Opera incognita, une compagnie qui sort des sentiers battus
Opera Incognita est une compagnie bavaroise tout ce qu'il y a de plus dynamique qui, depuis 2005, monte à Munich des spectacles pleins d'inventivité et de grande qualité. Une de ses spécificités est le choix du lieu pour jouer ses opéras : ce sont le plus souvent des lieux insolites mais adaptés à l'oeuvre choisie : le beau bassin de natation Jugendstil du Müllersches Volksbad, le Cirque Krone, un vieil amphithéâtre de l'Université, un grand passage souterrain désaffecté, l'église royale de la Résidence, une salle jouxtant le palais de Nymphenburg,... Pour In the Penal Colony, de Philip Glass, quoi de plus adapté que le palais de justice de Munich ? Le choix du lieu du spectacle fonctionne selon le principe de l'adaequatio rei intellectus, l'adéquation du lieu de la représentation à la thématique de l'opéra représenté.
Les spectacles d'Opera Incognita sont très appréciés par les amateurs d'opéra, mais ils attirent aussi un public plus large, et cela correspond bien à la philosophie des maîtres d'œuvre de la compagnie. L'objectif et l'idée directrice d'Opera Incognita est de sélectionner des opéras exceptionnels et de les rendre accessibles à un public établi ainsi qu'à un jeune public. Le metteur en scène Andreas Wiedermann et le chef d'orchestre Ernst Bartmann choisissent des oeuvres qui doivent représenter un défi scénique et musical. Le projet a vu le jour en 2005 avec Armide de Chr. W. Gluck , il s'est poursuivi en 2006 avec Axur de Salieri, puis en 2007 avec Les Perses d'Eschyle et Dardanus de Jean-Philippe Rameau. Depuis, des productions des époques stylistiques les plus diverses ont suivi chaque année, dont quelques premières munichoises de grandes œuvres. La particularité de ces mises en scène est l'étroite collaboration entre le directeur musical et le metteur en scène : tous deux sont présents lors des répétitions et étudient les pièces de concert. Il en résulte une symbiose plus forte entre la musique et la mise en scène, ce qui représente une approche qui ne serait pas réalisable dans les maisons établies. Les acteurs, souvent encore très jeunes et parfois encore inconnus, sont pour la plupart diplômés des conservatoires de musique. Ils ont ainsi la possibilité d'acquérir de l'expérience avec de grandes œuvres scéniques et de s'ouvrir ainsi la porte à d'autres projets de renom.
In the Penal Colony de Philip Glass
Le musicien et compositeur de musique contemporaine américain Philip Glass (né en 1937) a composé son opéra de chambre en un acte et 16 scènes sur un livret en anglais de Rudy Wurlitzer. L'opéra est basé sur la nouvelle en langue allemande, In der Strafkolonie, que Franz Kafka composa en 1914. L'opéra fut composé suite à une commande de l'ACT Theater à Seattle, où il fut créé le 31 août 2000. Comme dans la nouvelle de Kafka, seuls deux des personnages s'expriment, l'Officier et le Visiteur. Leurs rôles dans l'opéra sont confiés respectivement à un baryton-basse et à un ténor. Le Prisonnier et le Garde restent silencieux.
En décembre 2000, Philip Glass expliquait sa motivation pour la composition de l'opéra, des propos reproduits par Stephen Kinser dans un article du New York Times :
« C’est le thème de l’illumination et de la transfiguration qui m’a motivé. Il y a un moment crucial quand on découvre que le vieux commandant avait l’habitude de réserver la priorité aux enfants pendant les exécutions, pour qu’ils soient juste en face. Il dit qu’à ce moment-là, la connaissance et la compréhension inonde le visage [des condamnés]. Si vous écoutez la musique, il est difficile de manquer cela. »
Synopsis
L'action se déroule sur une île où a été installée la colonie pénitentiaire d'un pays puissant qui n'est pas désigné.
Un visiteur de haut rang arrive dans la colonie pénitentiaire. Il a été invité à assister à l'exécution publique d'un prisonnier à l'aide d'une étrange machine inventée par l'ancien commandant de la colonie. La machine grave lentement dans la chair du condamné une description de ses crimes et, après des heures de torture atroce, le tue. L'appareil est utilisé par l'officier responsable de la prison, qui est totalement dévoué à la machine et à la mémoire du défunt commandant qui l'a inventée. Il est troublé par l'état de délabrement de la machine et par les critiques croissantes concernant son utilisation, notamment de la part du commandant actuel de l'île. Il espère que le visiteur sera impressionné par la machine et qu'il parlera de ses " pouvoirs rédempteurs " au commandant. Le visiteur est consterné par la machine mais chante : "Il est toujours risqué de s'immiscer dans les affaires des autres [...] Je m'oppose à cette procédure, mais je n'interviendrai pas". Lorsque l'officier se rend compte que le visiteur ne le soutiendra pas activement, il libère le prisonnier condamné de la machine et y monte lui-même, cherchant la rédemption d'une mort lente et douloureuse. La machine, cependant, fonctionne mal et, au lieu de le tuer lentement, le tue presque instantanément en lui perçant le crâne. Elle s'autodétruit ensuite. Le visiteur monte à bord d'un bateau et quitte l'île.
Un visiteur de haut rang arrive dans la colonie pénitentiaire. Il a été invité à assister à l'exécution publique d'un prisonnier à l'aide d'une étrange machine inventée par l'ancien commandant de la colonie. La machine grave lentement dans la chair du condamné une description de ses crimes et, après des heures de torture atroce, le tue. L'appareil est utilisé par l'officier responsable de la prison, qui est totalement dévoué à la machine et à la mémoire du défunt commandant qui l'a inventée. Il est troublé par l'état de délabrement de la machine et par les critiques croissantes concernant son utilisation, notamment de la part du commandant actuel de l'île. Il espère que le visiteur sera impressionné par la machine et qu'il parlera de ses " pouvoirs rédempteurs " au commandant. Le visiteur est consterné par la machine mais chante : "Il est toujours risqué de s'immiscer dans les affaires des autres [...] Je m'oppose à cette procédure, mais je n'interviendrai pas". Lorsque l'officier se rend compte que le visiteur ne le soutiendra pas activement, il libère le prisonnier condamné de la machine et y monte lui-même, cherchant la rédemption d'une mort lente et douloureuse. La machine, cependant, fonctionne mal et, au lieu de le tuer lentement, le tue presque instantanément en lui perçant le crâne. Elle s'autodétruit ensuite. Le visiteur monte à bord d'un bateau et quitte l'île.
La production munichoise
Opera incognita a choisi de monter In the Penal Colony pour commémorer le centième anniversaire de la mort de Franz Kafka, décédé en 1924 :
" Avec sa mise en musique pour quintette à cordes et 2 chanteurs, le maître de la musique minimale Philip Glass a créé un décor sonore inquiétant et hallucinant pour cette histoire, qui transforme le fantasme surréaliste de Kafka sur un système de punition inhumain en un opéra de chambre virtuose et fantomatique. L'atrium du palais de justice de Munich devient un décor spectaculaire, véritablement "kafkaïen", pour cette soirée d'opéra d'un genre particulier. " (Extrait de la présentation d'Opera Incognita, traduit de l'allemand)
Le hall et la grand escalier du Palais de Justice de Munich
Le Palais de Justice fut construit de 1890 à 1897 par l'architecte Friedrich von Thiersch dans un style néo-baroque. Le bâtiment du Gründerzeit est dominé par un dôme en verre central (67 mètres). Le bâtiment mesure 138 mètres de long et 80 mètres de profondeur. Le centre du bâtiment, conçu autour de deux cours, est le hall central de 19 m sur 29 m. Lors de la réunion du hall central et de l'escalier principal, le souhait de répondre aux exigences d'une circulation aisée et aussi confortable que possible vers tous les étages s'était imposé. Un escalier d'apparat monumental permet d'accéder aux 1er et 2e étages.
Les spectateurs sont installés dans l'espace central du hall, sous la fameuse coupole. Ils font face au majestueux escalier. Le quintette à cordes se trouve derrière les spectateurs. L'immense hall a une résonance magnifique qui amplifie la musique et le chant. Le public est en immersion sonore totale, ce qui va encore accroître la terrible épreuve psychique que le contenu de cet opéra nous fait traverser, une épreuve que va encore amplifier la proximité physique, à trois mètres du premier rang de spectateurs, des deux chanteurs et de l'acteur qui joue le prisonnier. Il n'y a que peu d'éléments de décor : la scénographe Aylin Kaip a installé à peu de mètres des spectateurs un bureau et deux chaises, deux cordes pour attacher le prisonnier sur les premières marches de l'escalier, un immense tube de tissu rouge foncé qui descend du haut de la troisième volée d'escaliers pour se terminer en pointe. Le tube symbolise la machine à torturer, dont la pointe va venir tracer de plus en plus profondément les mots de la sentence dans la chair du condamné. Le metteur en scène Andreas Wiedermann a détourné la statue du Prince Régent Luitpold, — qui comme un Grand Commandeur domine le hall depuis la balustrade du premier étage, — en la désignant comme étant la statue de feu le commandant inventeur de l'ignominieuse machine. Les éclairages, avec une salle baignée dans des lumières mauves ou rougeâtres, exacerbent la tension. Aylin Kaip a également créé les costumes et les grimages. Le choeur et les figurants sont tous habillés de costumes noirs avec des plastrons noirs sur lesquels sont imprimées des coulées rouge sang. Tous portent des petits chapeaux ronds de couleur noire. Les maquillages des visages sont d'un blanc cendreux avec des lèvres peintes de noir. L'officier arbore un costume noir avec les mêmes coulées sanguinolentes, un pantalon de chasse et des bottes de cuir noir. Le visiteur, très raffiné, porte un élégant costume blanc avec de fines rayures, plus rapprochées dans la veste et plus larges dans le pantalon.
Andreas Wiedermann fait circuler le chœur et les figurants sur les trois volées du double escalier monumental et il les installe également sous les couloirs en balcons donnant sur le hall. La circulation incessante de ces personnages affairés aux regards fixes, portant serviettes, rappelle celle des corridors interminables que parcourent des fonctionnaires hautains et inaccessibles que l'on retrouve dans nombre d'œuvres de Franz Kafka (Le château, le Procès). Ils font partie de la machinerie imperturbable de l'oppression, au service d'un pouvoir qui édicte des lois souvent informulées et forcément incompréhensibles par les assujettis qui y sont soumis.
L'opéra est chanté en anglais, à l'exception de quelques passages choraux en allemand. L'acoustique du hall de 67 mètres de hauteur est parfaite et l'unisson impeccable du choeur fait merveille. Le baryton allemand Manuel Kundinger compose avec une ligne de chant impeccable un officier au regard halluciné, obsédé par la perfection technique de l'instrument de torture, hanté par le personnage du commandant qui l'a inventé. La voix dispose d'une belle amplitude capable de vibrer dans l'aigu pour souligner l'hystérie obsessionnelle du personnage ou de souligner dans le grave les noirceurs de ses entreprises aveuglées par le respect de la hiérarchie et des lois, aussi iniques soient-elles. Le ténor canadien Dan Chamandy campe avec brio le personnage du visiteur que les règles protocolaires de la diplomatie contraignent à la neutralité. Son excellent jeu de scène tout en retenue souligne la bassesse compromettante de ce type de position. Le rôle du prisonnier est tenu avec un talent impressionnant par le jeune acteur bavarois Stefan Boschner (né en 1998), qui met ses prouesses de danseur et d'acrobate au service de la scène. Il porte le rôle muet d'un prisonnier condamné à la torture sans savoir de quoi il est accusé et sans avoir l'occasion de se défendre. Boschner force l'admiration par la véracité de ses mimiques et de l'expression corporelle, avec une présence scénique époustouflante. On le voit stupéfait, affolé, terrorisé, exprimant toute la gradation de la douleur physique, suppliant, rendu stupide et hébété au moment de la libération. Il offre le kaléidoscope étourdissant du chant de son corps et de la gamme de ses expressions pour donner la réplique aux deux chanteurs. Le quintette de cordes conduit par Ernst Bartmann rend admirablement la progression obsédante d'une musique qui se fait de plus en plus lancinante et entêtante.
C'est de la part d'Opera Incognita un trait de génie d'avoir choisi de représenter In the Penal Colony devant et sur les gradins de l'escalier monumental du grand hall du Palais de Justice. Les concepteurs de la fin du 19e siècle avaient voulu que le public, lorsqu'il se trouve devant cette volée de marches, se sente submergé par la puissance du droit. Mais de quel droit s'agit-il ? Celui qui protège et soutient nos démocraties, ou celui que promulgue un régime totalitaire. Il faut savoir que ce Palais de Justice connut en février 1943, devant un tribunal populaire, les procès des membres du groupe de résistance Weiße Rose, le groupe de résistants au régime nazi de la Rose blanche que venait d'arrêter la Gestapo et qui furent condamnés et exécutés avant la fin de la même année.
Ce spectacle est crucifiant. Le public, qui ne peut ignorer l'actualité terrifiante des guerres, des régimes totalitaires, de la pratique quotidienne des persécutions, de l'emprisonnement et de la torture, n'a d'autre choix que de s'identifier au visiteur et/ou au condamné. L'action de la Colonie pénitentiaire se déroule aujourd'hui à nos portes et la peste brune menace nos sociétés. Si on est ébloui par la beauté des lieux et la qualité d'une représentation proche de la perfection, on sort de ce spectacle profondément ébranlés, avec le sentiment effarant de notre propre impuissance.
Distribution du 21 avril 2024
In the Penal Colony (Dans la colonie pénitentiaire)
Opéra de Philip Glass
Livret de Rudolph Wurlitzer d'après la nouvelle de Franz KafkaDirection musicale : Ernst Bartmann
Direction scénique : Andreas Wiedermann
Décors et costumes : Aylin Kaip
Conception de l'éclairage : Joachim Hübner
Dan Chamandy (Le Visiteur)
Manuel Kundinger (L'Officier)
Stefan Boschner (Le Condamné)
Chœur et figurants d'Opera Incognita
Quintette à cordes
Crédit photographique© Aylin Kaip
Dan Chamandy (costume blanc) en visiteur
Manuel Kundinger (costume sombre, casquette à visière) en officier
Stefan Boschner (torse nu) en délinquant
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