samedi 22 octobre 2022

Porto Venere, le port de Vénus. Un texte de Dominique Durandy — 38 photographies

PAYSAGES ITALIENS
Le Port de Vénus

Un texte de Dominique Durandy (1868-1920) in Supplément littéraire du Figaro du 29 juin 1919

    Le golfe de Spezia doit plaire aux Anglais, car il est lumineux, de coloration chaude comme un paysage de la Grèce. Grandis dans les brouillards et les grisailles infinies, ces infatigables amateurs de pérégrinite ont l'amour intense de la clarté, de l'azur violent, des mers bleues comme on les trouve dans ̃ les peintures des Primitifs, encadrées de collines plantées de pins bruissants, et d'oliviers aux frémissements argentés. Et puis, deux noms, deux grands noms de poètes anglais brillent sur ce rivage séduisant, à la façon de phares éclatants. Byron et Shelley, ces deux neurasthéniques de génie, esprits inquiets, snobs incorrigibles, rêveurs et infatigables amoureux, se sont fixés quelque temps pour écrire, pour paresser et pour aimer, l'un à Porto Venere,, l'autre à San Tcrenzo, mignons villages en face l'un de l'autre aux deux rives du golfe. C'est à Porto Venere que Byron composa, dit-on, son Corsaire. L'endroit se prêtait admirablement à l'effort d'un poète. Le village qui se glorifie d'un si joli nom, est presque à l'entrée de la rade, sur un mince chenal qui le sépare de l'île Palmaria. Village de pêcheurs, flétri, âpre, déguenillé, dressé au bord de l'onde à la façon d'un gros coquillage fardé de blanc, de bleu, de rosé et de jaune. Les maisons, violemment serrées les unes contre les autres, comme par un invisible étau, semblent former une haute muraille dans laquelle les fenêtres et de minces couloirs ouverts de distance en distance font l'effet de meurtrières et de poternes. C'était d'ailleurs, jadis, au temps ou les Génois dominaient .militairement dans ces parages, une bonne place de guerre. Des tours massives sont encore debout, près des anciennes portes. Un restant de remparts escalade la montagne, et, tout en haut du bourg, le dominant, le couvrant d'une protection un peu hautaine, une robuste forteresse où des cactus, des vignes et des figuiers lézardent au soleil, garde encore une belle apparence.
    Les autos ne peuvent pénétrer dans le village, mais cette défense ne vient point de raisons militaires. La rue, la grande rue, ne comporte pas ces moyens modernes de locomotion ; les maisons qui s'alignent des deux côtés de celle voie triomphale modeste ne doivent connaître que des rumeurs paisibles, des piétinements familiers. Quelques osterie de peu d'apparence mettent dans la banalité des humbles boutiques leurs enseignes prometteuses «osteria dell' allegria », « osteria dell'angiolino ». Ce sont la tavernes de peu d'importance, accueillantes aux matelots et aux cultivateurs. Il faut aller à rentrée du pays hors les portes pour trouver le « ristorante » recommandé, l'albergo del Genio, célèbre pour ses fritures. La porte franchie, des bouffées odorahtes vous prennent, à la gorge et le garçon s'empresse d'énumérer, dans un large sourire, les réjouissances culinaires du jour.
    Pasquale c'était le nom de l'aimable serveur qui me fit les honneurs de la maison portait un habit fait de pièces et de morceaux, dont les revers de soie reluisaient de reflets métalliques, mais ses conseils étaient fraternels et le menu dressé sous sa direction de saveur suffisante. Au demeurant, comment ne pas se déclarer satisfait lorsque les murs de la salle à manger portent, dans des cadres dorés, avec les portraits de famillc du maître de maison, des attestations enthousiastes de dîneurs reconnaissants, dans le goût suivant: « Ottime e copiose le vivande, generoso il vino, eccellente il servizio, mite la spesa. » [Nourriture. excellente ot abondante, vin généreux, service parfait, prix modérés] ? Excellent Pasquale, cuirassé de tâches de graisse et de vin. Avec quel sourire épanoui, il reçut la « mancia » [Pourboire] légitimement due à son empressement aimable.
    Porto Venere le port deVénus. Le village a d'autres lauriers à évoquer que ses pêcheries, ses fritures, ses fortifications. Vénus daigna un jour poser ses jolis pieds, tout ruisselants d'écume salée, sur le rivage aujourd'hui envahit par les habitations banales. Nul ne sait si elle apparut, solitaire voyageuse, dans ̃̃la nudité radieuse de la Vénus d'Urbin, dont le somptueux Titien nous a révélé les formes charmantes, ou bien escortée des nymphes et des sirènes que le truculent Rubens lui a données pour compagnes dans la toile où il célébra sanaissance magnifique.
    D'où venait la belle déesse ? Vers quelle amoureuse aventure allait-elle, poussée par les tendres zéphirs? Pleurait-elle encore le bel Adonis et voulait-elle chercher l'oubli de sa peine sur les rives tièdes de la mer Tyrrhénienne ? L'histoire quelque peu incomplète de ces temps lointains n'a pas relaté les raisons de ce cabotage sensationnel. Vénus se reposa à cette place, voilà tout ce qu'on peut dire. Cela doit suffire pour ceux qui ne tentent pas d'approfondir les légendes gracieuses et les anecdotes charmantes, de peur de les faire s'évanouir comme des rêves délicieux, mais fragiles. Et tout le rivage fut embaumé de cette présence divine.
    Le rocher où l'Aphrodite avait daigné aborder devint sacré. Un temple se dressa bien vite pour remercier l'illustre visiteuse. On le construisit à l'extrémité du promontoire, dominant la mer, pour que les navigateurs puissent l'apercevoir de loin et lui jeter en passant quelque tendre supplication. Le Christianisme, plus tard, ruina le culte de la déesse et jeta bas le sanctuaire païen pour élever sur ses ruines une église qu'on dédia à San Pietro, l'apôtre triomphant. Vénus délaissée et dépouillée prépara sa vengeance. Le flot, par elle soulevé, lança contre la sainte maison ses poussières dévastatrices, corrodant les murailles, pourrissant portes et charpentes. Puis, les pirates survinrent, armes de torches et de pics, avides de mettre à sac couvents et chapelles. Des troupes de chrétiens armés leur livrèrent bataille,les chassèrent et se ruèrent ensuite  les unes contre tes autres, Pisans contre Génois et Aragonais. San ̃Pietro s'affaissa lamentablement dans ces bouleversements successifs. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ruine vénérable, gardant difficilement un reste de parement de marbre blanc et noir pareil à une dalle funéraire, quelques lambeaux de voûtes, un clocher trapu ̃troué de fenêtres géminées. Par les fissures des murs et les brèches ouvertes de toutes parts, on aperçoit la mer dont ̃l'azur s'éméut au moindre vent, des éboulis de rochers gris dévalant jusqu'au pied de la montagne, et, s'en allant vers Portofino et Gênes, une suite de hautes ̃falaises sauvages, dures, tachetées d'or et de vermillon, ourlées d'écume mouvante, sur lesquelles des hommes s'efforcent de garder quelques cultures, de planter hardiment des vignes dont les ramures descendent en vertes cascades vers l'abîme, si basses et si lourdes lorsque les grappes de raisin les font ployer, qu'il est impossible de les approcher autrement que par mer et sur frêles esquifs.

    Tout près de l'église, au pied du rocher qu'elle domine, s'ouvrait la grotte où lord Byron se plaisait à aller méditer sur les amours du corsaire Conrad et de la tendre Medora. Son imagination brillante puisait dans le spectacle grandiose de la mer immense et de la côte, violemment frappée par le flot, de sublimes inspirations. Il écrivait, pendant que 1a vague déroulée expirait à ses pieds : « Sur les ondes riantes de la mer d'azur où nos pensées sont sans limites et nos âmes libres comme elle, aussi loin que peuvent nous porter la brise et les vagues écumantes, contemplez notre empire et voyez notre patrie, ce sont là nos États, et aucune borne ne leur est imposée. » Ainsi parlaient les pirates, dont le noble lord allait raconter les exploits. Et chaque jour que le vent soufflât avec force ou que l'onde fût calme et caressante, le poète venait à cette place favorite.
    Lorsqu'il était las d'écrire ou de rêver, il se jetait l'eau, étonnant les habiiants par ses prouesses extraordinaives. Ne s'avisa-t-il pas, un jour, imitant les légendaires exploits de l'amoureux Léandre impatient de rejoindre son amante Hero, de traverser à la nage le golfe de Spezia dans sa plus grande largeur ? Les naturels de Porto Venere ne sachant s'il convenait de louer plutôt ce magnifique record que l'œuvre poétique, donnèrent leur admiration également à l'écrivain et au nageur. Une plaque de marbre, placée au seuil du sentier conduisant à la grotte, traduit ainsi leur sentiment : « Cette grotte, qui inspira lord Byron dans son sublime poème du Corsaire, rappelle l'immortel poète, qui, hardi nageur, défia les ondes ligures de Porto Venere à Lerici ». Le texte est écrit en italien et en anglais pour l'édification des pèlerins. Mais, ceux-ci ne peuvent aller porter leur enthousiaste piété jusqu'à la grotte elle-même. Elle s'est effondrée. Une grille de fer en défend l'accès devenu «pericoloso ». Force est donc d'en adorer de loin les blocs ̃amoncelés. 
    Afin de la mieux contempler dans son apparence catastrophique, il convient de monter jusqu'au petit cimetière taillé dans le roc, au faîte de la falaise, exposé au plein soleil et au vent du large comme, un précieux espalier. Les morts qui dorment dans ce « campo santo », perché à la façon d'un grand nid d'oiseau de mer, ne connaissent ni les frissons de la terre glacée, ni les tristesses du silence. La mer berce leur sommeil, les marbres des tombes sont toujours tièdes. Moins favorisés étaient les morts d'autrefois, il leur fallait accepter la promiscuité des caveaux glacés aménagés sous le pavement du Duomo.au sommet de la petite ville. Les tombes étaient rangées par classes, comme de nos jours les convois funèbres, et nul ne pouvait prétendre passer impunément du caveau réservé à ceux de son rang ou de son âge dans celui du voisin. Les pierres tumulaires servant d'orifices à ces funèbres compartiments sont presque toutes intactes, et malgré l'usure inévitable causée par le piétinement des fidèles, il est encore possible de déchiffrer les inscriptions mises sur chacune d'elles. Ici le sépulcre des prêtres, là celui des enfants, à côté celui des gens d'importance, plus loin celui du commun.
    Un sentier raide, zigzaguant dans les rochers, conduit de la calhédrale à l'antique citadelle qui domine à la façon d'une Acropole le village couché à ses pieds. Au temps où l'artillerie balbutiait à peine, la forteresse n'était pas à dédaigner. D'immenses casemates pouvaient abriter une petite armée ; les remparts étaient épais, les portes bien masquées. Ce n'est plus qu'un pittoresque décor, dans lequel les faiseurs de films de cinéma pourraient situer un drame militaire d'autrefois ou quelque évasion romantique. Des poules et des chats composent la petite garnison de la place, où l'on pénètre sans escalade moyennant un léger pourboire. Les murailles ont pris une jolie patine grise un peu cendrée, les escaliers intérieurs sont encore abordables sur les bastions, partout où la soif de la terre pouvait être étanchée ̃par l'eau du ciel, de pacifiques végétations se sont installées, des figuiers, des agaves, des mefnhes odorantes et des vignes robustes disposées par un gardien laborieux. Mais, quel admirable panorama étalé sous les yeux du visiteur Porto Venere tout près, pelotonné sur le rivage, avec ses toitures grises, ses vieilles tours crénelées, son petit port où dorment les barques de pêche aux couleurs pimpantes, la falaise abrupte que la ruine de San-Pietro garde comme un phare, et puis la mer où le soleil allume des gerbes d'étincelles, la tendre et charmante « Tirrene », dont les eaux de .turquoise emplissent le golfe immense à la façon d'une coupe lumineuse, sur les bords de laquelle, semblables à des larges fleurs abandonnées par le flot s'égrènent des villages aux maisons claires, Fezzano, le Grazie, Lerici, San Terenzo. 

Reportage photos


San Pietro
















Duomo























Photos © Luc-Henri Roger

 




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