir et lunette. Çà et là se range au bord d’un fossé un montagnard tyrolien, son feutre vert hérissé d'un inénarrable blaireau à l’arrière. Un havresac dans le dos, l’homme a les bras chargés de bruyère et de clairs genêts embaumés. C’est la ruée vers le Palais des Fées exilées, vers le Wienerwald, la forêt enchantée à quarante kilomètres de Vienne. 
    Sur les allées solitaires et profondes de la forêt, flotte, comme une buée d’or et de sang, le manteau de l’automne. Innombrables, les collines aux frondaisons épaisses s’arrondissent de chaque côté de la vallée, bruissantes de tant de ramures. Aux promeneurs, c’est une escorte royale, d’une richesse inouïe. Seul l’air demeure immobile avec ses coins de ciel bleu. 
    Subitement la coulée magnifique s’élargit: voici Mayerling avec ses pentes douces, vertes et boisées, où sont blotties des maisonnettes de bois. Mayerling! L’ancien pavillon de chasse du Prince impérial! Ce mot tombe sur la vallée heureuse, sur les feuilles légères où flottent de l’or, des rubis, des émeraudes, sourdement comme un glas. Car voilà exactement quarante- quatre ans, se déroulait ici une tragédie effroyable.

LA FIANCÉE DE LA MORT

    Dans cette vallée deux fantômes se pressent et apparaissent obsédants, tragiques : celui du Prince impérial Rodolphe d’Autriche et de Hongrie, et de Marie Vetsera, la « Fiancée de la mort ». Lui : l’héritier du plus puissant empire de la chrétienté, chevaleresque, jeune, beau, l’espoir des dix États de la double monarchie. Elle : dix-sept ans à peine, noble, riche, la plus ravissante jeune fille de l’Autriche. Ce furent deux amants aux atroces destinées. 
    Parmi tous les échappés dominicaux, ces touristes ivres de vitesse routière, ces paisibles promeneurs mangeant du saucisson écrasé sur du pain beurré, la poitrine ornée d’une fleur, le chapeau d’une plume, joyeux dans l’oubli et la détente du travail de la semaine, qui donc se souvient encore du drame qui se déroula ici, le 29 janvier 1889? Cette tragédie qui changea par ses complications non seulement la politique intérieure de quarante millions d’Austro-Hongrois suspendus à la vie d’un seul homme, mais aussi l’avenir de l’Europe, peut- être suis-je la seule, moi l’étrangère, à m’en souvenir. Et mon second pèlerinage à Mayerling en quatre ans, sera plus taciturne que le premier. Aujourd’hui je monterai à Heiligenkreuz, au petit cimetière de campagne où repose seule, oubliée, Marie Vetsera, éternellement bercée par la plainte du vent dans la forêt. 
    Mais auparavant, grimpons la pente où se serrent les humbles maisonnettes, autour d’une église au clocher pointu. En haut s’élève le pavillon de chasse où se passa la tragédie du double meurtre, ou du suicide de Rodolphe et de Marie. Nul n’a percé encore le mystère qui entoure le dernier souffle de ces êtres tristes et passionnés. " Brakfisch [sic pour Bratfisch]] et Loschek sont morts, sans livrer le secret de la nuit sanglante. Le comte de Hoyos vit encore, mais ne parlera jamais. C’est seulement en 1950 que, selon les formelles volontés de l’empereur François- Joseph, les archives impériales livreront leur mystère à la curiosité publique. " Mon chauffeur prononce ces paroles à voix basse à mes côtés. C’est un jeune Autrichien, autrefois banquier, désormais réduit à piloter, dans sa limousine devenue taxi, des touristes étrangers aux environs de Vienne. 
    Brakfisch était l’homme de confiance, le cocher particulier de Rodolphe. Quant à Loschek, c’était le valet de chambre privé du Prince impérial. Ce fut lui qui, à Mayerling, entendit le premier le coup d’une détonation derrière la porte où étaient enfermés, pour leur unique nuit d’amour, leur nuit de mort, Rodolphe et Marie échappés de Vienne, pour la première fois, à la faveur d’une partie de chasse. Ce fut Loschek qui le premier enfonça la porte, avec le comte de Hoyos. 
    Sur un lit jonché de roses, ils trouvèrent Marie Vetsera, à moitié nue, étendue morte. A un de ses doigts était passé l’anneau de fer que lui avait donné Rodolphe; on y lut: 13 janvier 1889 : « In Liebe vereint bis im dem Tode ». Unis par l’amour jusque dans la mort. En travers du lit, sur le corps de Marie, Rodolphe gisait la tête fracassée. 
    Crime commis par le frère de Marie Vetsera prévenu de la fugue de Marie et accouru pour venger l’honneur de sa sœur ?... Suicide de deux amants dévorés d’amour et de désespoir, n’entrevoyant qu’une issue fatale pour les libérer ?... Geste désespéré de Rodolphe à qui son père l’empereur François venait d’intimer l’ordre d’une rupture avec Marie ?... Qui le saura jamais avant l’année des révélations? Les murs plus que les êtres restent muets. 
    Aujourd’hui, la grande salle de chasse qui servait de salon et de salle à manger à la fois, est une chapelle expiatoire. La piété de l’impératrice Élisabeth d’Autriche, mère de Rodolphe, la fit ainsi transformer. A gauche, dans la petite chambre funèbre où l’on retrouva sur le lit les deux amants ensanglantés, au milieu des dentelles, du linge de nuit et des petites mules de Marie ornées de cygne, il n’est plus qu’un prie-dieu de velours broché jaune, et lourdement doré. Là, depuis la tragédie, venait continuellement prier et méditer l’Impératrice errante, « celle qui avait pour famille les Atrides, et dont le destin devait être plus tard sur le lac Léman celui de Clytemnestre ».

HEILIGENKREUZ 

    Regardez... Écoutez. La route monte encore à l’assaut plus haut, enlaçant de gras pâturages. Puis voici qu’on s’enfonce dans une seconde vallée, vers la montagne d’Heiligenkreuz où se trouve l’abbaye des Cisterciens. Notre auto s’arrête. A dix minutes de la voie, au bout d’une allée qu’embaume l’haleine des tilleuls, voici un petit cimetière. C’est l’heure crépusculaire de l’automne, entre cinq et six. Une buée tiède tombe sur la vallée et lui compose un arrière-plan de rêve. Comme une hostie d’or posée sur le sommet de la colline, le soleil ne rompt ni la solitude ni le silence des choses, en les caressant de ses rayons mourants. 
    Adossé au mur où sont encastrées les dernières tombes des moines cisterciens, le fossoyeur enfonce ses fortes dents dans la pulpe d’une pomme et s’appuie sur sa pelle. « Grüss Gott, me dit-il avec la charmante inflexion de voix autrichienne. — Bitte schön. Grabmal Mary Vetsera ?... (la tombe de Marie Vetsera ?) — Linke (à gauche). — Danke schön. » 
    Au milieu des pentes gazonnées où sont fichées, sans nom ni date, des croix de pierre (tombes des premiers moines), voici un Christ grandeur nature, sur une croix de bois. Il étend, comme une prière muette, ses bras meurtris sur un bouquet de jeunes et de verts sapins. Et tout de suite, à gauche, une grande croix de pierre domine une large dalle. Elle est entourée de lierre, protégée par une grille au-dessus de laquelle une lourde rose blanche balance son parfum, et laisse une à une tomber ses pétales comme des larmes. 
    C’est la tombe de Marie Vetsera. 
  Ainsi que Rodolphe, en écrivant à ses parents une lettre d’adieu, Marie avait demandé d’être enterrée dans le petit cimetière d’Alland, à Mayerling. Cruelle et inflexible, la Hofburg s’y opposa. On refusa à la mère de Marie non seulement de revoir son enfant morte, mais aussi d’assister à son ensevelissement. On défendit même au comte Stockau, l’oncle de Marie, d’apporter un linceul à Mayerling.

SINGULIÈRES OBSÈQUES 

    Accompagnés du préfet de police, les deux oncles de Marie, les comtes Stockau et Baltazzi, se rendirent au pavillon de chasse où ils durent habiller le cadavre rigide et dévêtu de Marie avec la toilette qu’elle portait à son arrivée à Mayerling. 
    Ainsi, coiffée, chapeautée, entre les deux vieillards, Marie, un rictus aux lèvres, ses larges yeux bleus ouverts, descendit l’escalier de Mayerling, dans la nuit. Comme si elle vivait encore, ses oncles l’avaient prise chacun sous un bras. A la lueur d’un fanal, on la conduisit jusqu’à la voiture où le fidèle Brakfisch l’attendait à nouveau. Après avoir reconduit à Vienne un cadavre royal, il allait emporter au loin, dans la montagne, le corps oublié et maudit d’une enfant romanesque. Son crime? Elle avait éprouvé un amour pur et sans bornes, pour l’héritier d’un trône impérial. 
   Dans le landau, on attacha le corps de Marie par le cou et la taille à un bâton noueux de montagnard. Ne fallait-il pas lui donner jusqu’au bout l’apparence de la vie? « C’était fin janvier, il y avait du verglas, du brouillard et des ornières, me raconte mon chauffeur ; le cadavre oscillait à tous les cahots. » 
    Par ce même sentier raide et rocailleux que nous prenons, la lugubre procession recommença son douloureux calvaire. A minuit on frappa à la porte de la petite maison des Morts, au monastère d’Heiligenkreuz. Enfin l’on enveloppa Marie dans un linceul, on la mit dans un cercueil hâtivement fait par les moines menuisiers. Toute la nuit il fallut travailler à creuser la fosse. Les oncles eux-mêmes durent aider. Et seuls, devant la maison humide et froide, comme deux moines en cagoule veillant à côté du corps torturé d’une enfant, deux cyprès noirs se dressaient. 
    Ce fut bien longtemps après la tragédie de Mayerling que la baronne Vetsera reçut l’autorisation de ramener le corps de son enfant à Vienne. Mais Marie était désormais loin des tempêtes et des passions. A quoi bon troubler son repos profond? Sa mère refusa de changer sa sépulture et fit bâtir une chapelle à la mémoire de son enfant dans le cimetière. 

    Ce soir, l’angélus tinte au clocher dont le bulbe rouge se gonfle dans le ciel bleu. Et jamais, en descendant la colline, je n’ai senti dans lame pareille mélancolie et apaisement. 
    La cruauté des hommes a pu séparer les amants dont l’un repose sous une lourde chape de bronze, au milieu de tant de grandeurs humaines, dans la crypte froide des Capucins à Vienne, mais ici, leurs fantômes flottent passionnément unis dans le souvenir. Ne chuchotent-ils pas en nous frôlant leur mystérieuse plainte?...

Marie-Edith de Bonneuil.


Rodolphe. Les textes de Mayerling.

Les diverses versions du drame de Mayerling sont présentées dans le recueil  Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).

Voici le texte de présentation du recueil  (quatrième de couverture):

   Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
   Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.

Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :

1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1900 Arthur Savaète
1902 Adolphe Aderer
1905 Henri de Weindel
1910 Jean de Bonnefon
1916 Augustin Marguillier
1917 Henry Ferrare
1921 Princesse Louise de Belgique
1922 Dr Augustin Cabanès
1930 Gabriel Bernard
1932 Princesse Nora Fugger

Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.

Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook.

Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)

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