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Portrait de la comtesse par Léon Bakst |
La comtesse Mariâ Èduardovna Kleinmichel (Мария Эдуардовна графиня Клейнмихель, 1846-1931) a laissé un livre de mémoires intitulé Souvenirs d'un monde englouti, publié en français par Calman-Lévy. En voyage, la comtesse arriva à Vienne au moment du drame de Mayerling. Elle nous livre dans le chapitre 21 ce qu'elle a pu entendre à Vienne au sujet de la mort du prince héritier.
XXI L’ARCHIDUC RODOLPHE
Allant à Rome l’année..., je m’étais arrêtée entre deux trains, pour quelques heures, à Varsovie chez le marquis Sigismond Vielopolsky qui m’avait invitée à dîner. Il était marié à une Montenuovo, qui était la petite-fille de Marie-Louise, femme de Napoléon Ier , par son père, né de l’union de l’impératrice avec son second mari, le comte Neipperg, qui reçut plus tard le titre de prince de Montenuovo. Les Vielopolsky me racontèrent qu’ils venaient de recevoir la terrifiante nouvelle de l’assassinat de l’archiduc Rodolphe. Aucun détail n’était donné dans la dépêche qui était personnelle. Tout le monde était atterré. Je partis à dix heures du soir et, dès que j’eus dépassé la frontière autrichienne, tout le long de la route, je vis le train assailli par des officiers de tous grades qui s’emparaient des places pour se rendre à Vienne. L’émotion était à son comble. Les détails succédaient aux détails et tous étaient plus contradictoires les uns que les autres. Le mot de suicide seul n’était pas prononcé. " C’est un assassinat politique, racontaient certains — assassinat commis par les francs-maçons. " disait-on d’ailleurs. D’autres prétendaient au contraire que l'archiduc, toujours entouré de juifs et de journalistes, était tombé sous les coups d’un fanatique qui voulait débarrasser la monarchie catholique d’un athée. D’autres parlaient d’un mari jaloux, d’autres enfin d’un simple accident de chasse qu’on avait dénaturé.
Arrivée au Grand-Hôtel à Vienne, j’allai immédiatement voir la comtesse Sophie Benckendorff, qui y demeurait aussi, et je la trouvai avec son mari, alors premier secrétaire, le comte Pierre Palilen et 1e baron Théodore Budberg. Tous étaient sous le coup de la nouvelle. Ils me racontèrent que la mort de l’archiduc était due à un suicide et non à un assassinat, qu’elle avait eu lieu au château de Meyerling, mais que les détails manquaient, car l’émotion était indicible. Le lendemain, je pus me convaincre que les détails précis n’avaient pu être fixés encore. Le fait était si récent, si inattendu, si invraisemblable, qu’une version officielle, destinée à la masse, n’avait pas encore eu le temps de s’établir. Le même étonnement douloureux avait saisi rue et société, chacun cherchait la vérité et communiquait le fruit de ses recherches. Le garçon d’hôtel qui vous apportait le café du matin, le fruitier du coin à qui on achetait des oranges, le cocher de fiacre que l’on hêlait dans la rue, le coiffeur chez qui on allait se taire onduler, tous racontaient ce qu’ils avaient entendu dire et tous vous demandaient ce que vous saviez vous-même. Je dînai le même jour chez le Prince Lobanoff, notre ambassadeur, avec tout son personnel et le consul général Goubastoff, qui devint plus tard adjoint d’Iswolsky. Dans le courant de la journée, le baron Æhrenthal, plus tard ministre des affaires étrangères, et qui occupait alors le poste modeste de secrétaire particulier du comte Kalnoky (j’avais beaucoup monté à cheval avec tous les deux à Pétersbourg) vint me voir et me raconta les faits suivants :
L’archiduc était allé passer la nuit au château de Meyerling avec mademoiselle Veczera, qui s’y était rendue avant lui. Après une nuit d’amour, il l’avait tuée et s’était suicidé. Mais le pourquoi et le comment n’étaient pas encore éclaircis. Je restai dix jours à Vienne et j’y vis presque journellement des personnes qui avaient été constamment reçues dans ma maison à Pétersbourg, ce qui avait établi entre nous une grande intimité. Toutes étaient à même, par leur situation, de connaître la vérité, qu’elles apprenaient au fur et à mesure ; et grâce à leurs récits qui n’étaient pas tendancieux à ce moment-là, récits que je pus contrôler les uns par les autres, je crois être arrivée à reconstituer avec ses détails véridiques cet événement qui a donné lieu à tant de controverses.
Ces personnes étaient : le prince Lobanoff, notre ambassadeur, et les membres de notre ambassade, tous très bien posés dans la société viennoise ; le prince Henri VII de Reuss et sa femme, qui avaient dîné la veille du drame chez François-Joseph ; 1e comte Nigra, un de mes amis intimes qui, avant d’envoyer son rapport sur la mort de l’archiduc au roi d’Italie, en fit la lecture au prince Lobanoff en ma présence ; les deux ambassadeurs et amis comparèrent leurs rapports qui étaient identiques ; le prince Charles Khewenhuller, ami de l’archiduc Rodolphe, le comte Kalnoky, ministre des affaires étrangères, et son secrétaire Aehrenthal, depuis ministre des affaires étrangères aussi. Les noms de toutes ces personnes sont une garantie de la validité de leur jugement. Voici donc le résumé de ce que j appris alors :
L’archiduc Rodolphe, être névrosé, pervers, mais néanmoins gentilhomme de sentiment vis-à-vis des femmes, était amoureux de mademoiselle Veczera, à qui il avait inspiré une grande passion. Ne voulant pas traiter cet amour en aventure vulgaire, et se sentant coupable vis-à-vis de cette jeune fille qu’il avait compromise, il voulut l’épouser. Très malheureux en ménage, marié tout jeune à la princesse Stéphanie de Belgique, il s’était adressé par lettre à son parrain, le pape Pie IX, lui avait confessé, dans un appel suprême, tout le drame de son existence et l’avait supplié de casser son mariage, assurant qu’il était prêt à renoncer au trône si cela pouvait faciliter la décision qu’il implorait du Saint-Père. Celui-ci fit attendre longtemps sa réponse ; elle arriva enfin, nette et négative. L'archiduc se sentit déshonoré. Il proposa à mademoiselle Veczera de mourir avec lui après une nuit d’amour. Un valet de chambre, mis préalablement dans la confidence, avait amené mademoiselle Veczera au château de Meyerling. Un cocher de fiacre, nommé Bratfisch, chansonnier populaire très connu, conduisit l’archiduc à ce château de chasse. On but toute la nuit. Le prince Philippe de Cobourg, qui était dans le secret des amours de l’archiduc et de mademoiselle Veczera, mais non dans celui du sinistre projet, leur tint compagnie. Bratfisch leur chanta tout son répertoire et en le renvoyant à quatre heures du matin,
L’archiduc lui dit : " Richten Sie Ihr Zeug für morgen früh, ich gehe auf die Jagd. (Tenez votre attelage prêt pour demain matin. Je vais à la chasse.) " Ces paroles sont textuelles et font partie de la déposition de Bratfisch. Après cela, le couple alla se coucher. Le matin, d’après les investigations faites par la suite, on croit que l’archiduc tua d’un coup de revolver mademoiselle Veczera, la couvrit d’étoffes de soie, arrangea son lit et répandit des fleurs sur elle ; puis, avant de se coucher à ses côtés, il sonna et, à travers la porte, donna l’ordre à son valet de chambre d’apporter du café noir et de le poser sur la table dans la chambre à côté. Quand il entendit que le valet de chambre s’était éloigné après avoir apporté le café, il prit une des tasses que l’on retrouva ensuite vide à côté du lit. Ensuite il saisit un petit miroir que l’on trouva encore dans sa main crispée quand on pénétra dans sa chambre. Il avait une large blessure à la tête. Détail donné par Kalnoky : la mère de mademoiselle Veczera, ne la trouvant nulle part et ayant entendu dire qu’elle s’était enfuie chez l’archiduc à la Hofburg, pénétra le surlendemain tout en larmes chez la première femme de chambre de l'Impératrice et réclama sa fille. L’Impératrice, avertie, entra chez la kammerfrau, et tendant la main à madame Veczera, elle lui dit : « Rudi ist tot und lhre Tochter ist auch tot. Wir sind zwei unglückliche Mütter. (Rudi est mort et votre fille est morte aussi. Nous sommes deux mères malheureuses.) » Les raisons pour lesquelles des versions différentes circulèrent plus tard après mon départ de Vienne, furent les suivantes : l'archiduc s’était rendu coupable du double crime d’assassinat et de suicide. Il devait de ce fait être excommunié, ce qui aurait été un opprobre pour la dynastie apostolique et ultramontaine des Habsbourg. Outre cela, il n’aurait pas pu être enterré à la Capuzinerkirche où reposent tous ses ancêtres. Il est évident que la vérité n’était pas bonne à dire et qu’il fallait inventer une légende qui ne ternît pas la mémoire de l’héritier du trône. Comme la version officielle ne fut pas établie immédiatement, et que par là on donna le temps à la vérité de se répandre, les imaginations allèrent leur train et au lieu d’une légende on en eut dix. Plusieurs années après, à Karlsbad, j’ai souvent reparlé avec lle prince Charles Khewenhüller et plus tard à Paris, avec son frère, le comte Rodolphe, de ce lugubre drame et tous deux m’ont dit avec tristesse : « Oui, c’est ainsi que les choses se sont passées. »
Rodolphe. Les textes de Mayerling
Pour découvrir les différentes versions du drame de Mayerling, je vous invite à lire le recueil de textes que j'ai présentés dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).
Quatrième de couverture Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.
Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :
1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1916 Augustin Marguillier
1921 Princesse Louise de Belgique
1932 Princesse Nora Fugger
Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.
Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)
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