lundi 26 juillet 2021

Première du Fliegende Holländer au Festival de Bayreuth. Le triomphe de la musique.

Asmik Grigorian (Senta) 
© Bayreuther Festspiele

De la musique avant toute chose

Le Festival de Bayreuth vient de fêter sa réouverture réussie avec un Fliegende Holländer qui a vu les débuts bayreuthois de la cheffe d'orchestre Oksana Lyniv, de la soprano lituanienne Asmik Grigorian dans le rôle de Senta et du metteur en scène et décorateur russe Dmitri Tcherniakov. 

Oksana Lyniv, première femme à diriger l'orchestre dans l'histoire du prestigieux festival qui fête cette année son  145ème anniversaire, fait une joyeuse entrée en réussissant une direction adamantine du Hollandais volant. La cheffe ukrainienne connaissait les particularités et l'agencement spécial de la fosse d'orchestre bayreuthoise pour y avoir été admise alors qu'elle venait d'être engagée comme assistante de Kirill Petrenko. Aujourd'hui elle se réjouit de pouvoir y conduire l'orchestre debout, soulignant que la fosse a été conçue pour Richard Wagner qui mesurait 1m66, et s'amusant de ce que certains chefs doivent diriger assis. Même si à Bayreuth le public ne peut suivre la direction d'orchestre en raison de l'abat-son voulu par Wagner, elle arbore fièrement sa désormais fameuse tunique-pantalon noire avec une large ceinture de tissu à la taille qui souligne la beauté de sa silhouette et de son port altier. 

Oksana Lyniv avait déjà dirigé le Fliegende Holländer en 2017 au Liceu de Barcelone. Pour préparer sa première bayreuthoise elle a tenu à s'immerger dans la vie et le monde spirituel du compositeur. C'est ainsi qu'elle s'est rendue à Meudon près de Paris et y a visité la demeure dans laquelle un Wagner encore jeune (il avait alors 27 ans)  a composé son opéra. Là elle a pu ressentir l'amertume du compositeur devant faire face à la pauvreté et accumulant les échecs, mais aussi s'imprégner de sa fougue, de son énergie et de sa volonté de puissance si caractéristiques de l'ouverture de l'oeuvre. Oksana Lyniv dirige avec cette même énergie et parvient à rendre les vibrations juvéniles de l'oeuvre pendant les deux bonnes heures que dure l'exécution de l'oeuvre. Elle fut à bonne école avec le maestro Petrenko, on retrouve chez elle ces qualités de précision minutieuse, d'un respect ému et attentif de la partition, de détachement des sons, de mise en valeur des groupes instrumentaux, cette transparence lumineuse. Tout cela résulte d'un étude approfondie de l'évolution de la composition. Elle est aussi tout à la joie de travailler avec un orchestre international d'une qualité légendaire composé de musiciens venus de plus de 40 orchestres différents qui se mettent pour une saison au service de l'oeuvre du Maître de Bayreuth. Cette joyeuse entrée fut une entrée triomphale, qui porte Oksana Lyniv au firmament des plus grands chefs d'orchestre contemporains. Elle entre ainsi dignement dans la ligné des grandes Dames de Bayreuth qu'ouvrit Cosima Wagner, qui marqua si longtemps Bayreuth et la Colline verte de son empreinte,et qui, rappelons-le au passage, fut celle qui introduisit le Fliegende Holländer dans le canon bayreuthois il y a exactement 120 ans. Les douze minutes de standing ovation qui saluèrent l'exécution musicale et les chanteurs lui reviennent en grande partie.

L'autre grande vedette de la soirée fut l'arménienne-lituanienne Asmik Gregorian, dont les qualités de comédienne ne sont plus à vanter tant est grand son charisme. La soprano lyrique brûle littéralement les planches. Les spectateurs qui ont eu l'occasion de visionner le vidéostream auront pu observer jusqu'au langage des yeux de la chanteuse qui pendant tout le temps de sa présence en scène est en parfaire adéquation avec le personnage de Senta qu'elle incarne. Dans une interview accordée à BR-Klassik, Asmik Gregorian exprime son admiration inconditionnelle pour le travail de Dmitri Tcherniakov qu'elle considère comme un concepteur génial, à son sens un des meilleurs metteurs en scène contemporains. La chanteuse dit se sentir proche de Senta, cette femme qui tombe amoureuse d'une image, et qui est selon elle le cliché de la  femme, car selon elle beaucoup de femmes font cette projection amoureuse sur une image, et ce cliché se voit confronté avec la réalité des hommes qu'elles rencontrent qui sont loin de combler leurs attentes, ce qui conduit nécessairement à la déception, mais parfois aussi à la volonté paradoxale de s'auto-sacrifier. Le rôle est difficile. Asmik Gregorian ne l'avait interprété qu'une seule fois jusqu'ici, il y a sept ans à Saint-Pétersbourg et seulement pour quelques représentations. La chanteuse relève que c'est un rôle qui exige à la fois des notes élevées et des notes profondes, toutes les phrases sont difficiles à interpréter, d'autant que si le texte est écrit en allemand le style de la composition est encore italien. Asmik Gregorian comprend l'allemand mais ne se hasarde pas  à le parler. Elle tente cependant de maîtriser l'accumulation rapide des consonnes caractéristique de la langue du livret, mais la tâche reste ardue. Tout au long de sa prestation, la tension émotionnelle va crescendo, l'intensité monte à son comble sans que jamais le chant ne devienne crié. Une des grandes forces de la chanteuse est de travailler son chant tout en finesse, même aux moments de la plus grande exaltation. Ce que l'on a pu percevoir dans les radiations de son regard, dans l'intensité ardente de son expression corporelle, se retrouve exactement dans son chant lumineux. 

John Lundgren reste le grand Hollandais puissant que l'on connaît et dont il donne la pleine mesure. Il a cet art consommé de la scène avec sa magnifique composition d'un personnage meurtri par l'éternité, avec ses rudesses et sa gueule de bagnard chauve. Il donne un Hollandais sombre et ténébreux de sa voix sonore et puissante, aux beaux graves, avec un  jeu scénique et des intonations qui rendent bien compte de la complexité d'un personnage qui refuse de se laisser sauver alors qu'il a pourtant expliqué les règles de la malédiction dont il est la victime. La projection et l'articulation sont parfaites, et son texte est parfaitement compréhensible. La même remarque vaut pour la basse Georg Zeppenfeld qui prête sa voix au timbre magnifique à un Daland très contrôlé, campant bien ce personnage empêtré dans sa cupidité et prêt à livrer sa fille au diable en personne à condition qu'il déverse ses richesses. Le jeu de scène de Marina Prudenskaya est une page d'anthologie au moment du dîner de fiançailles : il faut suivre les mimiques d'une Mary de plus en plus consternée et horrifiée de ce qu'elle pressent du destin de Senta et de ce que sa mémoire ravive du sien propre. Un des grands moments théâtraux de la soirée. Attilio Glaser prête son ténor lumineux au Steuermann et offre un des rares sourires de cette oeuvre romantique qui prête par ailleurs davantage au tragique. Le rôle d'Erik est confié à Eric Cutler, un ténor américain qui avait déjà chanté Erik au grand opéra de Houston et fait lui aussi ses débuts très applaudis à Bayreuth. Il interprétera bientôt le rôle à Vienne. Ce grand chanteur au physique avenant interprète son rôle avec des trémolos dans la voix, un effet plutôt curieux dans un opéra de Wagner même s'il souligne l'influence italienne dans la composition. 

Pandémie oblige, il a fallu trouver une solution ingénieuse pour les remarquables choeurs de Bayreuth. Les choeurs en scène sont muets et ne font que mimer le chant des choristes installés dans une salle de répétition, qui est retransmis en salle en direct. Miracle de la technique contemporaine, on ne le remarque qu'à peine, et encore est-ce parce qu'on en a été informé par la presse. 

Dmitri Tcherniakov revisite le Hollandais volant

Pour sa première mise en scène bayreuthoise, le réalisateur russe Dmitri Tcherniakov a comme souvent dans ses mises en scènes joué les iconoclastes. Il réinterprète l'histoire du Hollandais volant en la démythifiant et en ignorant les indications scéniques données par Richard Wagner. L'action se déplace dans un quelconque village portuaire aux architectures dépersonnalisées, anonymes et froides. Un ingénieux dispositif permet le déplacement et le pivotement des immeubles du décor qui au cours de l'action permettent de nouvelles configurations. Les indications scéniques du livret sont en partie ignorées sinon réécrites. Il escamote la figure légendaire du marin fantomatique frappé d'une terrible malédiction qui le contraint à parcourir les océans pendant sept ans avant de pouvoir toucher terre dans l'espoir improbable d'être racheté en trouvant l'amour d'une femme prête à sacrifier jusqu'à sa vie. Il la remplace par celle d'un ancien habitant du village, un marginal ostracisé qui revient au pays après une longue période d'absence, porteur d'une haine qui le consume dont on ne connaîtra ni les tenants ni les aboutissants, sauf si l'on s'applique à essayer de reconstituer le puzzle des indices donnés çà et là. Au final, le Hollandais (H. pour Tcherniakov) ne repartira pas mais sera abattu d'un coup de carabine par la compagne de Daland.

Derrière un rideau d'avant-scène en gaze translucide, une scène muette sordide se déroule sous nos yeux alors que s'élève la musique du prélude : une femme semble attendre quelqu'un sur la place d'un village. Un homme arrive, elle se précipite pour lui baiser la main ; s'ensuit une scène de rapprochement sexuel avide qu'observe un enfant, caché dans la pénombre d'une rue étroite entre les immeubles. La femme finit par l'apercevoir et interrompt le contact sexuel entamé pour renvoyer le petit garçon qu'on peut supposer être le sien. La relation tournera court, l'homme s'éloigne. Dans l'épisode suivant, l'homme repousse violemment les avances de la femme. Le petit garçon est le témoin immobile de la scène. La place se remplit des habitants du village qui apportent tables et chaises et s'y installent. La femme est tenue à l'écart, et tente de se justifier, mais les villageois la repoussent et quittent la place en remportant leur mobilier. La désespérée se rend alors au portail de l'église. Un pasteur apparaît qui refuse de l'aider te la repousse à son tour. La dernière scène montre le suicide par pendaison de la femme au départ d'un premier étage. À la fin de l'ouverture, l'enfant lève les bras vers le corps de sa mère et lui touche le soulier. La question reste ouverte de savoir quel est le devenir promis à ce petit garçon traumatisé. Se pourrait-il que l'horreur vécue le transforme en un adulte plein de rage et de rancoeur, mû par un esprit de vengeance, et qu'il soit devenu ce Hollandais que va mettre en scène Dmitri Tcherniakov ?

Cette première scène peut prêter à une variété d'interprétations, mais donne cependant à penser que la condition de la femme en milieu prolétaire sera au coeur de la mise en scène : soumise et dépendante, n'ayant que ses charmes à offrir dans l'espoir d'une relation qui lui permettrait de survivre, maltraitée, violentée et finalement abandonnée, quittant la vie dans un acte désespéré, laissant un enfant orphelin qui grandira à jamais marqué par les scènes de son enfance.

Le metteur en scène nous a donné une clé de lecture par le truchement d'une phrase projetée : "Le rêve toujours répété du H." Ce rêve obsessionnel est-il le cauchemar toujours répété d'une mère qui se suicide en présence de son enfant ? On le comprend, Dmitri Tcherniakov a tenté de donner une nouvelle explication psychologique au drame romantique du Vaisseau fantôme. Lorsque H. revient au village, il ira à plusieurs reprises se poster face à la maison du suicide en fixant la fenêtre du premier étage. Plus tard, lorsque Daland entre en scène, on constatera qu'il a les traits de l'homme du prélude, ce qui donne une indication sur son personnage : Daland n'est pas seulement un capitaine âpre au gain, c'est aussi un homme au passé peu honorable.

Les décors de Tcherniakov représentent la place d'un village avec de petits immeubles d'habitation et un bar-comptoir devant lequel on vient installer des tables et des chaises métalliques. Le port, la mer et le navire ne font jamais partie des décors, et sont seulement évoqués par le texte chanté, ou suggérés au troisième acte par une partie de la scène figurant une place donnant sur un espace vide qui se perd dans la grisaille. 

Après le prélude, l'action se déroule sur la place en terrasse du bar. La scène de Daland et du pilote endormi, est observée par le Hollandais qui ne se manifeste pas. Il vient ensuite s'installer à l'écart des hommes qui se sont installés à la terrasse du bar, puis commande au barman une tournée générale que les marins acceptent avec méfiance, l'argent ne semble pas lui faire défaut.

Au début du deuxième acte, la chorale féminine du village vient s'installer en demi cercle sur la place, partitions à la main, pour chanter le choeur des fileuses. Les villageoises vont contraindre Senta à chanter la ballade du Hollandais volant. En la chantant, Senta fixe Mary, comme si la ballade s'adressait particulièrement à elle. Il se pourrait bien que l'homme revenu au village après une longue absence a peut-être eu autrefois une relation avec Mary.

Les maisons de la place pivotent sur elles-mêmes et se déplacent sur scène pour former un nouvel environnement tout aussi anonyme que le premier. La maison de Daland dispose d'une véranda dans laquelle le capitaine a convié le Hollandais à un dîner qui doit sceller ses fiançailles avec sa fille Senta. Mary fait office d'hôtesse, on comprend alors que, dans la version de Tcherniakov, la nourrice de la jeune fille est devenue la partenaire de Daland. Le metteur en scène représente un intérieur petit bourgeois qui reflète bien la mentalité intéressée de Daland, qui a ordonné à sa compagne de mettre les petits plats dans les grands. On la voit dresser la table d'une nappe impeccable sur laquelle  elle dispose sa meilleure vaisselle et son argenterie. Des chandeliers et des fleurs viennent en compléter l'apparat. Au cours de la soirée, Mary a une attitude contrainte et son dépit silencieux se marque de plus en plus. Elle baisse les yeux, tire la gueule et semble prise d'une rage sourde qui n'ose cependant pas s'exprimer. 

Plus tard, les villageois se sont installés sur la place du village. Ils observent l'équipage silencieux du vaisseau du Hollandais : des hommes silencieux et moroses vêtus d'uniformes bleu foncé et qui ne consomment rien. L'animosité monte entre les deux groupes qui en viennent aux coups. La fête organisée pour le mariage du Hollandais et de Senta tourne au drame : le Hollandais, qui a surpris Senta avec le bel Éric, sort un revolver et abat trois hommes qui s'écroulent. Il repousse les avances de la jeune femme qui proclame sa fidélité. C'est Mary, armée d'une carabine qui met fin au drame en assassinant le Hollandais, alors qu'un incendie se met à ravager les immeubles de la place.

Tcherniakov nous conte l'histoire du retour d'un outsider dans un village prolétaire figé dans des comportements stéréotypés. Les secrets d'un passé sombre sont évoqués par la mise en scène sans être nommés. La plupart des villageois semblent accepter leur médiocre destin et s'y conforment. La condition de la femme est au coeur de la mise en scène qui met l'accent sur le rêve féminin d'un amour fantasmé avec un homme idéal, un rêve auquel la médiocrité et la violence des hommes apportent un cruel démenti. Le traitement du personnage de Mary est particulièrement intéressant : son passé est une énigme sordide que Tcherniakov nous laisse imaginer, elle est devenue la compagne d'un petit bourgeois mesquin à la moralité plus que douteuse et voit l'enfant qu'elle a élevée courir à sa perte avec un homme qui l'a sans doute autrefois profondément blessée et qu'elle finit par assassiner.

Le contraste entre la mise en scène qui, pour réussie et intelligente qu'elle soit, s'écarte du projet initial de Richard Wagner et l'interprétation musicale, qui tente de coller au plus près à la partition pour en rendre exactement toutes les beautés et restituer l'âme même de la composition, est patent. Ce hiatus est au coeur de toutes les discussions.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in  La Sylphide, Souvenir d'Adieu  (6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845) Nous poursuivons notre e...