L'entretien a été réalisé en allemand. En voici une traduction. Si vous pratiquez l'allemand, vous trouverez le texte original de l'entretien sur mon blog https://luc-henri-roger.blogspot.com/20 ... hwarz.html
Luc Roger (LR) Valentin Schwarz, merci d'avoir accepté de participer à cette interview. En 2019, Katharina Wagner a annoncé qu'elle vous avait pressenti pour mettre en scène l'Anneau du Nibelung au Festival de Bayreuth en 2020, en équipe avec le scénographe Andrea Cozzi, avec lequel vous avez déjà mis plusieurs opéras en scène et avec lequel vous avez également remporté le Ring Award à Graz en 2017. La Tétralogie n'a pas pu être représentée en 2020 en raison de la pandémie. En 2019, vous veniez de fêter vos 30 ans, ce qui fait probablement de vous le plus jeune metteur en scène de l'histoire du Ring de Bayreuth. Pourriez-vous nous décrire les circonstances de cette prestigieuse investiture et nous dire ce que vous avez ressenti lorsque vous l'avez apprise ?
Valentin Schwarz Tout d'abord, c'est bien sûr un grand honneur de se voir proposer de mettre en scène le Ring sur la Colline verte, d'autant plus que je me passionne pour le Ring de Wagner depuis des décennies. Une telle chance ne se présente qu'une fois dans la vie de chaque metteur en scène et je n'ai jusqu'à présent pas regretté un seul instant d'avoir accepté. Le Ring est incroyablement gratifiant et ici, à Bayreuth, les compétences de chaque musicien d'orchestre et de chaque chanteur sont immenses. On est donc très fier de pouvoir participer à l'histoire de cette réception.
LR Vous avez étudié la mise en scène de théâtre musical et la philosophie. Qu'est-ce qui a éveillé votre vocation ? Quand avez-vous su que c'était ce que vous vouliez entreprendre ? Est-ce votre famille ou votre entourage qui vous a donné le goût de l'opéra ? Avez-vous suivi une formation musicale ?
Valentin Schwarz Je viens effectivement d'une famille de musiciens où il était naturel d'aller à l'opéra ou au concert le samedi, d'apprendre à jouer d'un instrument (dans mon cas, le violon depuis l'âge de 7 ans) ou encore de plonger dans la bibliothèque et de sortir une réduction pour piano de L'Or du Rhin et de chanter à neuf ans sur un enregistrement de Solti — j'en ai même conservé une photo. En même temps, j'ai toujours été enthousiasmé par la liberté, le plaisir de jouer et par la capacité d'utopie que le théâtre offre à une société. Et réunir ces deux passions : la musique et le théâtre pour étudier la mise en scène musicale et théâtrale était une démarche cohérente.
LR Quand avez-vous eu votre premier contact avec l'œuvre et la figure de Richard Wagner ? Comment vous êtes-vous familiarisé avec son œuvre ? Votre approche des opéras de Wagner a-t-elle évolué au fil du temps ?
Valentin Schwarz Je crois me souvenir que j'ai pu accompagner mes parents à une représentation du Hollandais volant à l'âge de neuf ans. Pour les enfants, ces décors plastiques et féeriques sont en effet incroyablement fascinants, c'est tout à la fois sujuguant et bouleversant. Plus tard, à l'adolescence, on devient sensible à la grande émotion et à la multidimensionnalité de cette musique, à l'utilisation stupéfiante des leitmotivs, etc. Malheureusement, on découvre aussi ce que Wagner a de repoussant, son antisémitisme impardonnable, et on commence à prendre ses distances en développant un regard critique. En tant que metteur en scène, on enregistre toutes ces impressions en même temps et je suis étonné de voir à quel point les idées de Wagner étaient puissantes et pratiques pour le théâtre. Le Ring montre justement que Wagner est un observateur incroyablement précis des relations humaines et un psychologue avant la lettre.
LR On a pu lire dans la presse que votre projet consistait à jouer le Ring dans le style d'une série Netflix, à mettre en scène une épopée ou une saga familiale ? Voudriez-vous évoquer votre point de vue sur l'œuvre ? Quel est à vos yeux le poids du prologue par rapport aux trois journées ?
Valentin Schwarz Il est surprenant de constater à quel point Wagner s'en sort avec peu de personnages pendant ces 15 heures, et ce n'est un secret pour personne que presque tous les personnages sont apparentés les uns avec les autres. Il faut donc vraiment être aveugle pour NE PAS voir dans le Ring un drame familial, avec tous les champs de conflits intrafamiliaux qui peuvent nous servir de potentiel d'identification. Souvent, le Ring est compris comme un modèle d'explication du monde, les personnages sont réduits à des porteurs d'idées et dans ce contexte on oublie l'aspect purement humain, l'aspect interpersonnel. Nous avons voulu nous pencher à nouveau sur ces personnages qui nous accompagnent pendant toute une semaine à travers les générations et nous avons été étonnés de voir à quel point ils nous ressemblent, en bien comme en mal, et surtout dans toutes les nuances possibles et imaginables de gris entre ces deux extrêmes.
LR On lit aussi que vous vous efforcez de faire ressortir l'humanité des différents protagonistes. Ces dieux, ces Walkyries, ces héros, ces nains et ces dragons sont-ils à vos yeux plus humains que mythiques ?
Valentin Schwarz Certainement. Wagner se référait toujours à la tragédie grecque comme grand modèle. Les personnages germaniques du Ring ressemblent davantage, au point de vue comportemental, aux dieux attiques avec leurs jalousies et leurs intrigues humaines. Wagner avait en tête des êtres humains représentés par des êtres humains et agissant pour nous, les humains du public. La qualité du mythe ne consiste pas à placer les personnages sur un piédestal quelconque, mais à les rendre tangibles ici et maintenant, à tout moment.
LR En ce qui concerne la relation entre la musique et la mise en scène : comment imaginez-vous leur interdépendance, comment interagissent-elles ? Comment se nourrissent-elles mutuellement ? Votre mise en scène reflète-t-elle par exemple les leitmotivs et les rythmes de l'œuvre ?
Valentin Schwarz Wagner a créé ce système de leitmotivs avec un zèle immense et une volonté de créer, de maintenir d'une manière ou d'une autre la cohésion musicale de cette structure en prose qu'il a collée de manière sauvage. Ignorer ce fait de manière simple ou délibérée serait déjà commettre une grande erreur structurelle. Ce qu'il y a de plus intéressant que la recherche de congruences entre l'image et le son, c'est l'accentuation non dissimulée des divergences, là où le contenu des mots et le narrateur auctorial — l'orchestre — ne coïncident plus et où s'ouvrent des abîmes sémantiques. C'était très amusant de pouvoir ensuite les évoquer ensuite de manière psychologique.
LR Venons-en à la question du temps. Hormis le prologue, les trois journées sont souvent perçus comme extrêmement longues par les non wagnériens ou un public moins averti, beaucoup sont effrayés par la durée du spectacle. Comment gérez-vous ce phénomène ?
Valentin Schwarz L'immersion dans un monde, la compréhension et la pénétration des personnages ne se font justement pas en un après-midi. Comme nous y ont habitués les romans et les séries en tant que médias épiques, la première impression que nous avons d'un personnage ou d'une situation est souvent trompeuse : celui qui est en apparence méchant a tout à coup de bonnes raisons d'agir de cette manière, le héros finit par présenter des fissures dans son apparence glorieuse et le mariage soi-disant parfait est déjà brisé depuis longtemps. Ces évolutions et ces prises de conscience ne sont pas des approximations erronées, mais nous définissent en tant qu'êtres humains avec toutes les nuances que cela peut comporter. Et c'est là que, même après une longue Walkyrie, on peut avoir envie, du moins peut-on l'espérer, de savoir à tout prix, en quittant le Festspielhaus, ce qui va se passer avec cette Brünnhilde, avec ce Wotan.
LR Pourriez-vous lever un coin du voile sur le ou les lieux de l'action ? Avez-vous conçu un espace unique avec Andrea Cozzi ou avez-vous différencié les lieux de l'action ?
Valentin Schwarz La famille en tant que noyau est également à considérer d'un point de vue géographique. Du point de vue de l'esthétique et du contenu, nous sommes partis d'un grand espace, un "Ring", un cercle où se retrouvent, au fil des décennies, les membres de cette grande famille ainsi que leurs visiteurs non invités. La tension vient de la transformation des espaces qui, comme les personnages, sont livrés à l'implacable passage du temps et nous donnent un aperçu des conditions de vie dans des perspectives toujours nouvelles.
LR Votre double formation de philosophe et de metteur en scène vous a-t-elle permis de vous rapprocher de la vision du monde contenue dans l'œuvre du maître ? L'œuvre d'art totale est-elle également philosophique ? Le Ring a-t-il un pouvoir de transformation ?
Valentin Schwarz Comme on le sait, Wagner voulait déclencher une transformation sociale avec son œuvre d'art totale, il a été longtemps actif sur le plan politique et s'est suffisamment exprimé à ce sujet dans ses écrits, dont les perspectives intellectuelles se nourrissent de nombreuses sources. Les qualités essentielles de Wagner résident toutefois dans ses œuvres scéniques, dont la tradition de représentation à travers les âges prouve que, outre l'aspect musical, la valeur réside essentiellement dans leur robustesse au niveau de l'histoire de l'esprit : comme d'autres grandes œuvres de l'histoire de l'art, chaque époque tente de trouver ou d'interpréter dans l'œuvre de Wagner des vérités sur l'ici et le maintenant, avec plus ou moins de succès. Cette ambiguïté et le consensus dans le dissensus (le principe du conflit nécessaire) font du Ring une carte blanche mythique dont nous nous approchons toujours à nouveau, notamment à Bayreuth, où l'étude intensive des quelques œuvres éternellement identiques oblige à de nouvelles approches. Ce potentiel de changement, cette capacité à s'autocorriger en permanence, fait du Ring, dans son mythe, un média directeur potentiel d'une (critique de) société, qu'il s'agit d'établir à nouveau dans le genre du théâtre musical.
LR Sur un plan plus pratique : comment travaillez-vous avec votre scénographe Andrea Cozzi et avec le chef d'orchestre et maestro Pietari Inkinen ? Quelle est l'importance du travail d'équipe ?
Valentin Schwarz Le Ring est un projet gigantesque, une entreprise exigeante pour des centaines de personnes qui travaillent ensemble à cette vision. Chaque personne est impliquée et nécessaire. La chance que j'ai, c'est de pouvoir intégrer les différentes perspectives et points de vue de Pietari et de tous les autres membres de l'équipe et de trouver la meilleure solution pour le résultat artistique grâce à un échange intensif. L'ouverture à la communication et la disponibilité constante au dialogue vont de soi, un pilotage automatique autoritaire n'aurait pas sa place ici.
LR Enfin, entre 2020 et aujourd'hui, votre mise en scène du Ring a-t-elle évolué ?
Valentin Schwarz Le Ring vous change et continue à vous travailler en profondeur. De même que le grand tout, le concept et le monde inventé demeurent comme ancrage, il y a dans chaque mise en scène des milliers de détails que l'on continue à peaufiner. Chaque petit détail, chaque pièce de mosaïque dans le tableau qui ne brillerait que d'un éclat mat au lieu d'un éclat doré, peut ternir l'ensemble du tableau. Le travail sur le Ring est un travail sur nous-mêmes — de même que la première ne représente pas un point final, et que l'on continuera à travailler dans l'atelier de Bayreuth les années suivantes, de même n'en avons-nous jamais fini avec nous-mêmes et sommes toujours curieux de ce qui nous attend.
LR Merci infiniment, Valentin Schwarz, d'avoir pris le temps d'offrir à nos lecteurs ces précieux éclairages.
Crédit photographique © Davod Sünderhof
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