Le Prince Rupprecht de Bavière (1869-1955) |
Dans le monde entier, l'opinion publique réagit vivement devant les actes de sabotage perpétrés en Allemagne. Que la Hitlerjugend, égarée par ses chefs, tente de faire sauter un pont de village, aussitôt une impression d'étonnement et de malaise se répand. De tels attentats sont immédiatement considérés comme une indication de la renaissance du pouvoir nazi. Cette impression est basée sur les mêmes erreurs de jugement qui nous firent jadis sous-estimer l'habileté politique du nazisme. Les indications vraiment dangereuses d'une renaissance nazie ne sont pas dans les actes insignifiants de sabotage ou de résistance clandestine, mais dans le nombre croissant de petits partis politiques qui, derrière une façade démocratique, servent de point de ralliement aux débris, encore trop puissants, de la réaction allemande.
Ces louches petits partis, autorisés par les gouvernements militaires des puissances occidentales, sont les plus bruyamment enthousiastes dans leur hommage à la démocratie et à sa liberté, qu'ils entendent d'abord exploiter et ensuite détruire. Leurs activités reçoivent pourtant peu de publicité, parce que, d'une part elles ne sont pas connues en dehors de l’Allemagne, et que d'autre part, le monde ne se rend pas bien compte de leurs motifs sinistres.
Le beau pays de Bavière, dans la zone d'occupation américaine, est un des foyers de ces dangereuses activités. Le refus du général Patton de mettre un peu d'ordre dans la confusion politique de la province a soulevé un grand étonnement. Depuis lors, l’opinion politique mondiale n'a cherché à percer d'aucune lumière les eaux troubles de la Bavière. Une procession interminable de figures politiques douteuses a traversé la scène. Il y a eu une orgie de rumeurs, et des tendances surprenantes ont pu se développer en toute liberté. Aujourd'hui, et quelque incroyable que cela puisse paraître aux Européens du XXème siècle, la question d’un rétablissement de la royauté en Bavière divise le pays du haut en bas.
Le sujet de la controverse réside au château romantique de Wittelsbach : c’est le vieux prince Rupprecht, de la maison de Wittelsbach ; prétendant au trône de Bavière. La comédie commença lorsque le gouvernement militaire américain autorisa la formation, à Munich, du parti appelé : « Parti bavarois du roi et de la patrie. » Ce parti se dit non-politique et prétend avoir comme unique but l’organisation d’un plébiscite qui remettrait un roi sur le trône de Bavière. Bien qu’ils aient déclaré n’avoir aucune intention de se présenter aux élections, ils ont dressé une liste impressionnante de candidats aux élections provinciales. Les fervents du parti rêvent d’une Bavière indépendante, sous l’autorité d'un roi et pcrête à coopérer, sur une base de fédéralisme, avec les autres états allemands. Un de leurs tracts déclare que " la monarchie et la démocratie ne sont pas en contradiction ", et qu'un roi " est un contrepoints effectif aux partis à l’intérieur d’un Etat " . Le professeur Max Lebsche, chef royaliste à Munich, a déclaré également que les monarchistes réclament " la défense sans conditions de la propriété privée " et l’union complète de l’Église et de l’État, ils désirent un parlement bi-camériste, composé d’une Chambre de Députés et d'une Chambre dite " des états et corporations ". Cette dernière serait composée de représentants de toutes les classes et corps de métiers, bien qu'il n’y ait aucune indication de la façon dont ces représentants seraient choisis. Cette idée d’état corporatif, nettement basée sur le fascisme italien, est également prêchée par un parti soi-disant " démocrate national ", en Allemagne occidentale.
Comme dans toute organisation politique douteuse, les chefs apparents du parti ne sont pas les forces réelles derrière le mouvement. Le baron von Redwitz, le comte Aretin et le Graff Pappenhaim, tous membres de l’aristocratie bavaroise, figurent parmi les chefs avoués du mouvement. Cependant, si nous en croyons la rumeur, le parti serait également appuyé par de puissants cercles ecclésiastiques et industriels, à la fois en Bavière et au dehors. La sympathie du Vatican pour Ies monarchistes Bavarois n’est un secret pour personne. Parmi leurs fervents se rangent aussi tous les éléments réactionnaires : ceux qui redoutent les réformes sociales, qui voient avec effroi la distribution de leurs domaines féodaux, ou qui regardent avec une sainte terreur toute indication du pouvoir croissant des socialistes et des communistes.
Les mouvements politiques rétrogrades n’hésitent pourtant pas à exploiter les sentiments des masses populaires, même si ces sentiments n'ont aucun lien logique avec leurs propres buts. Le fait qu’un très grand nombre de réfugiés de l'Est est passé en Bavière, l'année dernière, a fortement stimulé le patriotisme, tant national que local, contre " l’invasion des étrangers ". En même temps, l’opportunisme politique a joué un rôle important. Les Bavarois aimeraient oublier le grand rôle qu’ils ont joué dans l'accession au pouvoir d’Hitler et de son parti, et le fait que leur capitale fut le berceau du mouvement nazi. Ils tiennent absolument à faire endosser toute la responsabilité par les Prussiens. Ils regardent avec envie leur voisine, l’Autriche, et pensent que par le truchement d'un royaume de Bavière détaché du Reich, ils pourront échapper à leur part de responsabilité dans la guerre et les atrocités nazies, faisant ainsi table rase du passé. En plus, il a toujours été facile de lier les aspirations religieuses des hommes au charme de la réaction politique. Les Bavarois méridionaux, tous catholiques, plus que tous autres, attendent avec la monarchie, le règne incontesté de leur Eglise. Ils y voient aussi une garantie contre " le danger rouge ".
C’est donc là le fond du mouvement monarchiste bavarois. On pourrait le rejeter comme une tentative d’éléments qui n’ont jamais su apprendre les leçons de l'Histoire, si ce n'était qu’il se rattache à des facteurs politiques européens beaucoup plus vastes et qui changent toute cette histtoire d’opérette en facteur politique sérieux, lui donnant toute possibilité de réussir.
Toute la question de l Allemagne d’après guerre — État centralisé ou État fédéral — reste le sujet d’âpres controverses entre le Alliés victorieux. Le chef des communistes dans la zone soviétique, Pieck, déclara, dans un discours du début de février, que les mouvements fédéralistes en Allemagne étaient motivés en partie par un effort de sauver l’impérialisme allemand de la destruction, au moins dans quelques parties de l'Allemagne, et de remettre la Réaction au pouvoir. Par-dessus tout, a déclaré Pieck, ils craignent la force d’une classe ouvrière allemande à laquelle ils peuvent mieux s'opposer dans une Allemagne divisée, que dans une Allemagne unie. Les ennemis du progrès social voient sans doute dans la monarchie bavaroise cette Ordnungzelle ou ilôt de conservatisme politique, si cher à ceux qui craignent les réformes susceptibles de barrer la route à la renaissance de la Réaction et au fascisme allemands.
Pour le moment les partis politiques bavarois sont divisés dans leur attitude envers la question de la monarchie. Les communistes seuls y sont résolument opposés. Les démocrates sociaux sont hésitants. Leur chef, le premier ministre actuel de la Bavière : Dr. Wagner, est censé favoriser un plébiscite et le retour éventuel sur le trône de la famille des Wittelsbach. Il est l'un des plus fervents soutiens d'une Allemagne fédérée. Le troisième grand parti en Bavière, l’Union démocratique-chrétienne, est divisé sur la question. Ses membres catholiques sont pour et ses membres protestants sont contre la monarchie. Beaucoup de chefs démocrates chrétiens craignent qu’en insistant sur le plébiscite, on ne brise la coopération délicate des membres catholiques et protestants, même au point de provoquer une rupture irréparable. néanmoins, tous sont d’accord pour reconnaître que l’idée d’une restauration monarchique est fortement appuyée et que, si un plébiscite avait lieu dans un proche avenir, les monarchistes auraient très vraisemblablement la majorité.
Ainsi, au cœur même d’une Europe qui marche résolument vers la réforme et la transformation sociale progressive, les réactionnaire bavarois tentent hardiment d'arrêter l'Histoire et de faire triompher leur absurde idée d'opérette. Malgré son éclipse, en 1918, le monarchiste bavarois n’a pas vraiment disparu. Partout où la réaction pouvait se dresser ouvertement, elle trouvait des protagonistes. Le général von Lossow, le plus grand monarchiste bavarois des années d'après guerre, a joué un rôle de premier plan dans le putsch de 1923, à Munich, en sa qualité de ministre de la défense de Bavière. Les hommes du parti étaient alors placés avec soin dans l'armée et dans la police. Aujourd'hui, ils se croient assez forts pour ressortir avec leurs idées dénudées et pour exploiter l’opportunisme et l’ignorance des masses bavaroises.
Je ne crois pas que le gouvernement militaire américain cède a la pression faite, ni qu'il autorise un plébiscite, avant que les partis s’y opposant n’aient eu le temps d'éclairer les Bavarois sur les motifs réels du mouvement monarchiste. Mais je trouve significatif qu’un an d’occupation puisse aboutir à une situation telle que la démocratie, en Bavière, en arrive a nous offrir un fruit aussi bizarre et inattendu que Sa Majesté Rupprecht de Wittelsbach, roi de Bavière.
Tibor MENDE.
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