jeudi 31 mars 2022

L'impératrice Elisabeth d'Autriche. Un article d'Arvède Barine (1899)

L'historienne et critique littéraire française Louise-Cécile Bouffé, dite Arvède Barine ou encore Mme Charles Ernest Vincens (1840-1908) donna dans le Journal des Débats du 8 novembre 1899 un compte-rendu de la biographie de Sissi, The Martyrdom of an Empress. que publia la même année chez Harper (New York et Londres)  Marguerite Cunliffe-Owen. Le texte de Barine révèle une belle plume, mais on y relève des erreurs : François-Joseph ne fait pas sa demande en mariage à Possenhofen, mais à Ischl, et ne l'adresse pas au père de Sissi, mais à sa mère. Il faudrait vérifier aussi que Sissi se donnait le surnom de Cendrillon et ensuite que sa mère la vouvoyait... 

Cendrillon ?

L'IMPÉRATRICE D'AUTRICHE D'APRÈS UNE BIOGRAPHIE RÉCENTE (1)

    Elle était romanesque. Elle s'imaginait que les princesses ont le droit d'être des femmes comme les autres. Elle voulut s'appartenir, vivre pour elle-même, étant sur un trône et quel trône ! celui des Habsbourg. On l'avait bien mal élevée.
   Son enfance avait été négligée. Son père, Maximilien-Joseph des Deux-Ponts-Birkenfeld, duc en Bavière, était un parent pauvre de la famille impériale d'Autriche. Chargé d'enfants, absorbé par le souci d'établir les aînés, il travaillait laborieusement avec sa femme la duchesse Ludovica, à trouver deux maris pour leurs grandes filles. On comptait s'occuper de la petite Elisabeth plus tard, quand les grandes seraient casées.
   Elisabeth se trouvait très bien de son rôle de Cendrillon. Elle profitait de ce que personne ne la surveillait pour courir le pays et se lier avec tous les paysans des environs. Ce fut l'origine de ses malheurs. L'enfant grandit en dehors de l'idée monarchique, dans l'ignorance des sacrifices qu'elle exige de ses victimes, les têtes couronnées. Les chaumières où elle s'abritait familièrement pendant l'averse, où elle venait demander un verre de lait, lui enseignaient une autre leçon, bien dangereuse pour une future impératrice. Elle y apprenait à connaître les joies simples des humbles, leur absence de contrainte, et s'accoutumait à l'idée folle qu'elle pourrait y prétendre. Ce n'était pas sa faute ; personne ne lui avait expliqué ce que c'est qu'une princesse. Ses parents croyaient avoir du temps devant eux Elisabeth portait encore des robes courtes et ne dînait pas à la grande table on pouvait passer des semaines entières chez eux, à leur château de Possenhoffen, sans apercevoir leur Cendrillon.
    Celle-ci avait seize ans lorsqu'il survint un grand événement dans sa famille. Le digne couple de Possenhoffen avait été récompensé de ses peines ; la fille aînée venait d'être demandée en mariage par l'empereur d'Autriche. On attendait le jeune monarque au château pour célébrer les fiançailles. C'était à la fin de l'hiver de 1854, aux premières feuilles.
    François-Joseph arriva. Il avait vingt-quatre ans. Presque au débarqué, l'idée lui prit d'aller se promener tout seul dans les bois. Cette fantaisie a peut-être changé l'avenir de l'Autriche, et d'une partie de l'Europe avec lui. L'empereur vit venir à lui sous les grands arbres une petite fée vêtue de blanc d'une beauté ̃merveilleuse. Ses yeux bleus étaient pleins de lumière, sa chevelure flottante lui tombait jusqu'aux genoux. Deux grands chiens blancs gambadaient à ses côtés. Tandis que le jeune prince contemplait cette apparition, la fée s'approcha et lui jeta sans façons les deux bras autour du cou. C'était sa cousine Elisabeth, qu'on ne lui avait jamais montrée et qui avait reconnu son futur beau-frère d'après ses portraits. 
    Le soir même, l'empereur d'Autriche déclarait à Maximilien-Joseph des Deux-Ponts-Birkenfeld, duc en Bavière, qu'il avait changé ses projets et qu'il n'épousait plus sa fille aînée il épousait la petite, Elisabeth. Cela n'alla pas tout seul. Le vieux duc, dont les plans se trouvaient dérangés, se mit en colère; sur quoi l'empereur se fâcha aussi et menaça de repartir sur l'heure sans épouser personne. On en passa naturellement par où il voulait, et Cendrillon devint une grande reine comme dans le conte de fée. Telle est la légende, et je ne sache pas qu'elle ait jamais été démentie. Il serait dommage qu'elle le fût, car elle est est bien jolie. Le mariage eut lieu le 24 avril 1854. Le plus facile était fait, pour une créature aussi séduisante. Restait le plus difficile apprendre son métier de souveraine et en accepter les charges. Ce fut où elle échoua. Elle avait apporté au Burg les idées d'indépendance qu'elle avait puisées chez les amies rustiques de son enfance. Ce n'était pas leur place, il faut en convenir. Tant qu'il existera des monarchies, il existera une étiquette, et les monarques devront la subir. Ils commencent, pour la plupart, à trouver cela très dur. C'est tant pis pour eux car ils n'ont pas le choix; on peut même dire qu'ils l'ont moins que jamais, puisqu'il n'y a plus que l'étiquette qui les distingue aux yeux de leurs peuples du premier particulier venu. Du temps où ils ressemblaient aux rois des images d'Épinal, qui portent sur leur personne les attributs de leur puissance, ils pouvaient en prendre à leur aise avec les rites monarchiques. En leur voyant la couronne en tête et le sceptre en main, aucun de leurs sujets n'oubliait qui ils étaient. À présent qu'ils ressemblent à tout le monde, l'étiquette et la représentation ont doublé d'importance. C'est ce que ne comprit point une impératrice de seize ans, qui n'avait jamais vu que ses chiens et ses chevaux. Le cérémonial de la cour de Vienne est resté minutieux et compliqué elle le trouva assommant, et eut l'imprudence de le laisser voir. L'aristocratie viennoise, scandalisée, ne fit pas mystère de ses impressions, et ce fut le premier malentendu entre Cendrillon et la vie. Il devint visible à tous les yeux avant la fin de la première année.
    L'une de ses meilleures amies a écrit qu'il était impossible que l'impératrice Elisabeth fût appréciée par une cour, pour les raisons que voici : « Elle était. trop différente des autres femmes pour ne pas s'attirer de leur part les critiques les plus amères. Il y avait des moments où la tentation de se débarrasser de toutes les entraves et d'envoyer promener les cérémonies devenait trop forte. Elle ne pouvait pas y résister. C'était alors qu'elle partait pour ses longs voyages. Ils la délivraient de l'horrible cauchemar d'être perpétuellement en représentation et à se donner en spectacle. » Elle était pourtant intelligente ; mais ce rôle de marionnette l'écœurait ; c'était au-dessus de ses forces. Il lui était insupportable, d'autre part, d'être obligée de feindre, d'avoir à composer son visage, ce qui est l'ABC des cours, depuis le maître jusqu'au dernier de ses valets. « Elle n'a jamais rien dit ou rien fait qui pût blesser personne, rapporte la même amie. Mais elle ne comprenait pas l'art d'oublier, de rire et de danser le cœur plein de chagrin. Elle ne prenait pas son parti des sots et de leurs sottises, et elle refusait de passer sa vie à parader pour le plaisir d'un public idolâtre de faste et de pompe. Voilà ses crimes. » Pauvre princesse pauvre femme ! Les « crimes» n'étaient que des erreurs, mais de celles qu'on n'a pas le droit de commettre. Elle avait les bénéfices de la situation ; il lui fallait en porter les charges, ne fût-ce qu'à cause de son époux, à qui la couronne n'était pas non plus légère pour beaucoup de raisons.
    Il y eut par malheur un second malentendu de l'ordre sentimental entre Cendrillon (c'était elle-même qui s'était baptisée ainsi) et l'existence que lui avait apportée le hasard d'une rencontre. C'est un sujet auquel je ne ferais même pas allusion, si les détails n'en traînaient partout à l'étranger, entre autres dans le gros volume auquel j'ai emprunté plusieurs citations, et qui a fait scandale dans le vieux et dans le nouveau monde. De toutes les indiscrétions commises, et il y en a de bien indécentes, il ressort que l'impératrice Elisabeth, ainsi que je le disais en commençant, était une âme romanesque, qui rêvait d'idylle sur le trône, de bonheur tranquille et de fidélité bourgeoise. Elle ignorait les trois-quarts des privilèges des rois, et il en est qui la jetèrent dans le désespoir.
    Sa mère lui adressait de sages représentation. L'impératrice a conté elle-même que la duchesse Ludovica, la voyant se ronger à propos de ceci et de cela, lui avait dit un jour : « Mon enfant, il y a deux espèces de femmes dans ce monde celles qui en viennent toujours à leurs fins, et celles qui n'y arrivent jamais. Vous m'avez l'air d'appartenir à la seconde catégorie. Vous êtes très intelligente, vous savez réfléchir et vous ne manquez pas de caractère mais vous manquez de souplesse ; vous ne savez pas vous mettre au niveau des gens avec lesquels il vous faut vivre, ni vous plier aux exigences de la vie moderne. Vous êtes d'un autre âge, du temps où il existait des saints et des martyrs. Ne vous faites pas remarquer en ayant trop l'air d'une sainte, et ne vous brisez pas le cœur en vous imaginant que vous êtes une martyre. »
    Tout cela était très juste, mais tout cela venait trop tard. C'était à la petite princesse de Possenhoffen qu'il aurait fallu le dire et le redire jusqu'à ce qu'elle eût bien mis dans sa petite tête qu'on n'est pas impératrice pour s'amuser, ni pour filer le parfait amour, et qu'il y a, après tout, des compensations à ce qui manque à la femme dans la puissance pour le bien qui revient à la souveraine. Elle n'écouta pas l'avertissement, et donna un beau jour à l'Europe le spectacle d'une impératrice évadée de son trône et de son empire, et fuyant sur son yacht à travers la Méditerranée de peur d'être obligée d'entendre une parole de raison de l'époux lancé à sa poursuite.
    La duchesse Ludovica écrivit à la fugitive : «Vous avez agi comme si c'était vous qui fussiez coupable, et non votre mari. Plus nous sommes haut sur l'échelle sociale, moins nous avons le droit de venger nos offenses privées ou de nous libérer d'obligations pénibles. Rappelez-vous le bon vieux dicton Noblesse oblige. Vous êtes partie intégrante de l'honneur d'une grande nation; vous manquez à vos devoirs et aux traditions de vos aïeux en agissant ainsi pour une offense personnelle et sous l'entraînement de la passion. »
    Trop tard, toujours trop tard ; le mal était fait, l'exemple était donné, et il y avait de quoi guérir à jamais les gens assez ignorants de la réalité pour porter envie, dans le dix-neuvième siècle, aux grands de la terre. Il est incroyable qu'il existe encore de ces gens-là. L'impératrice Elisabeth n'a pas été plus heureuse comme souveraine que comme femme. L'histoire de l'Autriche, depuis cinquante ans, a été fort triste; les catastrophes se sont accumulées sur la tête de son monarque. Ah ! le triste métier, pour lui comme pour elle. Combien ils étaient à plaindre tous les deux
    La mort de leur fils combla la mesure. L'avenir n'était plus qu'un trou noir, pour eux et pour leur pays. On conçoit que l'impératrice Elisabeth ait eu plus que jamais horreur des fêtes et de la représentation. Elle vécut comme une âme en peine, recherchant la solitude et marchant des journées entières dans l'espoir de calmer ses nerfs. Sa silhouette en deuil fut connue des paysans de bien des provinces, dans bien des pays. 
    Et c'est elle qu'un anarchiste a choisie pour la punir de porter une couronne. Elle qui n'avait jamais pu se réconcilier avec son sort, elle qui s'était révoltée dès le début contre ce qui lui semblait la plus lourde de toutes les croix de la terre. Il fallait que Luccheni fût vraiment bien mal informé pour s'en prendre à l'impératrice d'Autriche. Son poignard l'a délivrée. C'est le sentiment de tous ceux qui la connaissaient bien. La nature ne l'avait pas faite pour le métier de princesse; l'éducation n'avait pas suppléé la nature Cendrillon a été écrasés sous le faix.

Arvède Barine

(1) Marguerite Cunliffe-Owen, The Martyrdom of an Empress, 1899.

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