samedi 16 septembre 2023

L'impératrice Elisabeth d'Autriche et le féminisme. Un texte de May Armand-Blanc

 

La revue féministe française La Fronde était une publication novatrice en ce sens qu'elle était composée et dirigée par des femmes et qu'elle osait les rémunérer sur un pied d'égalité avec les hommes dans des fonctions similaires.  De 1897 à 1905, elle a brillé de mille feux, atteignant un tirage qui semblait jusqu'alors impossible pour une publication entièrement rédigée par des femmes.  Il n'a pas survécu, probablement parce qu'il était trop radical : non seulement il était consacré à l'égalité des femmes, mais il prenait aussi d'autres risques, comme celui de dater le journal selon le calendrier révolutionnaire français, le calendrier juif et le calendrier grégorien. 

L'autrice

May Armand Blanc (1874-1904), bien que décédée prématurément, a contribué de manière prolifique à de nombreuses revues de son époque, en particulier à la revue féministe La Fronde. Son premier roman, Bibelot, paraît en 1899, suivi en 1900 par son deuxième, Mila : roman nouveau, et en 1901 par son dernier, La Maison de Roses. Un autre roman, Ella, est publié à titre posthume en 1909 dans le Mercure de France. Fille de l'écrivain qui se faisait appeler Madame Mathilde de Saint-Vidal (1849-1911), Blanc aurait eu une ressemblance frappante avec un portrait de Lord Wharton par Van Dyck.

L'IMPÉRATRICE ELISABETH D'AUTRICHE ET LE FÉMINISME
Un article de la revue féministe La Fronde  du 14 juillet 1900

C'est dans un halo d'ombre et de sang que surgit la figure d'Elisabeth d'Autriche. Le destin fut sur son berceau comme un oiseau de proie puisqu'elle était de la maison de Wittelsbach, et l'ironie tragique de sa mort est trop proche pour la rappeler. Cependant la chronique aujourd'hui revient rôder autour de cette figure avec des curiosités toutes fraîches parce que le docteur Christomanos — son lecteur grec, — veut la dessiner en traits précis par des notations de confidences intellectuelles. Mais il ne pourra jamais nous donner que la silhouette de cette impératrice dont les humbles disaient en la voyant passer, — éternelle errante — : pauvre femme ! Elle fuyait, elle fuira toujours, dérobée aux exactitudes, aux exigences, aux analyses. Elle sera marquée au triple sceau du rêve, de la beauté et de la douleur, objet de psychologies passionnées — qui ne l'atteindront point. 

On la confondrait aisément avec ce personnage de drame antique que domine la fatalité et que précède le mystère. C'en est assez pour qu'elle soit digne d'amour et d'étude. Mais un point la rend accessible en la rapprochant de la commune humanité : c'est l'inconséquence de quelqu'une de ses pensées posées en principe avec l'exemple même de sa vie.

Nous choisirons, entre beaucoup, ces  paroles :

Moins les femmes apprennent, disait Elisabeth d'Autriche à Christomanos, plus elles tirent d'elles-mêmes toute science, Ce qu'elles apprennent ne fait à vrai dire que les égarer. Elles désapprennent une partie d elles-mêmes pour s'approprier imparfaitement la grammaire et la logique. C'est une illusion d'alléguer que des mères ainsi cultivées donneront des fils intellectuellement mieux doués. Et, pour aider les hommes dans leurs affaires les femmes ne doivent pas leur souffler des pensées et des conseils, mais par leur seul contact elles doivent éveiller et mûrir chez les hommes des idées et des résolutions.

Elle parlait ainsi celle qui pour son oubli des douleurs, le soin de son âme et le repos de ses courses infinies n'avait point trouvé d'autre délassement que l'étude du grec, le champ des observations au cours des voyages, 1'enivrement par la poésie et la musique, enfin 1'essor de rêves rendus tangibles en quelques architectures célèbres citées au chapelet des sept demeures enchantées où elle s'arrêtait parfois. Et ce sont là des rêves auxquels il faut plus que l'imagination... 
Ils exigent quelque science des arts — et une connaissance des lois harmoniques qui produisirent les chefs-d'œuvre — plus élevée que l'ordinaire intuition....

Que fit-elle de son existence, Elisabeth d'Autriche, sinon apprendre ? apprendre sans cesse et encore apprendre? Après Schœnbrunn résidence officielle, manière de Versailles, - le parc de Gœdœlle dessiné sur le modèle mièvre et délicieux de Trianon, et le chalet d'Ischl et la villa Renaissance de Wiesbaden et le palais de marbre de Miramar, face à l'Adriatique, et le pavillon de chasse de Lainz: Le Repos de la forêt, où sur les murs de la chambre à coucher est reproduite à fresques la légende de Titania, voici l'Achilleion à Corfou. C est ici que nous trouverons la synthèse des visions, des goûts d'Elisabeth d Autriche. |

L'Achilleion, temple mieux encore que palais, place de songe et de prière où elle s'exalta aux poésies divines et aux musiques merveilleuses, écoutant ,parmi les champs de roses invraisemblables qui déferlaient cornue un océan de nacre leurs corolles jusqu'à la mer bleue, écoutant dans la langue grecque qu'elle adorait les lectures d'Homère et de Sophocle.

C'est là qu'elle avait fait élever un monument funéraire à Henri Heine, et, bien que rien n'y reposât des restes du poète, elle s'y recueillait en sa mémoire tant elle vénérait cet esprit universellement averti et contempteur de 1'univers.

La devise qu'elle mettait en action eût pu être « n'importe où, hors du monde ». Mais, de ce monde et de ce « n importe!»,  ce mot de dédain et de lassitude, elle excluait — et se réservait — ce qui lui semblait le plus précieux : l'art et la science. Or, c'est cela même qu'elle voudrait interdire aux femmes ! — C'est bien la sentence royale et, sans doute ne faut-il pas de la part de cette grande souffrante la considérer comme absolue — nous entendons même à son propre point de vue.

L'impératrice planante au-dessus des foules — alors même que semblant délivrée des étiquettes et des apparats, — la femme âprement blessée, inquiète, prononça en une heure de paradoxe, à 1'instar de son favori Henri Heine, ces mots glacés et méprisants, — mais tel autre jour n'eût-elle pas déclaré exactement le contraire ? 

Car enfin elle ne disait pas tout — même à à son confident — pouvons-nous croire une image si diverse, si complexe, si changeante et insaisissable, quel objectif de photographie, même le plus conscieusement attentif, pourrait prétendre à la fixer en une pose définitive ?

Ne faudrait-il pas en de telles paroles simplement chercher et trouver le cri d'une femme inassouvie et que toutes ses vaines tentatives pour combler 1'abîme de son âme et de sa vie laissaient telle ? Le cri, que la souveraine doit restreindre dignement aux proportions d'un axiome, ne contient-il pas implicitement le blasphème qu'on porte aisément aux dieux, aux hommes ou aux choses — non point qui nous ont trompés... mais ou notre espoir ou notre attente se sont trouvés déçus?  Mais serait-ce donc aujourd'hui p que nous découvririons avec les révélations posthumes d'Elisabeth d 'Autriche que la science n'est pas une source de bonheur ? Beaucoup connaître c'est beaucoup souffrir. En prétendant inutile pour les femmes la connaissance de la grammaire et de la logique l'impératrice Elisabeth d'Autriche était-elle mue par un sentiment de pitié anticipée ?  Ou bien son souci, plus haut, égalait-il  réellement ses paroles quand elle traitait d'illusion l'influence d'une mère d'un esprit cultivé sur l'intellectualité de ses fils, ou déniait à la femme le pouvoir efficace d'aide ou de conseil en affaires auprès des hommes ? Réduire cette influence ou cette aide au seul contact, c'est investir les femmes d'une sorte de puissance quasi-occulte, d'un suggestionisme vague, hasardeux — et périlleux. Que si elle entendait par là que la grâce féminine fût diminuée par la science, on pourrait lui opposer l'exemple de Çléopâtre dont il n'apparaît pas que la séduisance ait été affaiblie par la culture — cependant très grande, — de son esprit, mais bien enrichie et diversifiée au contraire. Mais quoi! ! n'était-elle pas elle-même, cette impératrice, une sœur de Cléopâtre par cette séduction et cette culture même ? — Seulement tandis que chez celle-ci la volupté de l'amour et des plaisirs exaltait la vie, chez Elisabeth d'Autriche, la volupté de la souffrance et le goût aigu de la solitude exaspérèrent 1'âme. Si grande et si puissante, elle se trouvait étrangement humiliée et faible, puisqu'elle ne pouvait point, malgré tous ses efforts, échapper à elle-même.
Ainsi, par une erreur bien humaine fut-elle portée à appliquer à la foule des femmes un jugement que son propre sort lui suggérait,..

... Ce que les femmes apprennent ne fait que les égarer...

Eh ! sans doute la femme qui s'efforce à se créer — ou plutôt recréer en se dégageant des mièvreries de bibelot ou de poupée qui l'ont étiquetée des siècles, n'y parvient point toujours sans heurts — mais nous ne pouvons pas croire que l'impératrice Elisabeth d'Autriche, si femme, et qui avait tant appris, pût oublier que toute gestation est une époque de troubles, où les défaillances mêmes indiquent la grandeur et la force de l'oeuvre secrète.

MAY ARMAND-BLANC


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