dimanche 5 mars 2023

La reine de Naples et le peintre Gustave Schneeli

La reine de Naples sur son lit de mort, 
un dessin de Gustav Schneeli
(via Gallica, le site de la BnF)

Selon l'historien d'art et écrivain français d'origine suisse Fred Bérence (1889-1977)*, le peintre suisse Gustave Schneeli était un familier de la reine de Naples, Il évoque leur relation dans un article publié le 26 septembre 1946 dans Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, un hebdomadaire d'information, de critique et de bibliographie publié à Paris par Larousse. L'article est initulé Une héroïne de Proust - Souvenirs inédits sur la reine Marie de Naples. C'est parce que les proches de la reine savaient qu'elle ne savait pas que Proust en avait fait un personnage de la Recherche du temps perdu qu'ils demandèrent à Schneeli d'en informer la reine. Fred Bérence évoque la relation de la reine et du peintre dans son article : 

" [...] Quand le volume [de la Recherche] parut, la reine vivait à Munich. Il y eut un certain émoi parmi ses fidèles lorsqu’ils apprirent qu’un écrivain français, alors presque inconnu, faisait une description de Sa Majesté et l’on demanda au peintre suisse, Gustave Schneeli, familier de la reine, s’il ne voulait pas se charger de l’éclairer avant qu’un méchant hasard mît le volume sous ses yeux. La chose demandait beaucoup de doigté et de tact. Il s’agissait, en effet, de lire à la reine le chapitre qui la concernait en escamotant les allusions à sa pauvreté et aux mœurs du baron de Charlus. Un jour que la reine était venue rendre visite au peintre, Schneeli lui parla incidemment du volume et proposa de lire le chapitre dangereux. Celui-ci terminé, elle resta un instant silencieuse, puis déclara : « C’est curieux, je ne connais pas ce monsieur mais lui a l’air de me connaître fort bien puisqu’il me fait agir comme j’aurais agi, me semble-t-il ! »

On ignore sans doute aussi que, pendant la guerre de 1914-1918, la reine, déléguée, avec Schneeli, de la Croix-Rouge internationale, s’intéressa activement aux prisonniers français et italiens auxquels elle apportait elle-même vivres et cigarettes.

Elle aimait les simples qui lui rendaient son affection. La révolution de 1918, qui termina la guerre en Allemagne, commença par des troubles dans la capitale bavaroise. Un beau matin, le vieux valet de chambre napolitain de la reine téléphona au peintre pour lui demander si elle ne se trouvait pas chez lui, car aux premières manifestations populaires Sa Majesté avait disparu de son hôtel, sans avertir son entourage. Pendant toute cette journée historique, les rares amis de la reine passèrent leur temps à se téléphoner les uns aux autres pour tâcher de savoir ce qu’elle était devenue. En vain. La ville était dans la rue et la rue envahissait le palais royal. Un gouvernement provisoire, composé en grande partie d’intellectuels, proclamait la république : un ami de Schneeli, le poète Rainer-Maria Rilke, devenait commissaire du peuple.

Vers le soir, Schneeli, debout sur son balcon, aperçut une vieille dame qui traversait la chaussée au bras d’un soldat portant un brassard rouge. La vieille dame ressemblait à la reine et se dirigeait vers la maison qu’il habitait. Quelques minutes plus tard on sonnait à la porte. Schneeli se hâta d’aller ouvrir, se trouva en face de la reine et de son compagnon. « Mon cher ami, dit aussitôt la reine, je vous présente ce charmant garçon qui m’a aidée à franchir les barrages militaires et a bien voulu m’accompagner jusque chez vous. Il trouve que je ressemble à sa grand-mère. Toutes les vieilles femmes se ressemblent ! » Lorsqu’elle eut pris place dans un fauteuil de l’atelier, elle invita d’un geste le soldat à l’imiter puis, s’adressant à son hôte, elle le pria d’offrir au jeune homme un verre « de ce bon vieux vin, caché au fond d’un placard, pour échapper aux perquisitions ». Pendant que Schneeli obéissait avec déférence au désir de la reine, le soldat examinait l’atelier avec curiosité et sympathie. Schneeli, qui apportait une bouteille de Pommard, emplit les verres. La reine trempa les lèvres dans le sien. Le soldat but, fort gentiment, à la santé de la dame, du peintre et de la révolution. La reine souriant toujours, un peu lasse.

Les bruits de la ville envahirent la pièce, on entendait les chants de la foule auxquels se mêlaient le son des cloches et les détonations sourdes d’un lointain canon. Comme le soleil couchant inondait l’atelier de lumière, la reine s’écria : — Quelle belle journée ! — En effet, répondit Schneeli prudemment, on ne se croirait jamais en novembre ! — Mais non, non, cher ami, répondit la reine avec vivacité, je ne parle pas du temps, je parle des événements. Si vous saviez comme cela me rajeunit. J’ai de nouveau vingt ans ! Elle raconta qu’en entendant les cris de « Vive la République ! », elle n’avait pu s’empêcher de descendre dans la rue, de se mêler à la foule qui envahissait le palais royal. Elle décrivit avec une légère ironie, « ces bons Munichois » traversant respectueusement les salles sans toucher à aucun objet. D’ailleurs, tout aussitôt, un service d’ordre s’était formé et assurait la sécurité des gens et des choses. Lorsqu’elle était sortie du palais de ses cousins, elle avait voulu regagner sa demeure mais un barrage de troupes l'en avait empêchée. Se sentant fatiguée, elle avait cherché des yeux un visage sympathique, avait aperçu le jeune soldat brun, dont les yeux brillaient avec tant de foi, l’avait prié de l’accompagner chez des amis. Elle conclut : « Et maintenant, mon cher Schneeli, vous allez téléphoner chez moi pour rassurer mes pauvres Napolitains qui doivent être affolés, les bonnes âmes ! Puis vous aurez la gentillesse de me conduire jusqu’à ma porte. » La reine était presque octogénaire. Elle mourut sept ans plus tard, en 1925, et le peintre fit d’elle un dessin d’une émouvante beauté qui montre, sur son lit de mort, le vrai visage de cette héroïne de Proust. J’avais souvent prié Schneeli d’écrire ses souvenirs. Il est mort sans l’avoir fait. Je transcris, aussi fidèlement que possible, ce qu’il m’a raconté.  [...]

* Auteur notamment de Michel-Ange et de Laurent le Magnifique, tous deux primés par l'Académie française (prix Charles Blanc).


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