† Mayerling, 29 janvier 1889†
Depuis plus de 130 ans, le drame de Mayerling a fasciné et fertilisé les imaginations, enflammé les esprits et fait couler beaucoup d’encre. C’est un peu de cette encre que nous avons recueillie ici en retranscrivant une série de textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d’une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d’une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
En constituant ce recueil, nous avons cherché à rendre compte de la diversité des approches et des modes d’écriture d’une série d’auteurs dont les textes, publiés dans la première moitié du 20ème siècle, sont devenus pour la plupart introuvables. Ces récits relèvent de plusieurs genres littéraires : mémoires ou souvenirs de personnalités qui furent des témoins indirects contemporains du drame, dialogue politique, roman historique, roman d’espionnage, articles de presse. Ils ont contribué à la constitution de la légende de Mayerling et témoignent de la pérennité et de la force d’un mythe qui a pris forme dès l’annonce de la mort des deux amants.
Ce sont, pour certains, des récits de légende qui ont pris forme parce que les faits ont été volontairement maquillés dans les balbutiements effarés des premiers communiqués de la Hofburg à la presse. Le drame de Mayerling a été reconstruit plutôt que reconstitué, le palais s’étant essayé à plusieurs maquillages au mieux —croyait-il — des intérêts de l’empire. Même si les auteurs des récits de Mayerling ont le plus souvent tenté de proclamer leur vérité et de prouver l’authenticité de leurs propos, ils ont en raison même de la diversité de leurs approches contribué à créer la légende de Mayerling.
Ce recueil n’a d’autre ambition que de rendre compte de la mosaïque des points de vue et des témoignages. Il est le résultat d’un travail de recherche de textes moins connus ou tombés dans les oubliettes de la mémoire.
Nous avons d’abord retranscrit les articles contemporains du drame publiés par le Figaro, un des plus grands quotidiens français de l’époque, qui rendent bien compte de la manière dont les versions successives des communications officielles de la Hofburg, constamment amendées ou modifiées, ont plongé le public dans la plus grande des confusions et ont contribué à alimenter les rumeurs les plus diverses.
Cette diversité s’est perpétuée au travers des âges et des récits que nous présentons ; leurs auteurs se disent pour la plupart bien informés, témoins nécessairement indirects d’un drame : l’empereur s’est en effet assuré du silence de toutes les personnes présentes à Mayerling à la fin du mois de janvier 1899, auxquelles il a fait prêter les serments les plus solennels, quand il ne les a pas éloignés en achetant de surcroît leur silence. Mais qu’à cela ne tienne : des princesses appartenant au premier cercle affirment connaître la vérité, des journalistes ont retrouvé des documents ou ont pu contacter des personnalités qui prétendent pouvoir prouver leurs assertions ; tous les auteurs proclament la sûreté de leurs sources, tous éléments qui n’ont fait que multiplier les variables du drame.
Les modalités de l’endroit et du moment de la première rencontre entre le prince héritier et Mary Vetsera différent d’un texte à l’autre. Les motivations amoureuses des deux amants varient d’une plume à l’autre : le prince héritier est-il ce débauché cynique et pervers, un morphinomane alcoolique atteint de maladies sexuelles inguérissables qui a contaminé sa femme au point de la rendre stérile et qui abuse d’une jeune fille follement enamourée, ou est-il, comme le suggère Claude Anet dans son roman célèbre, ce débauché repenti qui touché par la grâce tombe éperdument amoureux d’une jeune fille exaltée prête à tous les sacrifices pour l’homme auquel elle s’est liée d’un attachement indéfectible ; a-t-il été touché par la grâce d’une demeure chaste et pure ? Mary Vetsera est-elle cette âme romantique enamourée ou tout au contraire une petite arriviste qui, se rendant compte que le prince héritier va renoncer à son amour au motif de la raison d’état, est prise d’une folie meurtrière, achète un rasoir chez le meilleur coutelier de la ville pour se transformer en furie castratrice ? La baronne Hélène Vetsera est-elle cette femme intéressée, complice des amours de sa fille qu’elle pousse dans les bras du prince héritier dans l’espoir de pallier son impécuniosité, ou ignore-t-elle tout des rencontres de sa fille avec l’héritier du trône et du scandale qu’elles occasionnent ? Et que faut-il croire des récits très construits de la comtesse Larisch qui tente à l’évidence de minimiser son rôle dans l’affaire qui a précipité sa disgrâce ?
Les amants se sont-ils suicidés, le poison a-t-il été utilisé, ou s’agit-il d’un meurtre déguisé en suicide ? La thèse de l’assassinat se trouve défendue par plusieurs auteurs, mais de quel assassinat s’agit-il ? D’aucuns croient savoir que Rodolphe de Habsbourg a été la victime d’un mari ou d’un prétendant jaloux : un inspecteur des forêts a abattu le prince impérial qui avait séduit sa femme, un cousin de Mary Vetsera qui devait l’épouser bientôt a eu vent des amours du prince et de sa promise et s’est rendu à Mayerling pour les surprendre et assassiner le prince. Le prince héritier Rodolphe aurait-il eu le crâne fracassé au moyen d’une bouteille de champagne suite à une soirée trop arrosée qui s’est fort mal terminée, version qui côtoie la thèse un moment défendue par la Hofburg d’un malheureux accident de chasse.
La mort du prince héritier résulte-t-elle d’un assassinat politique ? Le credo libéral et démocrate du prince héritier, son antipathie profonde pour les visées hégémoniques de l’Allemagne, sa francophilie enfin ont-ils été la cause d’une attaque des services secrets allemands ? Bismarck a-t-il comploté contre le prince, corrompant ses proches au moyen des fonds reptiles pour qu’ils favorisent sa vie de débauche, ou pire, a-t-il ordonné son exécution et le maquillage du meurtre ? Thèse plus folle encore : est-ce l’empereur lui-même qui a ordonné l’assassinat de son fils et de sa compagne ?
À tout cela viennent s’ajouter les supputations relevant de l’observation du corps du prince dans la chapelle ardente : le bandage qui entoure son crâne, la reconstitution d’une partie de la tête en cire, le fait même que, contrairement à l’usage, les mains du défunt aient été gantées, la distance imposée entre le catafalque et le public, les plantes interposées comme pour empêcher une observation trop rapprochée, sont autant d’éléments qui sont venus alimenter les affabulations sur les circonstances de la mort.
Les hypothèses s’affrontent et nous entraînent jusqu’en absurdie. Les rumeurs populaires, la ferveur, l’engouement les alimentent, au point que le mythe et la légende l’emportent souvent sur l’analyse critique des faits et des sources et rendent très ardu le travail des historiens, qui ont bien du mal à avancer le résultat de leurs recherches, et encore davantage à les faire accepter.
Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).
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