Photo © Virginia Rot
La compagnie Peeping Tom a fait cette année sa grande entrée sur la scène du Théâtre National de Munich où elle vient de présenter pour deux soirées la trilogie de son spectacle TRIPTYCH en tant que spectacle invité de la Semaine festive du ballet organisée par le Ballet d'État de Bavière.
Peeping Tom est une compagnie basée en Belgique fondée en 2000 par Gabriela Carrizo et Frank Chartier, bientôt rejoints par Euridike De Beul. La principale marque de fabrique de Peeping Tom est une esthétique hyperréaliste, soutenue par une scénographie concrète. Les scénographes créent dans un espace défini : un jardin, un salon et un sous-sol dans une première trilogie créée de 2001 à 2007, deux caravanes résidentielles au milieu d'un paysage enneigé dans 32 rue Vandenbranden en 2009, un théâtre brûlé dans À Louer en 2011. Les chorégraphes y créent à chaque fois un univers instable qui défie la logique du temps et de l’espace. L’isolement y mène vers un monde onirique de cauchemars, de peurs et de désirs dans lequel les créateurs mettent habilement en lumière la part sombre de l’individu ou d’une communauté. Le huis clos de situations familiales ou de groupes humains confinés dans un espace défini constitue une source importante de créativité pour la compagnie. En 2015, Peeping Tom présentait à Munich deux spectacles, The Land et Vader au Festival munichois de danse contemporaine DANCE 2015.
Le titre du spectacle TRIPTYCH rappelle celui du Trittico, la trilogie de Puccini que l'on a récemment pu revoir sur la scène du Théâtre National. Le terme se réfère aux peintures ou sculptures composées en trois panneaux, dont les deux volets extérieurs peuvent se refermer sur celui du milieu, un format qui s'est développé à partir du 12ème siècle dans les retables religieux, avec une nécessaire connexion thématique des trois panneaux. TRIPTYCH est une pièce de danse-théâtre dont les trois parties, The missing door, The lost room et The hidden floor (La porte manquante, La chambre perdue, Le sol caché), ont été au départ créées à l'origine pour le Nederlands Dans Theater avant d'être réunies dans un spectacle unique présenté au Teatro Central de Séville en janvier 2021.
Le spectacle montre le monde des pensées d'un homme dont la vie défile devant lui comme un film. En conséquence, le décor se compose de trois plateaux de tournage, dans lesquels les personnages sont confrontés à différentes réalités. L'aspect cinématographique caractérise également l'environnement sonore et les bruits : on peut entendre un verre qui tombe, des portes qui claquent, un cœur qui bat ou les grincements et les raclements d'un bateau. Triptych crée un maelström fascinant à partir de moyens théâtraux anciens et nouveaux.
L'action se situe sur un transatlantique dont on découvre trois espaces où se déroulent des événements étranges. Cela commence par une espèce de comédie macabre dans laquelle les objets ont une vie autonome. Un serveur découvre le corps gisant d'une femme et se met à nettoyer le sol au moyen d'un chiffon dont on s'apercevra bientôt qu'il est taché de sang. La femme est morte. Le chiffon semble doté d'une vie propre car il se met à se déplacer rapidement sur le sol, poursuivi par le serveur qui tente de le contrôler. Des portes s'ouvrent et se ferment en claquant sans l'intervention d'une main humaine, des chaises se déplacent. Les personnages sont emportés par le tangage et le roulis du navire. La fin de la première partie est ouroborique : le cadavre de la femme est à nouveau au centre de la scène, le serveur se remet à nettoyer le sol, comme si le film rebobiné reprenait en son début.
Chaque partie de cette trilogie a son propre cadre unique, tel un décor de cinéma. The missing door évoque un salon ou un couloir aux portes multiples. L’action dans The lost room se déroule dans une cabine de bateau, et se concentre sur le monde intérieur des personnages. The hidden floor a lieu dans le cadre d'un restaurant abandonné en raison du naufrage imminent. Les pauses et les entractes font partie du spectacle : les changements de décors entre les trois pièces se font à vue, comme cela se passe sur le plateau de tournage d'un film.
Photo © Maarten Vanden Abeele |
Les décors, les accessoires et les lumières sont dotés d'une vie propre et participent de la chorégraphie. En troisième partie, les éléments se déchaînent, le paquebot est pris dans une tempête d'une force inouïe, un violent incendie se déclare, tous les passagers sont promis à une mort certaine, l'eau s'infiltre de partout, le bateau va sombrer. Dans cette situation extrême et totalement désespérée où l'humour et le burlesque ne sont (presque) plus de mise, les passagers dévoilent de plus en plus leur inhumanité, on assiste à des scènes de panique, des cadavres sont précipités dans la mer, des couples tentent une dernière fois de faire l'amour, il y a sans doute des scènes de sadisme, des meurtres, des viols, pour d'autres de l'apathie et de la résignation, tout le bateau, hommes, femmes et objets, est saisi d'une grande folie. L'environnement sonore, déjà éprouvant en première et deuxième parties avec l'utilisation de bruitages typiques des films d'horreur, devient tonitruant, au point que le théâtre a mis à l'entracte des tampons auriculaires à la disposition des spectateurs.
Les chorégraphes poussent les danseurs à dépasser leurs propres limites dans des mouvements et des expressions paroxystiques. Il y a un travail corporel digne des plus grands numéros des acrobates et de contorsionnistes au cirque, mais il est ici une partie essentielle de la mise en scène, dans une esthétique qui mêle le burlesque à l'horreur. Les enchaînements sont d'une précision millimétrée qui laisse pantois. La compagnie Peeping Tom réalise une oeuvre d'art total dans un spectacle apocalyptique où les corps des danseurs sont à la limite de la désarticulation, de l'écartèlement ou encore de l'apesanteur et où les nerfs des spectateurs sont soumis à un tension extrême, insoutenable, cathartique sans doute. Un spectacle dont on ne sort pas indemne.
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