lundi 28 juin 2021

Guntram, le premier opéra de de Richard Strauss, présenté par Romain Rolland


Dans un long article sur Richard Strauss publié dans la Revue de Paris de mai 1899, Romain Rolland évoque l'écriture et la création de son opéra Guntram dans lequel brille encore cette pureté délicate et mélodieuse de l'âme, cette grâce juvénile, qui semble s'effacer ensuite [de son oeuvre].

    [...] Depuis 1880, Strauss dirigeait à Weimar les drames wagnériens. Sous leur obsession, il se tourna vers le théâtre, et écrivit le poème d'un opéra: Guntram. La maladie vint interrompre ce travail, qu'il continua en Egypte. La musique du premier acte fut écrite de décembre 1892 à février 1893, du Caire à Louqsor. Le second acte fut terminé en juin 1893, en Sicile. Enfin il acheva le troisième acte en Bavière, au commencement de septembre 1893. Il n'y a pourtant pas trace de sentiment oriental dans cette musique, mais parfois des mélodies italiennes, une molle lumière, un calme un peu morne. J'y sens surtout une âme convalescente, alanguie, une âme un peu petite fille, qui rêve avec un sourire attendri, et des larmes toujours prêtes à couler. C'est sans doute à ces impressions indéfinissables de convalescence que Strauss doit d'avoir conservé pour cette œuvre une affection secrète, à ce qu'il m'a semblé. Sa fièvre s'y est endormie. Certaines pages sont imprégnées d'un sentiment caressant de la nature, qui rappelle les Troyens de Berlioz. Mais, trop souvent, la musique est vide, conventionnelle et la tyrannie de Wagner s'y fait sentir, ce qui est rare dans les autres œuvres de Strauss. Le poème me paraît supérieur à la musique. Strauss y a mis beaucoup de sa pensée, et l'on assiste à la crise qui bouleversa cette pensée généreuse, tourmentée et orgueilleuse.
    Strauss venait de lire une étude historique sur un ordre de Minnesänger mystiques, qui se fonda en Autriche, au moyen âge, pour combattre la corruption de l'art et sauver les âmes par la beauté du chant : ils se nommaient Streiter der Liebe, combattants de l'amour. Strauss, tout plein lui-même à cette époque d'aspirations néo-chrétiennes, et sous l'influence de Wagner et de Tolstoï, s'enflamma pour cette Idée ; et d'un de ces Streiter der Lieber, II fit son héros : Guntram. 
    L'action se passe au XIIIe siècle, en Allemagne. Le premier acte représente une clairière, près d'un petit lac. Le peuple des campagnes s'est révolté contre les seigneurs et vient d'être écrasé. Guntram et son maître Friedhold lui distribuent des aumônes. La troupe des vaincus s'enfuit à travers les bois. Resté seul, Guntram s'abandonne à sa rêverie dans la joie du printemps, l'innocent réveil de la nature. Mais la pensée de la misère cachée sous cette beauté l'étreint. Il songe à l'homme pécheur, à la souffrance humaine, à la guerre civile. Il remercie le Christ de l'avoir conduit dans ce malheureux pays, embrasse la croix, et décide d'aller au cœur du Péché, à la cour du tyran, pour lui porter la révélation divine. À ce moment paraît Freihild, l'épouse du duc Robert, le plus cruel des seigneurs. Elle a horreur de ceux qui l'entourent ; la vie lui est odieuse, et elle veut se noyer. Guntram l'en empêche. La pitié que lui inspirent sa douleur et sa beauté se change à son insu en un profond amour, quand il reconnaît en elle la princesse aimée du peuple, l'unique bienfaitrice des malheureux. Il lui dit que Dieu l'a envoyé pour son salut ; et il se rend au château, où il se croit appelé par la double mission de sauver le peuple et Freihild.
    Au second acte, les princes célèbrent leur victoire dans le château du duc. Après les emphatiques flagorneries des Minnesänger officiels, Guntram est invité à chanter. Décourage d'avance par la bassesse de ces hommes, sentant qu'il parlera en vain, il hésite, il est près de partir; mais la tristesse de Freihild le retient, et c'est pour elle qu'il chante. Sa voix, d'abord calme et mesurée, dit la mélancolie qu'il éprouve au milieu de cette fête de la force triomphante. Il se réfugie dans ses rêves ; il y voit briller la douce figure de la paix. Il la décrit amoureusement, avec une tendresse juvénile, qui devient de plus en plus enivrée, quand il fait le tableau de la vie idéale, de l'humanité libre. Puis il peint la guerre, la mort, le désert et la nuit qui s'étendent sur le monde. Il s'adresse directement au prince ; il lui montre son devoir et l'amour du peuple qui serait sa récompense ; il le menace de la haine des malheureux que l'on pousse au désespoir ; enfin il presse les seigneurs de rebâtir les villes, de délivrer les prisonniers, de venir au secours de leurs sujets. Il termine au milieu de l'émotion profonde de l'assistance. Seul, le duc Robert, qui sent le danger de ces libres paroles, ordonne à ses gens de saisir le chanteur, mais les vassaux prennent parti pour Guntram. Au milieu de cette lutte, on apprend que les paysans se sont de nouveau révoltés. Robert appelle ses hommes aux armes. Guntram, qui se sent soutenu par ceux qui l'entourent, fait arrêter Robert. Le duc se défend ; Guntram le tue. Alors se produit dans son esprit un revirement complet, dont nous aurons l'explication seulement au troisième acte. Dans les scènes qui suivent, il ne dit plus un mot il laisse tomber son épée; il laisse ses ennemis reprendre leur autorité sur la foule ; il se laisse enchaîner et conduire en prison, tandis que la troupe des seigneurs part bruyamment, allant au combat contre les rebelles. Mais Freihild, pleine d'une joie cruelle et naïve, Freihild, délivrée par l'épée de Guntram, s'abandonne à son amour pour lui et veut le sauver.
    Le troisième acte, qui se passe dans la prison du château, est inattendu, incertain et très intéressant. Il n'est pas la suite logique de l'action. On y sent un bouleversement dans la pensée du poète, une crise morale qui l'agitait encore au moment où il écrivait, un trouble d'où il n'était pas parvenu à sortir; mais la lumière nouvelle, vers laquelle s'orientera désormais sa vie, transparaît nettement. Strauss était trop avancé dans la composition de son œuvre pour échapper au renoncement néo-chrétien qui devait conclure le drame ; il n'aurait pu l'éviter qu'en remaniant complètement les caractères. Aussi Guntram repousse-t-il l'amour de Freihild. Il s'aperçoit qu'il est tombé, comme les autres, sous la malédiction du péché. Il prêchait aux autres la charité, et il était en proie à l'égoïsme ; quand il a tué Robert, c'était bien moins pour délivrer le peuple d'un tyran, que pour satisfaire une instinctive et bestiale jalousie. Il renonce donc à tous ses désirs, et il expie dans la retraite le péché de vivre. Mais l'intérêt de l'acte n'est pas dans ce dénouement prévu, et devenu un peu commun depuis Parsifal. Il est dans une scène évidemment intercalée au dernier moment et qui détonne brusquement dans l'action, mais avec une singulière grandeur : le dialogue de Guntram et de son ancien compagnon, Friedhold. Friedhold, son ami, son initiateur, vient lui reprocher son crime et le chercher pour comparaître devant l'ordre qui le jugera. Dans la version primitive, Guntram s'inclinait et sacrifiait sa passion à son vœu. Mais pendant son voyage en Orient, Strauss conçut soudain l'horreur de cette annihilation chrétienne de la volonté, et Guntram, avec lui, se révolta. Il refuse de se soumettre aux lois de son ordre. Il brise son luth, symbole d'espérance mensongère dans la rédemption de l'humanité par la foi. Il rejette les rêves nobles mais vains, auxquels il a cru, et qui se sont dissipés à la lumière de la vie. Il ne renie pas ses serments d'autrefois ; mais il n'est plus le même homme que celui qui les jura. Quand il était sans expérience, il a pu croire que l'homme devait être soumis à des règles, que la vie devait être maîtrisée par des lois. Une heure l'a éclairé. Maintenant il est libre et seul, seul avec lui-même. « Seul je puis apaiser ma souffrance. Seul je puis expier mon crime. Seule ma loi intérieure peut diriger ma vie. Par moi seul, mon Dieu me parle. A moi seul, mon Dieu parle. Ewig einsam. » C'est le réveil orgueilleux de l'individualisme, le pessimisme puissant de l'Uebermensch. Un tel sentiment donne à la négation même, au renoncement, un caractère d'action : c'est encore là une affirmation violente de la volonté.
    J'ai insisté un peu longuement sur ce drame, à cause de sa réelle valeur de pensée, et surtout de son intérêt en quelque sorte autobiographique. Désormais l'esprit de Strauss est formé. Les circonstances de la vie le développeront, mais sans y apporter de changement capital. Guntram fut la cause d'amères déceptions pour son auteur. Il ne parvint pas à le faire représenter à Munich. L'orchestre et les chanteurs se révoltèrent contre une musique qu'ils déclaraient injouable. On dit même qu'ils se firent donner par un critique éminent, et qu'ils apportèrent à Strauss, un certificat en règle attestant que Guntram n'était pas fait pour être chanté. La principale difficulté était l'étendue du rôle principal, qui remplit à lui seul de ses rêveries et de ses discours la valeur d'un acte et demi. Tel de ses monologues, comme le chant du second acte, dure une demi-heure de suite. — Guntram n'en fut pas moins représenté à Weimar, le 16 mai l894 ; et peu après, Strauss épousait sa charmante Freihild, Pauline de Ahna, qui a créé Elisabeth —de Tannhäuser — à Bayreuth, et qui s'est depuis consacrée à l'interprétation des Lieder de son mari.
    Mais Strauss garda au cœur la rancune de son insuccès au théâtre, et il revint au poème symphonique, où il montra des tendances dramatiques de plus en plus marquées, et une âme de jour en jour plus orgueilleuse et méprisante. Il faut l'entendre parler, avec quel froid dédain ! du public des théâtres, «ramassis de banquiers et de commerçants bassement jouisseurs », pour sentir la blessure cachée de cet artiste victorieux, à qui le théâtre est fermé, et qui, par une ironie de plus, est obligé de diriger à l'Qpéra de Berlin les pauvretés musicales que lui impose un mauvais goût vraiment royal. [...]


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