On retrouve avec plaisir les décors de la sculptrice Phyllida Barlow qui contribuent largement à la magie de la soirée, même si leur déplacement de la salle wagnérienne du Théâtre du Prince-Régent, pour laquelle ils ont été créés, à la scène du Théâtre national n'est pas des plus heureuses. Au Prinzregententheater, la plupart des spectateurs sont placés en position surélevée par rapport à la scène, ce qui n'est pas le cas des spectateurs du parterre du Théâtre national. Les sculptures de Barlow avaient travaillé la verticalité, et le changement de perspective entre les deux salles en accroît l'impression. Mais la vision du monde qu'elles véhiculent reste entière : les sculptures monumentales de Dame Barlow, faites de matériaux bruts du quotidien, évoquent à la fois la destruction et l'utopie d'un nouveau départ, un monde en transformation, ce qui correspond bien au message d'Idomeneo. Phyllida Barlow, qui a grandi sur la côte nord britannique, a été inspirée par des objets qui reflètent la lutte des habitants de la côte avec la mer : des brise-lames, destinés à repousser la violence des vagues, et des belvédères, qui offrent en quelque sorte un aperçu de l'avenir, mais aussi des blocs rocheux, dont la masse conjugue la permanence de millions d'années avec l'imminence de catastrophes. Des créations volumineuses, gigantesques. Elle installe sur scène des énormes troncs d'arbre taillés en échelles inspirés des postes de guet qui existent encore aujourd'hui dans certains endroits de Grande-Bretagne et qui servaient à surveiller les bateaux en détresse, les contrebandiers et les pirates. Leur forme spécifique représente pour l'artiste " la capacité de regarder au loin, mais aussi la possibilité de voir quelque chose qui vient du futur." Cette idée de temporalité est répétée dans l'image du rocher qui, pour Barlow, symbolise la longévité et représente le temps ancien qui s'élève du passé vers le présent. Et de fait l'énorme rocher réalisé par la créatrice anglaise se mettra à flotter dans les airs pour venir se reposer sur un ensemble de pilotis. Le spectacle reste extraordinaire : tout le volume de la scène est occupé par de vastes structures mobiles, déplacées au gré des scènes latéralement ou en hauteur avec des systèmes de filins et de poulies, à l'instar de certains des chanteurs dont les déplacements dans les cintres sont assurés et sécurisés ex machina. Une remarquable réussite sur le plan visuel, et plus profondément, sur le plan archétypal et symbolique, qui colle parfaitement au concept de la mise en scène.
Pour le metteur en scène Antú Romero Nunes (portugais et chilien mais né en Allemagne), l'opéra traite avant tout d'un conflit de générations : un pouvoir ancien, celui d'Idoménée, se voit remplacé par la jeunesse, un conflit guerrier se termine et une coexistence harmonieuse se met en place. Barlow et Romero Nunes ont déplacé l'action de la Grèce antique dans une sphère intemporelle dans laquelle se superposent les plans religieux et émotionnel : le monde des dieux, dont les messages nous paraissent aujourd'hui tellement incompréhensibles qu'on n'y prête plus croyance, et celui, finalement plus puissant, des émotions amoureuses ; la lutte pour concrétiser l'amour finit par vaincre les dictats de la divinité. Mais ce déplacement de l'action n'exclut en rien les références aux anciennes mythologies, ainsi du remarquable traitement du personnage d'Électre (Elettra) dont on sent bien qu'il est aux prises avec des forces ataviques qui le dépassent : Électre est à la fois la victime de son atavisme, de la malédiction des Atrides et la représentante du monde ancien, celui où prédominaient les conflits et la violence.
Les ballets très colorés de Dustin Klein ont reçu une place de choix dans la mise en scène. Les danseurs illustrent à merveille le pathétique des situations. Le chorégraphe a aussi imaginé de concert avec le metteur en scène les mouvements très réussis du choeur et des figurants notamment lorsqu'on voit le peuple se mouvant comme une vague ondoyante alors qu'il tente de résister en groupe aux éléments déchaînés par Neptune. Le ballet final rappelle aussi que l'opéra de Mozart était à l'origine une commande de l'Électeur de Bavière pour les festivités du carnaval. Les costumes de Victoria Behr, dont toute une série de salopettes dans une belle gamme de tons acidulés, s'harmonisent parfaitement avec les couleurs des sculptures de Dame Barlow. On perçoit bien que toute la production résulte d'un travail d'équipe très concerté, les créativités individuelles ont visiblement été mises au service d'un objectif commun dont le résultat est magique. Les divers langages de la scénographie, de la chorégraphie, des costumes, des éclairages (ceux de Michale Bauer), du chant et de la musique convergent pour se confondre en une mystérieuse et profonde unité.
La direction d'orchestre a été confiée à Christopher Moulds, également présent à Munich pour la reprise de Didon et Énée. La fosse a été surélevée, ce qui permet à beaucoup de spectateurs de s'intéresser à la gestuelle très contrôlée et serrée du chef qui nous a paru travailler fort en puissance sans parvenir à rendre la force de l'oeuvre. Les moments plus intimes des groupes musicaux sur scène alternent ou dialoguent avec le grand orchestre de la fosse. De la distribution de 2021 on retrouve avec plaisir l'Elettra de la soprano allemande Hanna-Elisabeth Müller, qui avait alors fait une prise de rôle acclamée, et qui nous a semblé s'être encore surpassée, notamment dans son interprétation tant vocale que scénique de la scène hallucinée de la folie d'un personnage à l'âme brisée qui sombre dans des noirceurs infernales que la chanteuse interprète avec des fulgurances vocales et furore .
Emily Sierra (Idamante) et Emily Pogorelc (Ilia) |
Ce sont les deux prises de rôle de la mezzo-soprano Emily Sierra dans le rôle d'Idamante et de la soprano américaine Emily Pogorelc en Ilia qui retiennent l'attention des habitués de la scène munichoise, ainsi que l'interprétation du rôle d'Idomeneo de Pavol Breslik dont certains se souviennent peut-être de son Idamante de 2008 au Théâtre Cuvilliés. Son Idomeneo sans bravoure et fort terne manque singulièrement de relief et de puissance vocale. La mezzo-soprano Emily Sierra chante son premier rôle majeur en tant que membre de la troupe munichoise, après avoir suivi la formation de l'Opera Studio. Une prise de rôle soutenue par une bonne technique, un timbre séduisant et un lyrisme nuancé dans l'expression des variations émotionnelles. Emily Pogorelc apporte au rôle d'Ilia les beautés de son soprano lumineux.
Pavol Breslic (Idomeneo) et Jonas Hacker (Arbace) |
Parmi les personnages secondaires, l'Arbace de Jonas Hacker au ténor vibrant, puissant et percutant remporte tous les suffrages, il recevra deux salves d'applaudissements au cours de la soirée.
Cette reprise d'Idomeneo à la distribution plutôt pâle souffre de la comparaison avec les Idomeneo récents d'Aix-en-Provence et de Berlin et avec le souvenir du Festival munichois de 2021.
Distribution du 27 septembre
Mise en scène Antú Romero Nunes
Chorégraphie Dustin Klein
Scène Phyllida Barlow
Costumes Victoria Behr
Lumières Michael Bauer
Chœur Christoph Heil
Idoménée Pavol Breslik
Idamante Emily Sierra
Ilia Emily Pogorelc
Elettra Hanna-Elisabeth Müller
Arbace Jonas Hacker
Prêtre Poséidon Liam Bonthrone
La Voix (Oracle) Alexander Köpeczi
Orchestre national de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
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