Anna (Vasilisa Berzhanskaya) et Paolo Erisso (Dmitry Korchak) |
Maometto II de Gioachino Rossini vient de clôturer la saison d'opéra 2022-2023 du théâtre San Carlo à Naples. La nouvelle production aurait dû connaître sa première le 29 octobre mais la représentation fut annulée en raison de la participation des travailleurs à une grève nationale des services publics. Le 5 novembre, lors de la dernière représentation de la série, nous nous attendions à trouver une salle comble en raison des reports supposés de réservations de la première annulée, mais fûmes fort étonnés du nombre important de places vacantes. C'est qu'entretemps la critique italienne unanime avait voué aux gémonies la mise en scène du réalisateur espagnol Calixto Bieito dont on a pu lire qu'elle connut une énorme bronca lors des salutations de la deuxième représentation programmée, devenue de facto la première. Des huées se firent à nouveau entendre à la fin de la première partie de la soirée à laquelle nous assistions et lors de l'entracte, les propos vindicatifs de spectateurs ulcérés allaient bon train.
Le spectacle était très attendu pour de multiples raisons. Maometto II n'avait plus été monté à Naples depuis près de 200 ans : Maometto II avait été créé au San Carlo en 1820 lorsque Rossini en était le directeur artistique et, après une seule reprise au cours de la saison 1825-26, l'opéra ne fut plus jamais joué à Naples. L'annonce de la partition utilisée, celle la nouvelle édition critique de l'oeuvre éditée par la Fondation Rossini de Pesaro, alimentait l'expectative. Ilaria Narici, directrice scientifique de la Fondation et commissaire de l'édition critique, viendrait la présenter lors d'une soirée d'introduction. On allait trouver au pupitre un éminent rossinien, Michele Mariotti, diplômé du conservatoire Rossini de Pesaro, qui après avoir dirigé la musique à Bologne, se trouve actuellement à la tête de la musique de l'opéra de Rome. L'orchestre napolitain est fameux. La réputation des choeurs du San Carlo, longtemps magnifiquement entraînés par José Luis Basso, et aujourd'hui préparés par le chef de choeur adjoint Vicenzo Caruso, n'est plus à faire. Une distribution alléchante complétait le tableau musical : Dmitry Korchak (Paolo Erisso), Vasilisa Berzhanskaya (Anna), Varduhi Abrahamyan (Calbo), Li Danyang (Condulmiero), Roberto Tagliavini (Maometto II) et Andrea Calce (Selimo). Calixto Bieito faisait ses débuts à Naples. On le présentait comme l'un des réalisateurs les plus importants d'Europe, créateur de spectacles énergiques placés sous haute tension et entraînant directement les spectateurs au cœur du drame et du conflit.
Mais voilà, la soirée fut parfaitement dichotomique : d'une part une mise en scène inconsistante et inepte dont on cherche en vain des clés de lecture, desservant la musique, — notamment en éloignant physiquement l'un de l'autre Erisso, Anna et Calbo, les trois personnages présents en scène avant l'arrivée de Maometto, alors que la dramatique musicale suppose qu'ils soient rapprochés, — et de l'autre une interprétation musicale éblouissante.
Quant à la mise en scène le programme ne propose aucune piste, aucune interview de Calixto Bieito ou de sa scénographe Anna Kirsch ne prépare à sa compréhension. La scène est jonchée de structures métalliques formés de trois tronçons de poutrelles croisés en trépied et porteurs de néons. Plusieurs critiques italiens y avaient vu des croix ou des croix de saint André et avaient émis l'avis que Bieito et Kirsch avaient voulu contextualiser l'opéra au sinistre aujourd'hui, ce que les costumes d'Ingo Krügler confirment, et utiliser le livret pour documenter les grands thèmes cataclysmiques du temps présent : les conflits religieux, les guerres et les problèmes de pollution, notamment par le plastique.
Nous avons plutôt interprété les tripodes métalliques comme des chevaux de frise modernes placés par les Vénitiens sur les plages de l'Eubée pour empêcher l'invasion de Mehmet II le Conquérant (Maometto II). Vérification faite a posteriori, il s'agit d'une installation de hérissons tchèques : le hérisson tchèque est un obstacle anti-char statique en acier composé de pièces soudées entre elles à angle droit et déployé durant la Seconde Guerre mondiale par différentes forces combattantes pour empêcher les tanks de franchir une ligne de défense ; il est issu du cheval de frise, dispositif défensif en bois de lutte contre la cavalerie. Cette identification certaine n'empêche pas d'y voir aussi le symbole de la croix. Les hérissons serviront encore de podiums que certains protagonistes graviront pour y chanter dans des postures sans doute fort inconfortables. Le savoir-faire de l'éclairagiste Michael Bauer a été mis à contribution pour changer la couleur des hérissons qui passeront à un vert luminescent puis à les éclairer comme des étoiles blanches lorsqu'ils seront suspendus à des filins en deuxième partie du spectacle. La scène elle-même se colore de vert pour finir dans le noir et n'être plus éclairée que par les néons des hérissons suspendus. Le vert apparaît encore lors du choeur des femmes endeuillées qui progressent portant des sacs à main verts.
Le plastique est le second élément récurrent de la mise en scène : les soldats ottomans arrivent porteurs de grands sacs en plastique contenant des monceaux de jouets d'enfants, dont un bon nombre de poupées ou d'oursons. On ne sait trop leur signification : sont-ce des butins de guerre ou ont-ils été arrachés à des enfants qu'ils auraient trucidés ? Les jouets seront accrochés, suspendus ou pendus aux hérissons, symboles peut-être des horreurs de toute guerre dont tant d'enfants sont les victimes innocentes. Plastique encore que la bâche de plastique noir qui recouvre les hérissons avant qu'ils n'effectuent leur mouvement ascendant. Les pans de ce polymère endeuillé resteront accrochés aux hérissons suspendus comme autant de sacs poubelle.
Restent à évoquer les accessoires dérisoires et parfois inexplicables : Paolo Erisso entre en scène avec un pied déambulateur porteur d'un respirateur. Les Vénitiens circulent autour des hérissons arborant des brosses, des cannes, des parapluies, des sièges pliants,... certains poussent des caddies ou des landeaux. Et finalement la composition peu crédible à laquelle Bieito contraint le personnage ambigu de Maometto, partagé entre son amour pour Anna qui le rend magnanime et son envie machiste de la posséder. Si le personnage est viscéralement brutal et non contrôlé, le metteur en scène le rend vulgaire en lui prêtant des gestes sexuels déplacés.
C'est la faute à pas de chance. Créé en décembre 1820 en plein carbonarisme qui organisait soulèvement et attentats à Naples, avec une première retardée en raison des événements, Maometto II fut fort mal reçu lors de sa création parce que le public habitué aux conventions musicales et dramatiques systématisées par Rossini dans ses opéras antérieurs n'était pas prêt à accepter les nouveautés introduites par le compositeur : un premier acte extrêmement long contenant le fameux terzettone durant pas moins de 25 minutes et l'abandon de la finale conventionnelle de l'époque du bel canto se terminant par un rondo ou une cabalette. Deux cents ans après, la première est annulée par la grève et c'est un nouvel échec non plus dû à la musique mais à la mise en scène qui n'est pas parvenue à mettre l'opéra en valeur mais l'a au contraire desservi.
Les vraies étoiles de la soirée ne sont pas hérissées sous les cintres mais se trouvent en scène et dans la fosse d'orchestre. Les critiques italiens avaient décerné le prestigieux prix Abbiati du meilleur chef d'orchestre à Michele Mariotti en 2016. Cet élève d'Alberto Zedda est un des meilleurs chefs rossiniens de notre temps. Toujours attentif au choeur et aux chanteurs que l'orchestre ne couvre à aucun moment, Mariotti a parfaitement rendu tant la tension dramatique que le lyrisme éloquent de l'oeuvre, soulignant les prestigieuses beautés de la mélodie, de l'harmonie et du rythme avec des accents émouvants. Les arias, les duos et les tercets se déroulent souvent avec accompagnement du choeur et de l'orchestre, que Mariotti conjoint tout en souplesse. Et puis, il y a l'initiative délicate de faire monter une harpe en scène pour accompagner l'aria « Giusto ciel in tal periglio », la prière d'Anna au premier acte, un moment sublime de beauté. Dans les rôles secondaires, les jeunes ténors Li Danyang en Condulmiero (général vénitien) et Andrea Calce en Selimo font honneur à l'Académie du San Carlo dont ils sont les élèves.
Ténor rossinien de belle facture, belcantiste réputé très présent sur les scènes italiennes, Dmitry Korchak peut à présent se produire dans des rôles de baryténor grâce à un medium élargi et a donné un excellent Paolo Erisso, remarquable lorsqu'il chante avec le chœur. La mezzo-soprano arménienne Varduhi Abrahamyan interprète avec bonheur le rôle en pantalon de Calbo, et spécialement dans le deuxième acte à la fin duquel elle atteint un sommet dans l'interprétation chaleureuse de son aria « Non temer, d'un basso affetto » dans lequel elle prend la défense d'Anna injustement accusée de trahison.
Roberto Tagliavini et la planisphère |
On passe à une classe encore supérieure avec le Maometto de Roberto Tagliavini, un rôle qu'il avait déjà interprété à Rome en 2019, et l'Anna étourdissante de Vasilisa Berzhanskaya. La présence physique intense de la basse parmesane, la puissance de sa prestance, la noirceur pénétrante de ses yeux cernés, la fixité de son regard et sa force vocale subjuguent et conviennent parfaitement à l'interprétation du rôle du Conquérant. Acteur admirable, Roberto Tagliavini joue de façon convaincante toutes les nuances de son personnage ambivalent de Conquérant conquis, d'amoureux partagé entre l'adoration soumise, la magnanimité et le machisme sordide d'un prédateur. La mise en scène le contraint à de longues déambulations, à la destruction d'un grand planisphère dont les bruits de déchirure accompagnent malencontreusement la cavatine « Sorgete : e in sì bel giorno » et à des gestes obscènes. Une voix profonde au timbre de bronze, toujours bien placée et projetée, dotée d'une technique maîtrisée qui lui permet tant de gravir avec une aisance musclée les montées de la cabalette « Duce di tan eroi » que d'exprimer les émotions complexes d'un homme partagé entre la douceur et la brutalité tout au long du duo deuxième acte, « Anna, tu piangi ? ». À entendre la prestation somptueuse de la mezzo-soprano russe Vasilisa Berzhanskaya, on se dit que Rossini aurait pu garder pour titre de son opéra celui du drame en vers de Cesare Della Valle Anna Erizo au départ duquel l'écrivain rédigea le livret de Maometto II. Vasilisa Berzhanskaya dispose d'une large étendue vocale qui s'étend jusqu'au soprano. La chanteuse s'est attelée à l'ambitieux programme de chanter les dix opéras que Rossini écrivit pour Isabella Colbran, la soprano la plus célèbre du début du 19e siècle que le compositeur épousa en 1822. Colbran avait une voix haute et pouvait aussi chanter à voix basse. La mezzo-soprano la rencontre par le chemin inverse : elle chante plus bas, mais chante aussi des registres plus aigus. La technique, l'endurance et l'agilité vocale de Vasilisa Berzhanskaya sont époustouflantes, elle semble se jouer avec une musicalité hors pair et un travail sur le souffle admirable des mille et une variations que Rossini avait composées pour sa bien-aimée. Elle atteint au sublime dans la scène avec choeur du finale « Alfin compita è la metà » pour laquelle elle est assise au bord du proscenium.
L'énorme ovation du public est venue récompenser l'admirable prestation musicale mais ne fera pas oublier le naufrage et les dommages de la mise en scène.
Gioachino Rossini
Maometto IIDrame en deux actes
Livret de Cesare Della Valle, d'après son Anna Erizo
Chef d'orchestre : Michele Mariotti
Mise en scène Calixto Bieito
Scénographie Anna Kirsch
Costumes Ingo Krügler
Lumières Michael Bauer
Distribution (représentation du 5 novembre 2023)
Paolo Erisso Dmitry Korchak
Anna Vasilisa Berzhanskaya
Calbo Varduhi Abrahamyan
Condulmiero Li Danyang
Maometto II Roberto Tagliavini
Selimo Andrea Calce
Costumes Ingo Krügler
Lumières Michael Bauer
Distribution (représentation du 5 novembre 2023)
Paolo Erisso Dmitry Korchak
Anna Vasilisa Berzhanskaya
Calbo Varduhi Abrahamyan
Condulmiero Li Danyang
Maometto II Roberto Tagliavini
Selimo Andrea Calce
Orchestre et chœur du Teatro di San Carlo
Crédit photographique © Luciano Romano
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