mercredi 27 novembre 2024

Les musiciens et Walter Scott, un article de J.G. Prod'homme

Un article du musicologue français Jacques-Gabriel Prod'homme publié le 18 septembre 1932 dans Les Dernières nouvelles de Strasbourg à l'occasion du centenaire de la mort de Walter Scott.

Portrait de Sir Walter Scott
par Sir Henry Raeburn
Les musiciens et Walter Scott
(pour le centenaire de sa mort)

Dans la littérature et dans l’art, l’Ecosse, comme la Suisse et l’Italie, fut à la mode pendant une grande partie du 19e siècle : peintres, littérateurs, musiciens, commençaient déjà à s’en inspirer à l’époque du premier Empire, sous l’influence de Macpherson, dont les Poèmes gaéliques, traduits par Le Tourneur, avaient paru à Paris dès 1777, attribués à « Ossian, fils de Fingal, barde du troisième siècle. » 

On sait le succès qu’obtint, sous l’Empire, l’opéra de Lesueur, Ossian ou les Bardes. Napoléon, grand admirateur du pseudo poète gaélique, — étant consul, il avait recommandé au peintre Girodet le sujet d’Ossian, — tint tout particulièrement à honorer Lesueur en cette circonstance. « Votre troisième acte est inaccessible! lui avait-il dit. Et le don d’une tabatière en or contenant une demi-douzaine de billets de mille francs avait sanctionné cette impériale appréciation. Les Variétés et le Vaudeville, à leur manière, apportèrent leur tribut d’admiration au compositeur en représentant Oxessian et Ossian cadet. Deux ans après, Méhul ossianisait à son tour, en donnant au théâtre Feydeau Uthal, drame lyrique en un acte, dans lequel les altos remplaçaient les violons, afin de donner à la partition une couleur ossianique ; ce qui fit dire à Grétry : «Je donnerais bien six livres pour entendre une chanterelle ! » Uhal n’eut pas le succès des Bardes; le Vaudeville cependant l’honora d’une parodie, sous le titre de Bruthal

La vogue de l’Écosse ne fit que s’accroître, sous la Restauration et à l’époque romantique, lorsque les traducteurs firent, timidement d’abord, puis par doses massives avec Defauconpret, connaître l’oeuvre de Walter Scott, à partir de 1816 et surtout de 1820. 

Les poèmes, et plus encore, les romans du châtelain d’Abbotsford se répandirent en France d’une façon vertigineuse : si nous en croyons la France Littéraire de Quérard, 1,400.000 exemplaires (ou volumes) s’en vendirent jusqu’en 1830 Seulement. 

L’Écossais, qui devait exercer une influence incomparable sur les écrivains de son temps, romanciers, poètes, historiens, critiques même (1) — grâce à ce don de « seconde vue » qui, selon l’expression de Richard Wagner, « s’élevait à une pleine clairvoyance d’un nombre de faits historiques n’existant encore que dans des documents d’archives », — ne pouvait manquer d’être exploité par les dramaturges et librettistes qui avaient grand besoin de renouveler leur inspiration aux sources vives de l’histoire ainsi romancée. Walter Scott n’offrait-il pas au romantisme commençant des sujets encore inédits, des personnages vivant à des époques et en des régions insoupçonnées de nos littérateurs ? Et ceux-ci se mirent à l’œuvre, transportant sur nos scènes ses bardes, ses ménestrels, ses évocations historiques et son bric-à-bric médiéval. Le style « troubadour » était créé. 

En Angleterre, des compositeurs comme Davy (Rob-Roy, 1803), Parry (Ivanhoé, 1815), Bishop (Knight of Snowdown, 1811, Guy Mannering, 1816, The Antiquary, 1820, etc.) n’avaient pas tardé à s’inspirer de l’auteur de Waverley, soit pour des musiques de scène, soit pour des partitions entières d’opéra. En France, Catel fut, semble-t-il, le premier, avec Wallace ou le Ménestrel écossais (livret de Fontanes de Saint-Marcellin) à exploiter, avec assez peu de succès, la veine calédonienne (Feydeau, 1817). Rossini réussissait autrement à Naples avec la Donna del Lago (4 octobre 1819), « opéra tiré d’un mauvais poème de Walter Scott », dit Stendhal, qui reconnaît que «la musique a vraiment une couleur ossianique et une certaine énergie sauvage extrêmement piquante.» (Vie de Rossini, chap. XXXVI). 

À Paris, — où la Donna del Lago parut pour la première fois le 7 septembre 1824, — si le Leicester ou le Château de Kenilworth, de Scribe et Mélesville, musique d’Auber, ne réussit pas à l’Opéra-Comique (25 janvier 1823), en revanche la Dame blanche de Boiéldieu (livret de Scribe, tiré de Guy Mannering et du Monastère), allait donner à l’Écosse et à son chantre ses lettres de grande naturalisation sur la scène de la place Favart, en même temps qu’à l’Opéra-Comique un de ses plus fructueux succès. 

L’année suivante, c’était Rossini, avec Pacini, qui faisait représenter à l’Odéon (15 septembre 1826) un Ivanhoé, sur un livret d’Emile Deschamps et Gustave de Wailly, sujet qui sera repris par Marschner, dans le Templier et la Juive (1829) et, à l’époque moderne, par Sullivan (1891). La Fiancée de Lammermoor inspirait une première fois à un compositeur, Carafa, un opéra italien pour Mlle Sontag (1829) et, à la même époque, Conradin Kreutzer faisait jouer la Grotte de Waverley.

Berlioz, lui aussi, s’était inspiré de Waverley dans une ouverture qu’il fit exécuter à son premier concert (26 mai 1828), et qui fut applaudie à trois reprises, dit le Figaro du temps. Un peu plus tard, apprenant que les Nouveautés allaient jouer Rob-Roy Mac-Gregor ou les Montagnards écossais, il composait, étant à Rome, une ouverture qu’il envoya à l’Institut, mais qu’il ne put faire exécuter qu’en 1833. 

À l’Opéra, l’année précédente, le ballet de la Sylphide, dont le livret était de Nourrit et la musique de Schneitzhoeffer, et qui fournit à la Taglioni l’un des plus grands triomphes de sa carrière, était également d’inspiration écossaise. Puis, ce fut, en 1835, la Lucia di Lammermoor de Donizetti, qui éclipsa à tout jamais celle de Carafa. Celui-ci était revenu d’ailleurs à Walter Scott, avec la Prison d’Edimbourg, sur un livret de Scribe et Pla- ard (à l’Opéra-Comique, 20 juillet 1835). L’année même de sa mort, Bellini faisait jouer aux Italiens de Paris, son dernier chef-d’oeuvre, les Puritains d’Ecosse, portés naguère à la scène par Ancelot, sous le titre de Cavaliers et Têtes rondes

Flotow, futur auteur de Martha ou le Marché de Richmond, d’inspiration également britannique (Vienne 1847, Paris 1858), faisait, dix ans plus tôt, représenter, sur le théâtre privé de l’hôtel de Castellane, un opéra tiré de Rob-Roy. Adolphe Adam, avec Paul Foucher comme librettiste, risquait à l’Opéra un Richard en Palestine (7 octobre 1844), qui ne dépassa pas sa 13e représentation. Plus heureux, sur la même scène, fut le pastiche que Niedermeyer, sur un livret de A. Royer et G. Vaes, composa avec des fragments de Rossini, notamment de la Donna del Lago. Cet opéra, Robert Bruce (30 décembre 1846), tiré de l'Histoire d’Écosse de Walter Scott, à défaut d’une œuvre nouvelle de l’auteur de Guillaume Tell, qui s’obstinait au silence, permettait aux amateurs d’applaudir à l’Académie royale de musique des pages d’œuvres italiennes de Rossini, qui n’y avaient pas droit de cité. 

Un Quentin Durward, de Gevaert, parut encore douze ans plus tard, sur la scène de l’Opéra-Comique, où l’immortelle Dame blanche devait, en 1862, fêter sa millième représentation. Moins heureuse fut la Jolie Fille de Perth, de Bizet, qui créée sur la scène du Théâtre Lyrique, le 26 décembre 1869, n’atteignit, comme ses Pêcheurs de Perles, que la dix-huitième. 

À cette époque de la fin du second Empire, d’autres modes avaient chassé la mode calédonienne. On recherchait déjà un exotisme plus lointain. À l’énumération des titres qui viennent d’être cités, il faudrait ajouter un nombre à peu près incalculable d’œuvres musicales de tout genre, allant de la romance jusqu’au grand opéra et qui prirent pour sujet, soit d’après Walter Scott, soit d’après Schiller, l’attachante figure de l’infortunée reine d’Ecosse, Marie Stuart. Dès 1813, à la Pergola de Florence, on cite une Maria Stuarda de Coccia ; Mercadante en donna une autre à Bologne en 1821, Donizetti de même en 1834, à Naples. En France, sur des paroles de Planard, l’Opéra-Comique représenta une Marie Stuart en Écosse, dont le compositeur n’était autre que le célèbre musicologue Fétis. Théodore Anne, en 1844, fournit à Niedermeyer une Marie Stuart qui ne dépassa pas deux douzaines de représentations à l’Opéra (6 décembre 1844). Sept ans auparavant, le jeune Gounod avait remporté le second prix de Rome (l’heureux premier lauréat était Besozzi) avec une Marie Stuart et Rezzio. Et vers le même temps, Richard Wagner, pendant son premier séjour à Paris mettait en musique les Adieux de la reine d’Ecosse, que tout le monde savait par cœur (1840). 

En dehors du domaine dramatique, l’Écosse et son grand écrivain se retrouvent chez presque tous les musiciens d’il y a un siècle. Il suffira de citer, pour terminer, Beethoven et Schubert parmi les plus illustres, Schubert dont le célèbre Ave Maria fait partie du cycle de la Dame du Lac. Depuis lors, dramaturges, librettistes et musiciens ont cherché d’autres sources d’inspiration, à travers le vaste monde. Ils en ont rarement trouvé d’aussi poétique et plus propre à la musique. Aussi avons-nous voulu, à l’occasion du centenaire de la mort de Walter Scott, rappeler le souvenir de son œuvre immense, aujourd’hui assez négligée, mais qui eut sur l’art et la littérature de toute l’Europe, et particulièrement en France, une influence considérable, soit directement, soit par les conséquences de la véritable révolution qu’il y provoqua. J. G. Prod’homme.

(1) Sur l’influence considérable de Walter Scott en France, on lira avec grand profit la thèse de M. Maigron (Paris, 1898) : Le roman historique à l'époque romantique : essai sur l'influence de Walter Scott (Nouv. éd.) / par Louis Maigron (en lecture gratuite sur le site Gallica de la BnF).

vendredi 22 novembre 2024

Le Ballet d'État de Bavière remonte le temps — La Sylphide de Filippo Taglioni comme en 1832

Créée au début des années 1830 par Filippo Taglioni, La Sylphide est, avec Giselle, l'un des jalons du ballet romantique. Les créateurs de La Sylphide, le chorégraphe Taglioni et sa fille Marie, la première interprète du rôle-titre, ont réussi à transposer sur scène l'atmosphère fondamentale du romantisme de manière idéale. C'est à l'engagement passionné de Pierre Lacotte pour le ballet romantique que l'on doit la renaissance de l'original parisien de cette œuvre. Des chaussons spéciaux permettant aux danseuses de s'élever sur la pointe des pieds soulignaient la nature elfique des sylphides et ont contribué à la percée du chausson de pointe dans le monde du ballet jusqu'à aujourd'hui, les chaussons de pointe symbolisent la danse classique aux côtés des robes de tulle blanc. C'est la danseuse Marie Taglioni, la fille de Filippo, qui est la créatrice du tutu : pour incarner en 1832 le ballet la Sylphide, elle décida de porter une superposition de jupes faites de tissus légers, de tulle ou de gaze, qui devaient souligner la grâce angélique de la créature aérienne dansée par la ballerine.

La compagnie du Bayerisches Staatsballett a choisi de monter la version du Français Pierre Lacotte, créée en 1972 à Paris. Le danseur et chorégraphe s'était largement inspiré des archives historiques de l'œuvre de Filippo Taglioni pour élaborer ce ballet. Il a ainsi créé une version de La Sylphide qui se rapproche le plus possible des idéaux et du style romantiques de Taglioni. La version de Lacotte se distingue de celle, plus connue aujourd'hui, du danois Auguste Bournonville, notamment par une technique de danse et un langage de mouvement marqués par l'école française, qui se caractérise notamment par un travail de pied délicat. De plus, sa chorégraphie est basée musicalement sur la partition originale de Jean-Madeleine Schneitzhoeffer, à laquelle Lacotte a ajouté la musique de Ludwig Wilhelm Maurer.

Le chorégraphe français Pierre Lacotte (1932-2023)  est considéré comme la principale autorité en matière de renaissance des classiques du ballet, en particulier ceux qui datent de l'époque du ballet romantique. Formé à l'école de ballet de l'Opéra de Paris, Lacotte a dansé à l'Opéra de Paris de 1946 à 1954, puis a été directeur artistique et chorégraphe des Ballets de la Tour Eiffel, des Ballets nationaux des Jeunesses de France, des Ballets de Monte-Carlo, du Ballet de l'Opéra de Vérone et du Ballet national de Nancy et de Lorraine. Sa spécialisation dans les reconstitutions a commencé en 1972 avec La Sylphide de Filippo Taglioni. Parmi les autres œuvres de Lacotte dans ce domaine figurent La Fille du Danube, Nathalie ou la laitière suisse, Marco Spada, Le Papillon, La Gitana, L'Ombre, Le Lac des fées, La Fille du Pharaon, Paquita et Ondine.

Lors de la première, le vendredi 22 novembre 2024, Ksenia Shevtsova  a dansé la sylphide et Jakob Feyferlik le rôle de James. Les deux représentations suivantes, le samedi 23 et le dimanche 24 novembre 2024, ont été respectivement interprétées par  Madison Young et Jinhao Zhang et par Laurretta Summerscales et Julian Mackay. Le directeur du ballet Laurent Hilaire, qui a lui-même dansé la version de Lacotte de La Sylphide, ainsi que la maîtresse de ballet invitée Anne Salmon, venu de Paris, ont aidé les danseurs à peaufiner leurs pas. 

Gravure d'après le tableau de Lepaulle conservée à la NYPL

Les ateliers du Ballet d'État de Bavière ont fidèlement reproduit les décors d'origine de Ciceri et les costumes qu'Eugène Lami avait conçus pour les représentations de 1832. Un tableau peint en 1834 par François Gabriel Lepaulle, conservé au Musée des Arts décoratifs de Paris, représente Marie Taglioni et son frère Paul dans la première scène du ballet La Sylphide. Le mobilier de la grande salle avec son âtre et son escalier en arrière-plan se trouvent reproduits sur la scène du Théâtre national et les danseurs ont également très exactement pris la pose que l'on voit sur le tableau. Tous les danseurs portent le costume traditionnel écossais, avec divers tartans, ces étoffes à carreaux de couleurs dont les lignes s'entrecroisent, des kilts et des sporrans, les couvre-chefs typiques, les chaussettes à carreaux. Le peuple des génies aériens porte ces jupes blanches aux étoffes si légères qu'elles sont quasi transparentes et de petites ailes transparentes et ocellées. Le second acte se déroule dans la forêt enchantée où volètent les Sylphides, transportées dans les airs ex machina entre les pans du décor qui représente les arborescences. Divers dispositifs ingénieux permettent de simuler le vol de la Sylphide et des jeux d'éclairage la font apparaître dans un pan de mur ou dans un pilier.


La musique de Schneitzhoeffer devait nécessairement rendre compte de la couleur locale du lieu de l'action, l'Écosse. Et on retrouve effectivement des moments musicaux qui évoquent des danses paysannes comme la gigue et l'anglaise, appelée écossaise dans une de ses variantes plus rapides. Le monde rural est évoqué par des sons de cloches, notamment de bourdon. Deux harpes rappellent l'importance de cet instrument dans le monde celtique. Comme il était courant à cette époque, Schneitzhoeffer a procédé à des emprunts : ainsi évoque-t-il la musique de Paganini dans l'épisode de l'entrée des sorcières au sabbat au second acte, avec un solo de hautbois. Le motif avait déjà été utilisé lors de l'arrivée de Magde au premier acte. Parmi d'autres emprunts, on reconnaîtra Glück au moment de la mort de la Sylphide ("Che farò senza Euridice"). Pierre Lacotte s'est permis un seul écart par rapport à l'oeuvre originale en introduisant un intermède musical pour le pas de trois entre James, Effie et la sylphide. Ce pas de trois est dansé sur une musique que composa Ludwig Wilhelm Maurer pour le ballet L'Ombre de Taglioni, créé quelques années seulement après La Sylphide, un numéro qui attire l'attention par son solo de violoncelle très expressif. Le chef Myron Romanul, régulièrement invité dans la Maison depuis 1987, est volontiers sollicité pour diriger de la musique de ballet, car il relève avec brio le défi difficile de marier la fosse à la scène : " Diriger un ballet, c'est comme diriger un film muet. Sauf que l'action ne se déroule pas sur l'écran, mais sur la scène. ", disait-il dans une interview.  

Les sylphides de  la forêt enchantée

Le corps de ballet bavarois atteint un degré de perfection proche de l'impeccable. Le travail sur les pointes, si important dans ce ballet qui l'a en quelque sorte lancé, est particulièrement réussi. La première partie avec ses ballets d'ensemble des danseurs transformés en Écossais des Highlands connaît un déroulement très classique. Pourtant, quelque chose d'inhabituel se passe. On ne peut s'empêcher de remarquer les jambes des danseurs masculins. Les genoux et les cuisses sont dénudés. Les innombrables kilts virevoltent sur des cuisses sculpturales. On assiste à une inversion de l'habituelle fixation érotique sur les jambes des ballerines. La sorcière Magde, un rôle autre fois dévolu à une femme, est incarnée par un homme en travesti, une remarquable composition dansée par Sergio Navarro. Le pas de deux du couple écossais est magnifiquement exécuté par Lizi Avsajanishvili et Ariel Merkuri. L'Effie de Margarita Fernandes, qui vient d'être promue soliste, est une des plus belles réussites de la soirée. Severin Brunhuber, nouveau demi-soliste, danse Gurn, l'amoureux d'abord éconduit par Effie. Le second acte voit le triomphe des tutus dans leur légèreté blanche et mousseuse. La sylphide de Laurretta Summerscales et le James Julian MacKay viennent couronner la splendide reconstitution du premier grand ballet romantique. Les sauts battus du danseur étoile américain forcent l'admiration. 

Un voyage dans le temps brillamment mené par le Ballet d''État de Bavière.

Distribution du 24 novembre 2024

Direction musicale Myron Romanul
Chorégraphie de Pierre Lacotte d'après Filippo Taglioni
Livret Adolphe Nourrit
Musique Jean-Madeleine Schneitzhoeffer et Ludwig Wilhelm Maurer
Décors d'après  Pierre Ciceri
Costumes d'après Eugène Lami
Lumières Christian Kass
Étude Laurent Hilaire et Anne Salmon

Sylphide Laurretta Summerscales
James Julian MacKay
Effie Margarita Fernandes
Madge Sergio Navarro
Gurn Severin Brunhuber
La mère d'Effie Séverine Ferrolier
Pas de deux du couple écossais Lizi Avsajanishvili et Ariel Merkuri
Trois sylphides Carollina Bastos Maria Chiara Bono Zhanna Gubanova

Ensemble du Ballet de l'État de Bavière
Orchestre de l'État de Bavière

Crédit photographique © Katja Lotter

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in La Sylphide, Souvenir d'Adieu 
(6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845)

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte qu'Henri d'Alméras a consacré en 1911 à Marie Taglioni. Nous le faisons suivre d'une critique article que Théophile Gautier écrivit en 1838 à propos d'une reprise de la Sylphide, dans lequel. rendant grâce à l'une et à l'autre, il compare les talents de Marie Taglioni à ceux de Fanny Essler, qui reprit le rôle-titre (Pour lire la première partie, cliquer ici. / Pour lire la deuxième partie, cliquer ici / Pour lire la troisième partie, cliquer ici).

Marie Taglioni in La Vie parisienne sous le règne de Louis-Philippe d'Henri d'Alméras (1861-1938), Albin Michel (Paris), 1911, pp. 276 et svtes.

    Marie Taglioni était née en 1804 à Stockholm, où son père Philippe Taglioni, était maître de ballet au théâtre. Elle avait débuté en 1822 avec un succès immense sur le théâtre de Vienne, dans un ballet mythologique : Réception d'une jeune nymphe à la cour de Terpsichore. Elle jouait le rôle de la jeune nymphe. 
   De 1822 à 1826, elle avait dansé à Vienne, Sttutgart, Munich. Le 23 juillet 1827, elle débuta à l’Opéra dans le ballet de la Vestale et dès ses premiers pas, elle effaça, elle relégua au second plan Montessu, protégée par le directeur M. Lubert. 
  Cependant, Marie Taglioni n’était ni jolie, ni bien faite. Elle avait de longs bras de faucheux, des jambes trop maigres et la poitrine enfoncée, ce qui lui donnait une démarche et une attitude disgracieuses. Lorsque son père l’avait conduite tout enfant au professeur de danse Coulon : « Que diable voulez-vous que je fasse, avait dit celui-ci, de cette petite bossue. » 
  Cette petite bossue, au visage banal, réussit à force d’études et d’ambitieuse ténacité, à devenir la première danseuse de son temps. De 1827 à 1832, chacun de ses nouveaux rôles fut pour elle un nouveau triomphe (1). 
    En 1832 (2), elle créa le ballet de la Sylphide (14 mars) et quelques jours après ce quatrain, interprète de l’unanime admiration, courait Paris : 

Pourquoi ce long regret sur vos ailes perdues, 
O Sylphide aux souris caressants et vermeils ? 
Essuyez au plutôt vos larmes ingénues : 
Une aile est inutile avec des pieds pareils. 

    Cinq ans plus tard, le 22 avril 1837, se termina la carrière de la Taglioni à l’Opéra. On ne devait plus l’y revoir qu’à d’assez longs intervalles et en représentation extraordinaire. 
   Elle avait épousé en 1835 le fils d’un pair de France, M. Gilbert des Voisins. Celui-ci, pour les sommations à ses parents, s’était adressé à un avocat célèbre, qui lui avait dit : « Je consens à vous assister dans cette affaire, mais à condition que vous me continuerez votre confiance pour le procès de séparation. » Ce procès n’eût lieu que neuf ans plus tard. La séparation fut prononcée par le tribunal de la Seine le 21 août 1844. 
    Depuis son triomphe de la Sylphide, en 1832, les caprices de la Taglioni augmentaient en même temps que sa réputation. Elle inventait sans cesse de nouveaux prétextes pour ne pas jouer. Le plus fréquent était les engelures. Elle en avait même au mois de juillet. Véron lui attribue l’invention du mal au genou, du mot sinon de la chose, car la, chose elle-même, on peut affirmer sans crainte d’erreur, qu’elle est fort ancienne.
    « Lorsque je quittai l’Opéra (3), dit-il, Mlle Taglioni avait encore une dernière année d’engagement à faire avec M. Duponchel. Presque immédiatement après ma retraite, elle déclara un mal au genou ; on convoqua tous les médecins et chirurgiens ordinaires et extraordinaires de l’Opéra : mes amis de Guise, Roux, MM. Marjolin et Magendie ; la consultation fut longue et sérieuse ; il n’y avait au genou ni gonflement ni rougeur ; mais, au moindre toucher la physionomie de la danseuse exprimait la douleur la plus vive. Pendant que les chirurgiens discutaient avec chaleur sur les névroses, sur les gaines des tendons, M. Magendie et moi nous ne pouvions nous empêcher de rire dans notre barbe. Mlle Taglioni resta plusieurs mois sans danser. Trois ou quatre ans après, mon ami Adam fut appelé comme compositeur à Saint-Pétersbourg. En entrant dans l’appartement de Mlle Taglioni, qui était alors première danseuse au Théâtre-Impérial, il vit accourir dans ses jambes une charmante enfant. « À qui donc cette jolie petite fille ? » Mlle Taglioni lui répondit en riant : « C’est mon mal au genou (4). » 
    Son engagement à l’Opéra devait finir le 25 avril 1837. Duponchel ne le renouvela pas. En apprenant cette grave nouvelle, les Taglionistes s’agitèrent. Les habitués de la loge infernale décidèrent que pendant la dernière représentation de la danseuse, le 22 avril, des gens apostés réclameraient la tête de Duponchel et que de la loge on jetterait sur la scène une tête en carton qui reproduisait très exactement les traits du directeur. Tout était prêt et l’exécution allait avoir lieu, lorsqu’un aide de camp envoyé par la reine Amélie, qui assistait au spectacle, ce soir-là, demanda de sa part qu’on s’abstint de cette manifestation. Il y avait alors une tête (et pas en carton) qui allait tomber, ou du moins on le craignait, celle de Meunier, condamné à mort pour avoir tiré sur Louis- Philippe. Le roi fit grâce à Meunier, les habitués de la loge infernale firent grâce à Duponchel, et aucune des deux têtes ne tomba. 
    La Taglioni reparut à l’Opéra en 1838, en 1840, en 1844. En 1 841, fatiguée, vieillie, elle dansa cette scène de l’ombre, à propos de laquelle Alfred de Musset avait écrit sur son album :

Si vous voulez ne plus danser, 
Si vous ne faites que passer,
Sur ce grand théâtre si sombre, 
Ne courez plus après votre ombre, 
Et tâchez de nous la laisser (5).

    Retirée dans sa villa du lac de Côme près de Mlle Pasta, elle s’y ennuyait. Paris lui manquait. Elle y revint sous le second Empire pour s’y occuper de l’éducation chorégraphique et des débuts d’Emma Livry, en qui elle espérait se survivre. L’Opéra lui offrit un banquet aux Frères-Provençaux, le 2 décembre 1859. Ce fut sa dernière heure de gloire. 
    La Taglioni était encore dans tout l’éclat de sa réputation, lorsque la direction de l’Opéra, lassée de ses caprices, lui opposa une redoutable rivale. 
    Il y avait en 1834 au Théâtre-Royal, à Londres, deux danseuses, deux sœurs, Thérèse et Fanny Essler. On disait que celle-ci, la plus jeune, avait inspiré au duc de Reischtadt une profonde passion. C’était une légende inventée par Mery, pieusement recueillie par quelques journaux allemands, et que ne démentait pas trop la ballerine, parce qu’elle flattait sa vanité (6). 
    Véron apprit que, mal payées, peu connues, elles étaient médiocrement satisfaites de leur situation. Il alla à Londres pour leur offrir un engagement à l’Opéra de 410.000 francs par an. Elles hésitaient. Pour les décider, il les invita à dîner à Clarendon’s hôtel où il était descendu, et, au dessert, un valet apporta sur un plateau d’argent pour une centaine de mille francs de bijoux, de diamants et de perles. Elles se contentèrent de prendre une épingle et une bague d’une quinzaine de louis, mais l’engagement fut signé.     Le 10 septembre 1831, Fanny Essler débuta à l’Opéra dans la Tempête, ballet en 2 actes composé pour elle par Adolphe Nourrit et Coralli, et mis en musique par Schweitzhoeffer (7). Son succès, un peu retardé par ce que son genre offrait d’imprévu, s’affirma dans le Diable boiteux (8), le 1er juin 1836. Elle osa, ce soir-là encore, malgré des résistances et des préjugés qu’elle devinait, être elle-même. Elle parut sur la scène vêtue d’une basquine bordée de pompons, d’un jupon relevé de passequilles, avec un peigne d'écaille dans les cheveux et une mantille assujétie par deux roses, et des castagnettes à la main. A la danse aérienne, idéaliste, de la Taglioni, dans un nuage de gaze et de mousseline, elle osa substituer une danse ardente, passionnée, réaliste, une danse de femme et non de nymphe, celle qu’avaient vainement tenté d’acclimater à Paris. [...]

(1) En 1828, dans la Belle au bois dormant, en 1829, dans la Tyrolienne de Guillaume Tell, en 1830, dans le Dieu et la Bayadère (lorsqu’à la fin de la représentation le régisseur Salomé s’avança pour nommer les auteurs Scribe et Halévy, le public l’interrompit pour réclamer la réapparition de la danseuse), en 1831, le 22 novembre, dans le ballet de Robert le Diable, où elle jouait le rôle de l’Abbesse. 
(2) Le vicomte Sosthène de la Rochefoucauld, directeur des Beaux-Arts, avait imposé, sous la Restauration, aux danseuses, un large pantalon qui dépassait la jupe. En 1832, la Taglioni adopta la jupe courte, le tutu, et le maillot collant, costume employé désormais pour tous les rôles et contre lequel Théophile Gautier, au nom de la couleur locale, protesta, en 1839, à propos d'un ballet donné par des Indiennes. En 1840, à la Porte Saint-Martin, Lola Montés (pour ennuyer, dit-on, un amant qui avait rompu la veille avec elle, mais le public, lui, né s’ennuya pas) dansa sans maillot. Ce fut un grand scandale. On obligea Lola Montés à quitter le théâtre et elle partit pour l’Allemagne où l’attendaient des aventures extraordinaires et qui n’eurent avec l’art dramatique que de très lointains rapports.
(3) En 1835. 
(4) Mémoires d'un Bourgeois de Paris, t. IV, p. 302.
(5) Sur la première page d’un de ses livres qu’il lui envoyait, Victor Hugo avait écrit cette dédicace : 
« À vos pieds, à vos ailes ! »
(6)  Elle avoua cependant un jour à Véron qu’il n’y avait rien de vrai dans cette histoire, V. Mémoires d'un Bourgeois de Paris, t. IV, p. 257.
(7) Thérèse Essler débuta le 1 er octobre dans Gustave III ou le Bal masqué, opéra en 5 actes, de Scribe et d’Auber, dont la première représentation avait eu lieu le 7 février 1833. 
(8) Ballet en 3 actes, de Berat de Gurgy, Adolphe Nourrit et Coralli, musique de Casimir Gide.

Alfred-Édouard Chalon, op.cit.

Théophile Gautier, Reprise de la Sylphide in La Presse du 24 septembre 1838 (extraits).

    L'Opéra, il faut le dire, manque de ballets et ne sait à quoi employer son armée de danseuses et de jolies figurantes ; il paraît que la littérature des jambes est la plus difficile de toutes, car personne n'y peut réussir ; les Mohicans malgré les coiffures en citrouilles creusées, les tabliers en plumes, les tomahauks, les couteaux à scalper, les maillots saumon et tout le luxe de couleur locale que l'on y avait déployé, n'ont fait qu'une courte apparition sur le théâtre la Volière a paru beaucoup trop enfantine et quelques détails gracieux n'ont pu racheter la faiblesse de l'ensemble ; la Chatte métamorphosée en femme, bien que le livret eût été écrit par Charles Duveyrier poète de Dieu et glorificateur de la face du père, bien que les décorations et la mise en scène fussent d'une magnificence curieuse et toute chinoise, n'a obtenu qu'un succès languissant que le talent de Mlles Elssler et Nathalie Fitz-James n'ont pu parvenir à raviver; les reprises de la Fille mal gardée, de la Somnambule, du Carnaval de Venise n'ont eu qu'un intérêt de comparaison sans influence sur la recette et puis comme dit Joshua, le geôlier de Marie Tudor, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l'on fait la guerre et les femmes à qui l'on faisait l'amour à vingt ans ; femmes et opinions vous paraissent bien laides, bien vieilles, bien chétives, bien édentées, bien sottes ; ce qui est vrai des femmes et des opinions l'est encore bien plus des ballets. des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.
    À voir ces vieilleries qui ont charmé nos pères et dont les airs roucoulés par les orgues à tous les carrefours, ont bercé notre première jeunesse, il vient au cœur une espèce de sentiment doux et mélancolique, comme lorsqu'on fouillant dans quelque recoin de tiroir poussiéreux vous retrouvez des jupes gorge de pigeon, des dentelles jaunies, un éventail désemparé, avec une romance de Jean-Jacques Rousseau d'un côté, et une bergerie a la gouache de l'autre, reliques oubliées d'une grand-mère ou d'une grand-tante morte depuis longtemps. Mais ce sentiment tout poétique, quoiqu'il ne soit pas sans douceur, ne suffit pas à remplir une salle d'Opéra ; d'ailleurs le délabrement des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants, visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.
    Il n'y avait donc à l'Opéra qu'un ballet, le Diable Boiteux, ballet très amusant et très spirituel de M. Burat de Gurgy, dont S. M. le roi de Prusse a été si content qu'il a envoyé à l'auteur une magnifique épingle représentant un diable boiteux avec un ventre de diamant, des yeux d'escarboucles et des pieds de rubis, mais ce ballet a eu cinquante représentations et il serait temps de laisser reposer ce succès et de montrer la belle danseuse sous d'autres aspects et d'autres costumes quoique l'on redemande toujours la cachucha avec la même fureur, il ne faudrait pas cependant applaudir exclusivement le babil des castagnettes et la pétulance espagnole, et si courue qu'elle soit, une pièce seule ne forme pas un répertoire.
    Depuis longtemps il était question de faire reprendre les rôles de Mlle Taglioni, la Sylphide, la fille du Danube, par Mlle Fanny Elssler; les Taglionnistes criaient au sacrilège, à l'abomination de la désolation ; l'on eût dit qu'il s'agissait de toucher à l'arche sainte ; Mlle Elssler elle-même, avec cette modestie qui sied si bien au talent, craignait d'aborder des rôles où son illustre rivale s'était montrée si parfaite, mais il ne fallait pas qu'un charmant ballet comme la Sylphide fût rayé du répertoire par des scrupules exagérés ; il y a mille manières de jouer, et surtout de danser une même chose, et la prééminence de Mlle Taglioni sur Mlle Elssler est une question qui pourrait parfaitement se contester.
    Mlle Taglioni, fatiguée par d'interminables voyages, n'est plus ce qu'elle a été ; elle a perdu beaucoup de sa légèreté et de son élévation. Quand elle entre en scène, c'est toujours la blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, la vision aérienne et pudique, la volupté divine que vous savez ; mais, au bout de quelques mesures, la fatigue vient, l'haleine manque, la sueur perle sur lé front, les muscles se tendent avec effort, les bras et la poitrine rougissent ; tout à l'heure c'était une vraie sylphide, ce n'est plus qu'une danseuse, la première danseuse du monde, si vous voulez, mais rien de plus. Les princes et les rois du nord, dans leur admiration sans prévoyance et sans pitié l'ont tant applaudie, tant enivrée de compliments, ils ont fait descendre sur elle tant de plaies de fleurs et de diamants, qu'ils ont alourdi ces pieds infatigables, qui, pareils à ceux de la guerrière Camille, ne courbaient même pas la pointe des herbes ; ils l'ont chargée de tant d'or et de pierreries, la Marie pleine de grâces, qu'elle n'a pu reprendre son vol, et qu'elle ne fait plus que raser timidement la terre, comme un oiseau dont les ailes sont mouillées.
    Mlle Fanny Elssler est aujourd'hui dans toute la force de son talent, elle ne peut que varier sa perfection et non aller au-delà, parce qu'au-dessus du très bien il y a le trop bien, qui est plus près du mauvais qu'on ne pense ; c'est la danseuse des hommes, comme Mlle Taglioni était la danseuse des femmes, elle a l'élégance, la beauté, la vigueur hardie et pétulante, la folle ardeur, le sourire étincelant, et surtout cela, un air de vivacité espagnole tempérée par sa naïveté d'allemande, qui en font une très charmante et très adorable créature. Quand Fanny danse, on pense à mille choses joyeuses, l'imagination erre dans des palais de marbre blanc inondés de soleil et se détachant sur un ciel bleu foncé, comme les frises du Parthénon ; il vous semble être accoudé sur la rampe d'une terrasse, des roses autour de la tête, une coupe pleine de vin de Syracuse à la main, une levrette blanche à vos pieds et près de vous une belle femme coiffée de plumes et en jupe de velours incarnadin; on entend bourdonner les tambours de basque et tinter les grelots au caquet argentin.
    Mlle Taglioni vous faisait penser aux vallées pleines d'ombre et de fraîcheur, où une blanche vision sort tout à coup de l'écorce d'un chêne aux yeux d'un jeune pasteur surpris et rougissant ; elle ressemblait à s'y méprendre à ces fées d'Ecosse, dont parle Walter Scott, qui vont errer au clair de lune, près de la fontaine mystérieuse, avec un collier de perles de rosée et un fil d'or pour ceinture.
    Si l'on peut s'exprimer ainsi, Mlle Taglioni est une danseuse chrétienne, Mlle Fanny Elssler est une danseuse païenne. Les filles de Milet, les belles Ioniennes dont il est tant parlé dans l'antiquité, ne devaient pas danser autrement.
    Ainsi donc, Mlle Elssler, quoique les rôles de Mlle Taglioni ne soient pas dans son tempérament, peut sans risque et sans péril la remplacer partout ; car elle a assez de flexibilité et de talent pour se modifier et prendre la physionomie particulière du personnage.
    L'épreuve de vendredi a montré que Mlle Elssler n'avait pas trop auguré de ses forces en attaquant le répertoire de sa redoutable rivale.
    Le sujet de la Sylphide est un des plus heureux sujets de ballets que l'on puisse rencontrer, il renferme une idée touchante et poétique, chose rare dans un ballet et même ailleurs, et nous sommes charmé qu'il soit remis au théâtre ; l'action s'explique et se comprend sans peine et se prête aux tableaux les plus gracieux, de plus il n'y a presque pas de danses d'hommes, ce qui est un grand agrément.
   [...] Le costume de Mlle Elssler était d'une fraîcheur ravissante ; on aurait dit qu'elle avait coupé sa robe dans le crêpe des libellules et chaussé son pied avec le satin d'un lys. Une couronne de volubilis d'un rose idéal entourait ses beaux cheveux bruns, et derrière ses blanches épaules palpitaient et tremblaient deux petites ailes de plumes de paon, ailes inutiles avec des pieds pareils
    Le nouvelle sylphide a été applaudie avec fureur ; elle a mis dans son jeu une noblesse, une grâce, une légèreté infinies ; elle apparaissait et s'évanouissait comme une vision impalpable, vous la croyiez ici, elle était là dans le pas avec sa sœur, elle s'est surpassée elle-même ; il est impossible de rien voir de plus parfait ni de plus gracieux ; sa pantomime, quand elle est prise par son amant dans les plis de l'écharpe enchantée, exprime avec une rare poésie le regret et le pardon, le sentiment de la chute et de la faute irréparable, et son long et dernier regard sur ses ailes tombées à terre est d'une grande beauté tragique.
    Au commencement de la pièce il est arrivé un petit accident qui n'a pas eu de suite, mais qui nous a alarmé tout d'abord ; au moment où la Sylphide disparaît par la cheminée (singulier chemin par une Sylphide), Mlle Fanny, emportée trop rapidement par le contrepoids, a heurté assez violemment du pied le bois du chambranle.
   Heureusement elle ne s'est fait aucun mal, mais nous prenons occasion de ceci pour nous récrier contre les vols qui sont une tradition du vieil opéra. Nous ne trouvons rien de bien gracieux à voir cinq à six malheureuses filles qui se meurent de peur suspendues en l'air par des fils de fer qui peuvent fort bien se rompre ; ces pauvres créatures agitent éperdument leurs bras et leurs jambes comme des crapauds dépaysés et rappellent involontairement ces crocodiles empaillés que l'on pend au plafond.
    À la représentation au bénéfice de Mlle Taglioni, deux sylphides restèrent en l'air ; l'on ne pouvait ni les descendre ni les remonter toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d'une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n'a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre bien entendu) s'avança sur le bord du théâtre et dit « Messieurs, personne de blessé. Le lendemain les deux sylphides de second ordre reçurent un cadeau de la vraie sylphide. Il arrivera probablement bientôt quelque anicroche de ce genre.

THÉOPHILE GAUTIER

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici. Lors de la première, le vendredi 22 novembre 2024, Ksenia Shevtsova danse la sylphide et Jakob Feyferlik James. Les deux représentations suivantes, le samedi 23 et le dimanche 24 novembre 2024, seront interprétées par Laurretta Summerscales et Julian MacKay ainsi que Madison Young et Jinhao Zhang.

jeudi 21 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Troisième partie

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte que Jules Janin y a consacré en 1845. (Pour lire la première partie, cliquer ici. / Pour lire la deuxième partie, cliquer ici).

Jules Janin (Saint-Etienne 1804 - Paris 1874) fut un écrivain et célèbre critique dramatique français. Il fut élu à l'Académie française en 1870. Il écrivit des articles pour divers quotidiens ou hebdomadaires français. Après 1831, il entra au Journal des Débats où il publia ses critiques pendant quarante années. En 1844, il participa à l'ouvrage Les Beautés de l’Opéra dans lequel il publia sa Notice sur la Sylphide (1).

 Notice sur la Sylphide par Jules Janin

    Un jour, poussé par la fantaisie, la seule muse qui l'ait trouvé docile, notre ami Charles Nodier s'en va visiter les montagnes de lF'Écosse.
   Charmant voyage d'un bel esprit oisif et rêveur, qui s'inquiète fort peu de savoir ce que va dire la Revue d'Édimbourg ! Pâle et douce image d'un poète insouciant qui croit avoir tout fait pour la gloire et surtout pour la joie intérieure, quand d'une course aux pays lointains il rapporte moins que rien, un conte, un rêve, une ballade. Nodier, en effet, rapportait de son voyage en Écosse l'histoire de Trilby : Trilby, c'est le bon génie du foyer domestique, c'est le diable amoureux qui se rencontre dans toutes les mythologies ; c'est le rêve du printemps quand se glisse furtivement, dans la maison réjouie, le premier rayon du soleil ; c'est le rêve de l'hiver, à l'heure solennelle où la famille se presse, grelottante, autour de l'âtre enflammé ! Avec Trilby, le conte charmant de Nodier, un autre artiste, un malheureux artiste, mort d'une façon si tragique, Nourrit lui-même, a composé le ballet de la Sylphide pour le théâtre de l'Opéra, et du ballet de Nourrit, mademoiselle Taglioni a fait son chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre de la légèreté et de la grâce !
    Trilby et la Sylphide, c'est la même ballade ; qui dit l'un, dit l'autre. Trilby, c'est le chant du poète ; la Sylphide, c'est le cadre du tableau ; mademoiselle Taglioni, c'est la poésie, c'est l'image, c'est l'idéal.


    Dans une rustique maison de l'Écosse, à l'heure matinale où chacun dort et repose, le crépuscule de la première heure du jour remplit la maison doucement éclairée ; la fenêtre est fermée au vent du matin ; au coin d'une vaste cheminée, Gurn le montagnard est endormi du profond sommeil d'un berger qui a travaillé toute la journée précédente. James, esprit moins grossier, rêve tout haut d'une belle vision qui l'obsède ; il voit en songe une forme aérienne, une tête au doux sourire, au doux regard. —Ce beau rêve, c'est l'image amoureuse, c'est la fée des campagnes florissantes, c'est le démon de la cabane. Où est-elle? que fait-elle? qu'es-tu devenue, la belle image flottante de mes rêves d'amour ? Est-ce un rêve ? Non, ce n'est pas un rêve, la forme légère danse en effet autour du jeune homme endormi ; « elle bondit avec une joie d'enfant dans les flammes, » dit Nodier ; et dansant, elle parle ainsi, la folâtre : « Les fleurs que tu trouves sur ton passage, c'est moi qui vais les dérober pour toi à nos campagnes enchantées ; les songes qui te plaisent le mieux, moi seule je te les envoie. — Beau jeune homme, pourquoi dormir ? il faudrait aimer un peu le follet de la chaumière ! »
    Tel est le rêve, et enfin la Sylphide a touché de sa lèvre tremblante le front du beau jeune homme ; ce baiser, c'est le réveil. James est debout! Ô bonheur ! Il a senti la lèvre amoureuse, il a entendu le bruit du baiser ! Son front brûle encore ! — Mais qu'est-elle devenue, l'ombre amoureuse ? par quel sentier invisible a-t-elle disparu, l'image charmante ?
   Cependant tout se réveille dans la cabane, on frappe à la porte, c'est la fiancée du jeune homme, fraîche et parée, qui vient dire bonjour à son jeune cousin. Ce jour, en effet, est un grand jour : James et la belle Effie seront mariés tout à l'heure. Les parents sont d'accord, les jeunes filles sont parées ; il y aura fête et gala sur la montagne, et déjà les danses commencent. Par le ciel ! pourquoi être si triste, maître James ? Vous voilà donc amoureux d'un rêve ?
    Sous le baiser de la lèvre idéale, votre front est resté brûlant et soucieux. Dansez donc et soyez gai, dansez et laissez-vous aimer de votre cousine Effie ; dansez, et fi du rêve ! En vérité, laissez-vous faire ; si vous voulez des baisers, vous en aurez, et aussi de tendres paroles, et dans votre main vous aurez une main vivante, non pas une ombre. Ainsi se parle le jeune Écossais à lui-même ; et le voilà, en effet, très occupé de la brune Effie ; il est gai, il est vif, il est amoureux! — Oui, mais dans cette ronde formée, si la robe blanche vient à passer, si le frôlement de l'aile jalouse vient à se faire entendre, si le regard triste et touché du lutin familier brille comme une flamme mouillée, soudain maître James quitte la main d'Effie, il se précipite à la suite du démon qui l'appelle, il ne voit plus que la Sylphide, il la suit de l'âme et du regard ! —
    Les gens de la noce se disent : Il est fou !
   La fiancée se répète tout bas : « Il est amoureux d'une fille invisible! » Elle pleure, et pourtant elle l'aime encore, l'ingrat et le trompeur !
    Resté seul, James appelle à son aide la vision évanouie : ce n'est pas un rêve, elle existe, il l'a vue, il l'a touchée ; elle l'appelle, elle est là, là du côté d'où vient le jour; elle se cache dans les fleurs du jardin. — Alors un grand bruit se fait entendre ; un coup de vent ouvre la fenêtre à demi brisée. — Qui vient d'entrer? c'est la Sylphide ! — Elle a été apportée par le vent printanier ! Elle se détache, blanche et suave jeune fille, de la fenêtre entrouverte ; elle est triste, elle a pleuré, elle a tout vu, elle a vu le triomphe d'Effie et le mariage qui s'apprête ; pauvre fille de l'air, à peine si ses deux ailes battent d'une seule aile.
    Et cependant la voilà qui se laisse attirer aux douces paroles du jeune homme ! Elle obéit au charme qui l'attire ; elle marche comme l'oiseau vole, elle est tremblante ; elle arrive, dansant à la fois comme les Grâces, sautant comme les nymphes, d'un pas doux et léger. Était-elle, en effet, assez charmante et gracieuse et naïve ? Elle arrivait sur la pointe du pied, elle se balançait gracieuse, jetant son corps tantôt à droite, tantôt à gauche. Vous la voyez, elle vous échappe, coquette, malicieuse, naïve, nymphe et lutin, tout l'esprit du rôle ; le récit et l'analyse n'ont que faire en tout ceci ; Charles Nodier lui-même, l'écrivain charmant et railleur, n'est plus rien, comme poète, à côté de mademoiselle Taglioni ; il n'a plus qu'à admirer, à applaudir.
    Ce qui fait le charme de ce petit drame, c'est que la fiction est habilement mêlée à la vérité ; l'idéal tient de très près à la vie réelle; le héros appartient également à la fille de la terre et à la fille des nuages. Une affreuse sorcière aux longs cheveux blancs, à la bouche impie, à la main osseuse, visage ridé et méchant, gâte quelque peu ce frais ensemble; mais le moyen de raconter une chronique de l'Ecosse, et de se passer de la sorcière ? C'est la sorcière qui jette les mauvais sorts, c'est elle qui ouvre la porte aux mauvais rêves, c'est elle qui dérange toujours quelque chose au bonheur des gens heureux ; quand elle passe, la fleur s'affaisse sur sa tige, l'oiseau arrête son chant commencé ; la jeune fille pâlit, le jeune homme le plus hardi veut en vain cacher sa pâleur ; la jeune mère, d'un geste convulsif, presse son enfant sur son cœur : elle est l'ennemie acharnée de la beauté, de la jeunesse. La sorcière n'a jamais été jeune, elle est née à soixante ans, l'âge des femmes de lettres ; elle apporte avec elle l'effroi et la vengeance ; elle se venge de celles qui sont belles, qui sont aimées, de celles qui aiment. Elle est la première qui ait dit à la pauvre Effie : « James, ton jeune fiancé, ne t'aime pas. » Puis elle est partie laissant ce doute cruel dans ce jeune cœur.
    Gurn le butor, le jaloux, l'autre amoureux d'Effie, quand une fois il a bien dormi, ne s'occupe plus qu'à chercher les moyens d'accabler son rival. Il est perfide et fin, il est sournois ; il guette le je ne sais quoi qui va venir ; il est plus clairvoyant qu'Effie elle-même, car de ses gros yeux stupides, mais jaloux, il découvre la légère Sylphide ; il prend ce bel oiseau ailé pour une femme de la terre ; il l'a vue recevoir un baiser, et il s'en va pour avertir la fiancée.
   « Accourez, accourez tous, une femme est là, brillante et parée ; elle m'a vue, elle s'est cachée dans le fauteuil de la grand-mère, sous le plaid du jeune homme. » On accourt ; Gurn est triomphant, James est troublé.
    Effie, d'une main tremblante, soulève le plaid qui cache sa rivale. Ô bonheur! le fauteuil, est vide ! le démon est parti.
    Effie, indignée, accable Gurn de ses mépris, elle rend à son ami ses grâces les plus charmantes, elle est toute prête à l'épouser, elle est heureuse et confiante. Allons, que rien ne trouble ces noces heureuses ! que la fête recommence de plus belle ! Gurn est un méchant qui a menti, un jaloux qui veut tromper Effie ! Il n'a rien vu, il ne sait rien, James n'est amoureux que d'Effie ; reprenez vos danses interrompues. Et, en effet, la danse recommence. Effie est heureuse, James est triste ; Effie s'abandonne à la joie d'avoir un mari, à dix-huit ans, James s'étonne, il hésite, il regarde, il voudrait percer le nuage ; il attend celle qui doit venir, et cependant l'heure approche, il faut marcher à l'autel, il faut donner, à la jeune Effie, l'anneau du mariage. C'est alors, il est temps, que reparaît la Sylphide, invisible et présente, invisible pour tous, excepté pour celui qu'elle aime.
    À cette vue, James oublie toutes choses : plus de mariage, plus de noces, plus d'Effie, la fantaisie l'emporte, la Sylphide est la plus forte. Elle fuit, James la suit à perdre haleine ; l'un et l'autre disparaissent dans le lointain, emportés par la même passion. Charles Nodier vous raconte cela mieux que nous ne saurions faire. « La jeunesse seule a pour « vous le charme de la beauté ; c'est pour elle que vous m'avez quittée, fantaisie de mon sommeil que je n'ai « fait qu'exprimer. »
    Telle est la première partie de ce récit fantastique; l'imagination peut en revendiquer sa bonne part; mais cependant cela ne dépasse pas les limites convenues. Laissez-vous conduire, suivez la fille de l'air dans ses demeures que couvre un vert feuillage.


    Il fait nuit, la nature est en deuil, l'oiseau funèbre prolonge sa plainte monotone; la lune se couvre d'un nuage sanglant. Dans l'endroit le plus sombre de la forêt, à l'entrée de l'obscure caverne, la sorcière accomplit ses incantations magiques; elle accourt, non pas seule, mais suivie de toutes les vieilles du sabbat, et ces horribles femmes s'abandonnent à leur horrible joie tant qu'elle peut aller.
    « Telles sont les fêtes que se donnent les sorcières à certaines époques des lunes d'hiver. Ce sont des rires glapissants et féroces, des éclats de voix singuliers, des chants qui paraissent appartenir à un autre monde, tant ils sont grêles et fugitifs. Ces femmes sont vêtues de tristes haillons souillés de cendre et de sang. Mais enfin, quand l'œuvre de ténèbres est accomplie, se montre dans le ciel rasséréné l'aube matinale, et les horribles vieilles se répandent comme la fumée blanche, emblème du soufre dévoré par la flamme, dans les ombres des bois et dans les nuages du ciel! »
    — Horrible est le beau, agréable est l'horreur. Volons à travers le brouillard et l'air impur ! Ainsi parlent les sorcières de Macbeth.
    Les sœurs du Destin se sont prises par la main, elles vont sans cesse parcourant les terres et les mers, et ainsi tournent, tournent, tournent trois fois. — Trois fois le tigre a miaulé, trois fois le hérisson a gémi. — La sorcière s'abandonne à son incantation magique : œil de lézard, pied de grenouille, langue de chien, fiel de bouc, nez de Turc, et, comme dit Macbeth : - Eh bien ! hideuses vieilles du mystère, des ténèbres et de l'heure de minuit, que faites-vous là? — Une œuvre sans nom!
    — A la fin, l'horrible vieille obtient, de ses enchantements, un talisman de mort, — une écharpe rose à faire envie à toutes les filles de la terre.
    Que sait-on ? c'est peut-être bien une moralité cachée, c'est un enseignement qui pourra profiter aux jeunes coquettes de vingt ans. Hélas! en effet que de jeunes cœurs ont été perdus pour moins que cela, une écharpe ! Que de misères représentent un collier de perles, une escarboucle, une plume flottante, un colifichet d'une heure ! Faites votre profit de cette moralité, jeunes filles qui venez à l'Opéra !
    « Peu à peu, à mesure que vient le jour (c'est toujours Nodier qui parle), les vapeurs du lac élargissent les « losanges flottantes de leurs réseaux de brouillard ; celles « que le brouillard n'a pas encore dissipées se bercent sur l'occident, comme une trame d'or tissée par les fées du lac pour l'ornement de leurs fêtes. C'étaient de petits nuages humides où l'orangé, le jonquille, le vert pâle, luttaient, suivant les accidents d'un rayon ou le caprice de l'air, contre l'azur, le pourpre et le violet. Tout se confondait dans une nuance indéfinissable et sans nom.

   
 « Alors arrive la reine majestueuse de ces rivages; elle sort de ces grottes enchantées où l'on marche sur des tapis de fleurs marines, à la clarté des perles et des escarboucles de l'Océan. »
    Quand elle reparaît cette fois, la Sylphide n'est pas seule, elle conduit par la main ce jeune homme dont elle a été si longtemps l'hôte invisible. Certes, le chemin est difficile, le roc est escarpé, le précipice est profond, à peine si l'épais brouillard qui nous enveloppait tout à l'heure s'est dispersé, chassé par un rayon du soleil. Il faut marcher d'un pas timide sur ces pentes glissantes, sur lesquelles les chasseurs du chamois auraient peine à se bien tenir. Mais notre jeune homme est résolu à tout braver, il obéit à la main qui le guide, où va la Sylphide, il ira ; il est à elle, pour la suivre il a tout oublié, tout quitté, il est son amant, il est son esclave : « Attache-moi comme ton esclave, comme ton hôte, esprit vagabond du foyer domestique, toi qui as rempli mon sommeil d'illusions si douces et si charmantes ; ou du moins, si je n'ai pas de place dans tes domaines, mon amour aérien, rends-moi le foyer d'où je pouvais t'entendre et te voir, la terre modeste de la cendre que tu agitais le soir pour éveiller une étincelle, le tissu aux mailles invisibles qui court sur les vieux lambris, et qui te prêtait son hamac flottant dans les nuits tièdes de l'été. — Reviens, reviens dans ma cabane ; s'il se peut, je ne te dirai plus que je t'aime, je n'effleurerai plus ta robe, même quand elle céderait, en courant vers moi, au courant de la flamme et de l'air. — Je te nommerai tout bas, personne ne m'entendra. —Tout ce que je veux, c'est de te savoir là et de respirer un air qui touche à l'air que tu respires, qui a passé si près de ton souffle, qui a circulé entre tes lèvres, qui ait été pénétré par tes regards ! » Ainsi parle le poète, ainsi danse la fille de l'air ! La fête est grande dans la forêt enchantée ; les sylphides aux blanches ailes traversent l'espace comme autant de colombes amoureuses ; c'est fête partout, dans les arbres, sous les arbres, dans l'eau limpide; nul ne dirait que, tout à l'heure encore, les horribles sorcières s'abandonnaient, en ce lieu, à leurs incantations magiques.
    Autour de la Sylphide, voltigent d'une aile timide et cadencée les sylphides ses sœurs ; l'air est rempli de suaves mélodies, la campagne étend sous leurs pas son tapis de verdure. Heureuse et coquette, et quelque peu épouvantée de son triomphe, la Sylphide s'abandonne à ses poses les plus charmantes. Il fallait voir Mademoiselle Taglioni, dansant le pas du second acte ! Ce pas là était son chef-d'œuvre. Pas une femme ne le danse et ne le dansera, comme elle le dansait. Nous avons vu, dans ce rôle presque impossible, Fanny Elssler toute animée du succès de la Cachuca, Fanny Elssler n'a jamais pu danser le pas du second acte ! — Une belle jeune fille de la Norvège, une enfant de la même patrie, mademoiselle Lucile Grahn est la seule qui ait indiqué, après la Sylphide, le grand pas de la Sylphide. Madame Flora Fahri, élégante et dansante italienne, a pris à mademoiselle Taglioni ce qu'elle a pu lui prendre ; elle a laissé à qui de droit, le pas du second acte.
    Et comme mademoiselle Taglioni était charmante, courant sur les fleurs sans les courber, cueillant les fleurs du rosier, ou découvrant dans le vieux chêne le nid de l'oiseau! « Cet hôte des étés, le martinet, nous annonce que l'haleine des cieux les cherche avec amour. Partout où ces oiseaux nichent et se voient fréquemment, l'air est toujours limpide et pur. »
    Puis tout d'un coup, lorsqu'elle s'est bien montrée dans toutes ses grâces légères, disparaît la Sylphide. — Elle fuit, mais pas si vite qu'on ne puisse l'atteindre, ou du moins qu'on ne puisse entrevoir sa robe flottante et le petit bout de son aile cachée dans le vert feuillage du chêne. —
Puis, quand elle est disparue, quand elle est rentrée là-haut dans son domaine, l'amant de chanter sa complainte amoureuse :
« Où est-elle? Qu'est-elle devenue, la fugitive ? L'amour que j ai pour toi n'est pas une affection de la terre, et tu ne sais pas combien il y a d'amour hors de la vie, et combien cet amour est calme et pur! » Pourtant James est inquiet, il est troublé; il voudrait pouvoir retenir sa douce vision ! Alors reparaît la sorcière, le génie du mal ; l'horrible vieille tient en sa main fiévreuse le tissu funeste auquel ont travaillé d'une main haineuse toutes les sorcières de l'Ecosse, et même celles qui disaient à Macbeth : — Tu seras roi, Macbeth !
— Hélas ! n'écoute pas la sorcière, malheureux ! jette loin de toi ce tissu funeste ; attends que revienne la Sylphide, elle reviendra ramenée par l'amour. En effet, la voilà, tout là-haut dans le nuage, au sommet de l'arbre, sur la pointe de l'herbe qui pousse et qu'elle touche sans la courber ; elle se moque de toi, mon amoureux ; elle te défie de la suivre dans ses domaines aériens ! C'est un défi charmant ; ce sont des câlineries impossibles à raconter. Il y faut mettre bien de la malice et de la grâce : un peu de jeunesse et de beauté n'y saurait nuire ; que le décorateur soit habile à la façon de Ciceri ou de Feuchères, que le musicien s'abandonne à ses inspirations plus charmantes ; le musicien de la Sylphide, nom terrible et difficile à prononcer : Schneitzhoffer. Il a écrit, à propos de cette touchante élégie, de très beaux airs sur lesquels la danse va toute seule. — Cependant, cachée dans son nuage, la Sylphide se rit des efforts de son amoureux. Elle s'amuse de ses inquiétudes, de son dépit ; elle ressemble à la Galathée qui se cache dans les saules du rivage. —Précaution inutile ! On saura bien la prendre au piège ; jeune fille, on saura bien te forcer à revenir sur la terre comme une simple mortelle, ou tout au moins comme fait l'alouette voltigeante, sur le miroir qui s'agite en scintillant. Voici donc la ruse que James imagine. Il fait semblant de ne plus s'inquiéter de la nymphe fugitive ; il n'y pense plus; il va deçà, de là, sans lever les yeux vers le nuage ; en même temps il tire de son sein l'écharpe vomie par l'enfer. — Fraîche écharpe d'un rose vif, frêle tissu printanier qui porte la mort. — En effet, le charme a réussi ; la Sylphide sera prise au piège. Agaçante, agacée, elle arrive, d'un pied mutin, d'un regard curieux, d'un geste timide. — Plus d'une fois l'écharpe échappe à cette main si légère. — 0 malheur! ô maudite soit la sorcière qui a jeté ses haines dans ce frêle tissu ! — Cette écharpe brillante, c'est la mort ! Posée sur cette fraîche épaule, l'écharpe ravage et tue, les deux ailes de la Sylphide tombent, arrachées par une force surnaturelle ; elle-même, la précieuse vision, elle s'affaisse comme fait la fleur que le soc de la charrue a couchée dans le sillon. À peine a-t-elle le temps de dire un dernier adieu, d'adresser un dernier sourire à l'homme qu'elle a tant aimé : — elle meurt pleurante et pleurée ! Elle quitte à regret cette double fête de la terre et du ciel. Elle renonce, non pas sans larmes, à ce jeune homme tant aimé, enfant des montagnes d'Écosse, qu'elle avait entouré de ses tendresses invisibles. Peu de drames sont plus touchants, peu de drames sont plus vraisemblables. — La réalité, dans les arts de l'imagination, se compose de tout ce qui nous trouve crédules. Si vous nous savez plaire et nous tenir attentifs par quelque récit bien inventé, abandonnez à elle-même la fantaisie, laissez la folle du logis agir en maîtresse souveraine, et ne vous inquiétez pas du reste. Voilà le grand mérite des contes bien faits, plus ils sont impossibles et plus nous sommes tentés d'y croire. Les Mille et une Nuits, ce rêve tout éveillé de
l'Orient, il y faut croire et surtout si vous entourez de miracles visibles la lampe merveilleuse d'Aladin. Le poème de Nodier, ce gai Trilby, il faut y croire et surtout quand une belle jeune fille de vingt ans viendra prêter, à cette histoire la grâce et la poésie de sa bienfaisante jeunesse. Le malheur, c'est d'être obligé de raconter ces belles choses à ceux qui les ont vues, peut-être même à ceux qui les ont sous les yeux ; oui, ce soir, dans une belle loge à l'Opéra de Paris, ou à la Scala, ou bien au théâtre Saint-Charles, ou à Pétersbourg, dans la salle resplendissante de toute la puissance impériale.—Allez donc lutter avec le drame étincelant que chacun peut toucher des yeux et du cœur ! Achevons cependant le récit commencé ; c'en est fait, James reste seul sur la terre; son beau rêve lui échappe à jamais, sa douce vision a disparu pour ne plus revenir. — Les sylphides ont emporté leur sœur expirée comme une fleur brisée avant le soir. 
    Quand la Sylphide a disparu dans les airs, la réalité se montre de nouveau. — Là-bas dans le lointain, au son des cloches, au cri joyeux de la cornemuse, Gurn triomphant, conduit à la chapelle du village la jeune Effie déjà consolée. Pauvre James ! et pourtant qui voudrait te plaindre ? Il faudrait plaindre aussi le poète, l'amoureux, le rêveur, le jeune homme, toutes les âmes en peine de l'idéal.
  On parlera longtemps encore de mademoiselle Taglioni la Sylphide, car ces deux noms sont inséparables, et la Sylphide restera comme sa création la plus charmante. Depuis tantôt quinze belles années de succès et de triomphes, ce beau petit récit que mademoiselle Taglioni racontait si bien, nous était une fête toujours nouvelle, la fête des yeux plus que des sens, la fête heureuse et riante, qui ne laisse après elle ni un regret ni un désir. L'Écosse entière a applaudi la Sylphide ; Naples el Pétersbourg, Londres et Stockholm, le Midi et le Nord, les glaces et les fleurs. Jamais concert d'éloges plus unanimes ne s'est élevé sur les pas d'une artiste plus aimée ; mais aussi jamais artiste plus complète ne l'a mieux mérité dans aucun art. Mademoiselle Taglioni est la fille éclatante de la Norvège ; mais c'est Paris qui l'a vue naître, c'est là qu'elle a rencontré ses poses, ses grâces, ses idées les plus charmantes ; c'est à Paris qu'elle a composé ses plus beaux drames : La Révolte au Sérail, la Fille du Danube, la Belle au bois dormant, la Sylphide, sont des créations parisiennes. Pour mademoiselle Taglioni, dans ce chef-d'œuvre qu'on appelle Guillaume Tell, Rossini, quand Rossini s'abandonnait encore à l'inspiration qui est en lui, a composé la jolie chanson et la jolie danse :

Un bel oiseau ne suivrait pas 
Tes pas !

et elle était aussi légère que cette scintillante musique. Pour mademoiselle Taglioni, Meyerbeer le terrible, dans son troisième acte de Robert le Diable, a composé le pas ravissant de cette ombre en peine qui achève la défaite du héros. — Elle seule elle a touché à l'idéal de la passion, elle a fait de la danse un art chaste, même dans son emportement. Naguère encore, quand elle s'est montrée pour ne plus revenir, l'avons-nous vue assez légère, assez charmante, assez sylphide !
    En vérité, il n'y avait qu'elle au monde qui dansât ainsi. Elle était si pâle, elle était si chaste et si triste. En même temps on savait si bien qu'elle était à l'aise, là-haut, sur nos têtes, et qu'elle n'aurait pas de vertiges ! C'était une danse toujours nouvelle, une grâce toujours nouvelle ; nul effort, nulle gêne, tout cela lui venait comme le chant vient à l'oiseau; et quand elle s'arrête enfin, quand elle descend de ce deuxième ciel où elle était si bien, c'est qu'elle ne veut pas nous fatiguer à la suivre plus loin que le nuage rose dans lequel elle se perdait si souvent.
    Portée à ce degré de légèreté et d'élégance, la danse devient, tout à fait, un art digne de tenir sa place à côté des plus beaux arts. Cet art a frappé même les meilleurs esprits et les plus graves. Naguère encore, à propos (qui le croirait ?) de M. de Rancé, le réformateur de la Trappe, M. de Chateaubriand, s'arrêtant dans le récit de ces austérités chrétiennes, se mettait à saluer, d'un sourire jeune encore, la danse de Marie Taglioni, et ce nom-là, inattendu dans un si grave sujet, ajoutait une grâce nouvelle à ce livre tout rempli des plus austères et mélancoliques reflets.

    Il y a dans Shakespeare un passage qui exprime assez bien l'effet produit par une de ces belles représentations de la Sylphide, quand mademoiselle Taglioni dansait de toute son âme et de tout son cœur : « L'air est rempli de bruits, de  sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais nuire. » Mais personne ne saurait dire combien de douleurs mademoiselle Taglioni savait mettre dans le dénoûment de son drame; on eût dit l'agonie d'un beau lis; elle mourait peu à peu, lentement, d'une mort aérienne, l'horrible sorcière regardant d'un œil narquois cette mort funeste. Cependant les sœurs de la Sylphide descendaient des nuages portant le linceul de gaze, et le groupe mélancolique se perdait là-haut dans le nuage silencieux.

JULES JANIN.

(1) Jules Janin, Notice sur La Sylphide, in Les Beautés de l’Opéra, ou Chefs-d’œuvre lyriques illustrés par les premiers artistes de Paris et de Londres, sous la dir. de Giraldon, avec un texte explicatif rédigé par Théophile Gautier, Jules Janin et Philarète Chasles, Paris, Soulié, 1845, 10 part. en 1 vol., ill., 7e partie, p. 3-23 [f. 183-203]. 

Le livre Les Beautés de l’Opéra est disponible sur Gallica, le site en ligne de la BnF. Source du texte et des reproductions.

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici.

mercredi 20 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Deuxième partie

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte qu'André Levinson y a consacré en 1929 dans sa biographie de Marie Taglioni. Pour lire la première partie, cliquer ici.

André Yacovlev Levinson (en russe Андрей (Андрэ) Яковлевич Левинсон) est un journaliste français de danse, né en novembre 1887 à Saint-Pétersbourg et décédé en décembre 1933 à Paris. Critique et historien de la danse érudit, il a su jeter sur la danse un regard neuf et jeter les bases d'une nouvelle réflexion esthétique. En 1929, il publiait une biographie particulièrement bien informée sur Marie Taglioni, dont nous extrayons le troisième chapitre consacré à la Sylphide. (1)
 
Marie TAGLIONI dans La Sylphide
Lithographie de Chalon

LA SYLPHIDE

Ici Taglioni, la fille des Sylphides, 
A fait trembler son aile au bord des eaux perfides. 
                                             Théodore de Banville. 

Avènement du ballet romantique. — Un livret de Nourrit. — Charles Nodier en Écosse. — Trilby ou le lutin d’Argaïl. — Le chef-d'œuvre d’un chorégraphe. — Couleur locale. — « Voleries ». — Eugène Lami et l’origine du « tutu ». — La gloire et la parure. 

    Le 12 mars 1832, Marie Taglioni crée la Sylphide. Alphonse Royer, l’aimable historien de l’Opéra, voit avec raison dans ce ballet la « base impérissable » de sa renommée. Ce rôle résume une vocation ; il efface les ébauches antérieures qui ne sont qu'un acheminement vers ce sommet. La danseuse et le personnage ne font plus qu’un. Qui dit la Sylphide, nomme Taglioni. Elle avait été à l’Opéra comme une sublime intruse, étrangère au génie du lieu : madone gothique sur un socle de style Empire.

    Avec la Sylphide, l’esprit nouveau envahit la scène, plane sur le plateau, s’élance vers le cintre. Nulle révolution dans l’ordre imaginaire ne saurait être plus complète. La féerie supplante la mythologie, et le « ballet blanc » prime l’intermède anacréontique. La danse devient un langage transcendant, chargé de spiritualité et de mystère ; céleste calligraphie, elle n’a plus rien de profane. Des « transports d’enthousiasme » saluent l’avènement de ce genre nouveau. La « première » de la Sylphide est une date à retenir, au même titre que celles de la parution des Harmonies poétiques ou du triomphe de la Barque de Dante. Voudra-t-on taxer une semblable comparaison de surenchère ? Théophile Gautier, qui se connaissait en poésie, vit en Marie Taglioni l’un « des plus grands poètes de notre temps » ; elle fut pour lui « un génie au même degré que lord Byron et Lamartine ». 
    C’est le changement de l’atmosphère et du cadre qui frappe, tout d’abord, dans le nouveau spectacle, le chroniqueur musical des Débats, ce même Castil-Blaze qui avait apprécié avec une si grande prudence les débuts de la Taglioni : « Le romantisme bat en ruine la mythologie d’Homère et d’Hésiode », jubile-t-il. Il est dans le vrai. Le grand Pan est mort ; les dieux sont en exil. Les rondes valsées des esprits élémentaires ont fait fuir la gent capricante des faunes, et le vol nocturne des spectres dolents bannit désormais les ébats enjoués des Jeux et des Ris. Douze ans plus tard, Théophile Gautier relatera en une prose enjouée l’avènement de ce genre inédit : 

« À dater de la Sylphide, les Filets de VulcainFlore et Zéphyre ne furent plus possibles ; l’Opéra fut livré aux gnomes, aux ondines, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux wilis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d’or des Olympes furent reléguées dans la poussière des magasins, et l’on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours roses, car, sans maillot, point de chorégraphie ; seulement on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane ; les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée. » 

    Ainsi, sujet et décor, tout est neuf dans la Sylphide. L’art poétique du romantisme en pénètre la conception ; de quelle façon la mode littéraire s’est-elle infiltrée dans le ballet, genre conservatif entre tous ? L’ouvrage est signé par Philippe Taglioni qui en régla les danses. Rien ne le montre capable d’imaginer et de rédiger un programme de cette qualité poétique. Le compte rendu de Blaze livrait le secret au public sous une forme spirituelle : « L’auteur, qui garde l’anonyme, s’est nourri des bons livres de mythologie septentrionale... » Pour « s’est nourri » on n’a qu’à lire « c’est Nourrit ». Ce livret est ainsi un hommage de l’illustre chanteur, qui devait sombrer bientôt dans la mélancolie et le suicide, à la danseuse admirée. 
    Comment s'étaient-ils connus ? Deux mémorables créations avaient servi de lien entre les deux artistes. C'est, d’abord, l’entrée de Taglioni, abbesse de Sainte-Rosalie, à la tête du chœur des nonnes défuntes, qui, dans le Robert de Meyerbeer, décide le ténor à se donner au diable. Et dans le Dieu et la Bayadère, opéra-ballet de Scribe et Auber, Taglioni-Zoloë se fait aimer à force d’éloquence muette par l’Étranger-Nourrit. C’est ensemble qu’ils sont ravis au ciel d’Indra par un appareil ingénieux faisant bascule. 
    Ce n’est pourtant point de son propre fonds qu’Adolphe Nourrit a tiré le scénario de la Sylphide. On ne lui doit que l’adaptation libre au théâtre lyrique d’un ouvrage qui avait joui, dix ans plus tôt, d’une vogue considérable : le Trilby, de Charles Nodier, précurseur et intermédiaire littéraire, futur bibliothécaire de l’Arsenal, l’hôte et l'âme du premier Cénacle. Et c’est encore Nourrit qui tirera de Shakespeare le livret de la Tempête, signé par le chorégraphe Coralli. De tous les pays où vagabondait l’imagination romantique en quête de l'étrange et du pittoresque, l’Écosse jouissait du plus grand prestige. C’était la farouche patrie des Waverley Novels. Nodier entreprit un pèlerinage en ce fief de sir Walter Scott ; nous possédons une relation de ce voyage ; Nodier en rapporta aussi Trilby ou le lutin d’Argaïl, nouvelle écossaise, idylle féerique, fleurant son terroir, et pourvue d’un dénouement macabre. Les chastes amours de Trilby, le malicieux follet du foyer, et de Jeannie, la gente batelière du lac Beau, firent rêver les jeunes filles du temps jadis. Les « Revues de fin d’année » n’existaient qu'à l’état embryonnaire, en l’an de grâce 1822. Néanmoins, le théâtre s’empara de cette « actualité » littéraire. Scribe en tira, pour le Gymnase-dramatique, un vaudeville ; le Vaudeville riposta par une comédie en un acte coupée de couplets. Le théâtre des Variétés leur opposa une nouvelle variante, et le Panorama-dramatique railla les compétiteurs dans les Trois Trilby, folie en un acte : tout cela au cours d’un seul mois. 
    La version de Nourrit ne conserve du récit de Nodier que les impondérables : l’ambiance, la couleur. On ne vit pas à l’opéra le « joli lutin de la chaumière sautiller sur le rebord de pierres calcinées avec son petit tartan de feu et son plaid ondoyant couleur de fumée ». Les rôles se trouvèrent renversés. C’est James Reuben, paysan écossais, qui est hanté par un être impalpable, auréolé de liliales mousselines : la Sylphide, Taglioni. 
    Le livret abonde en situations gracieuses. Et pourtant, « il n’est pas aisé d’écrire pour les jambes », comme dit à bon escient Gautier. 
   « Mon frère, on ne court pas deux lièvres à la fois... » 
   « Ce proverbe, mis en vers par Fabre d'Eglantine, remarque malicieusement un critique contemporain, a été paraphrasé par l’auteur du programme. » Ces deux lièvres sont la réalité et le rêve, et c’est pour le rêve que prend parti la philosophie romantique. James aime Effie, la brune paysanne ; il est aimé de la Sylphide, le pâle démon familier. Qui des deux l’emportera ? James suivra la Sylphide dans son royaume aérien. Les maléfices d’une sorcière shakespearienne feront de lui le meurtrier de la frêle bien-aimée. La vie se venge sur le rêveur dans ce dénouement tragique. Mais l’esthétique du rêve triomphe tout au long du spectacle. La Sylphide est le prototype du ballet romantique. Les autres poèmes dansés par Taglioni ne font que varier sa donnée « dualiste ». La Fille du Danube n’y apporte que des nuances de couleur locale. Gautier s’inspirera pour sa Giselle de la même situation. Petipa n’en fera pas autrement pour sa Bayadère ; dix chefs-d’œuvre seront coulés dans le même moule ! 
    Ce qui décida du succès en 1832, c’est qu’on « vit paraître souvent la virtuose favorite du public ; la pièce est faite pour Mlle Taglioni ; c’est elle que l’on cherche, c’est elle qu’on attend ». Les thèmes de la ballade populaire ne servent que de ritournelles à la sublime élégie de sa danse.
    Dès le lever du rideau, la Sylphide est en scène, agenouillée auprès de James qui sommeille dans un fauteuil ; une lithographie d’après le tableau de Lepolle, le costumier de Robert le Diable, ainsi qu’une admirable estampe de Chalon, traduisent la tendresse de cette berceuse mimée. Le dormeur est éveillé par « le baiser de la lèvre idéale » ; aussitôt la vision disparaît. À deux autres reprises, la Sylphide apparaît pendant le premier acte ; tantôt elle se détache, blanche et suave, de la fenêtre ouverte, tantôt elle sort de l’âtre de la cheminée et se mêle, invisible, au bal des fiançailles et à la gigue des montagnards. Ces épisodes ne sont que des pas dits « d’action », participant de la mime ; nous sommes en plein drame. Le deuxième acte, où s’épanouit le ballet blanc, est dominé par le surnaturel. La danse y règne. Tout un léger bataillon de sylphides aux ailes bleues et roses paraît, écartant les branches des arbres. Les filles de l'air voltigent d’une aile timide et cadencée autour de leur sœur. Les unes attachent des écharpes dans les arbres et se balancent mollement ; les autres, saisissant le bout des branches, les font plier et en reçoivent un élan qui les soutient en l’air. L’entrée des quadrilles par quatre du fond à l’avant-scène est restée célèbre dans les annales de l’art chorégraphique. Devant le paravent mouvant de cet ensemble se déroule le pas de deux de la Taglioni avec le jeune Mazillier, danseur « intelligent et chaleureux » ; c'est la chasse à l’ombre, poétique jeu de cache-cache, qui sert de thème à ce duo ; c'est elle maintenant qui se dérobe ; c’est lui qui la poursuit en vain. 
    Taglioni danse... Comment danse-t-elle ? « Ce pas est un chef-d'œuvre, proclame Jules Janin dans son étude pour les Beautés de l'Opéra. Pas une femme ne le danse et ne le dansera comme elle le dansait... » Mais que faisait-elle de ce rôle « presque impossible ? » « Elle arrive, nous dit encore le même auteur, dansant à la fois comme les Grâces, sautant comme les Nymphes, d’un pas doux et léger. » Voilà bien des « topos » dont nous ne tirerons pas grand’chose. Le récit et l’analyse n’ont que faire de tout ceci, avoue d’ailleurs le critique désemparé. Castil-Blaze s’en tiendra de même à 1' « étonnante légèreté de sa danse » et « au charme de ses poses ». De rares indications nous la montrent « courant sur les fleurs sans les courber » ou découvrant dans un vieux chêne le nid de l’oiseau. Mais, où la parole se trouve en défaut, l’image s’y substitue utilement. L’iconographie du rôle est fort riche. La célèbre lithographie en couleur d’Achille Devéria nous montre la Sylphide de face, accourant vers la rampe par des « jetés » très enlevés ; la suite de Chalon, peintre suisse établi en Angleterre, est d’une rare justesse d’observation, comme aussi les croquis du Russe Bassine. Une analyse technique de ces documents n’est pas, ici, à sa place. Tous nous montrent ou bien l’envol impondérable souligné par le flottement de quelque voile ou encore des « équilibres » sur la pointe tendue ; sous l’enveloppe diaphane, une armature d’acier ; sous le bouillonnement de la mousseline, une pureté géométrique du dessin. Toujours l’essor saltatoire est animé par le jeu nuancé des bras... « Je n’ai pas rêvé ce démon-là », se serait exclamé Charles Nodier. 
    Mais la fatalité guette. L’écharpe de la sorcière posée sur la fraîche épaule fait tomber les ailes (« qui lui étaient inutiles, » dira un galant chroniqueur) de la Sylphide. Elle s’en va mourante dans les bras de James désespéré. L’entomologiste Fabre eût attesté la vraisemblance de cette mort. Les fourmis vierges ont des ailes qui leur tombent dès qu’elles ont aimé. La nature a tout prévu, même les dénouements du ballet. La pièce s’achève par l’assomption miraculeuse de la douce victime. Les sylphides couvrent avec l’écharpe le visage de leur sœur et l’emportent dans les airs ; de petits sylphes la soutiennent en lui baisant les pieds. Cette « volerie » opérée à l’aide de douze fils de laiton est un procédé cher à la mise en scène romantique ; dès 1815, Didelot s’en servit dans le « ballet volant » de Zéphyre et Flore (2).  Mais l’étoile se laissait d’habitude remplacer par une figurante dans ces dangereux exercices. Cette fois-ci on vit Taglioni elle-même s’envoler vers les frises, à travers les arbres peints par Cicéri. 
    L’audacieuse manœuvre ne devait pas toujours réussir sans accroc. À une des représentations, deux sylphides restèrent en l’air ; l’on ne pouvait ni les descendre ni les remonter ; toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d’une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n’a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre, bien entendu), s'avança sur le bord du théâtre et dit : « Messieurs, personne de blessé. » Mieux renseignés que le chroniqueur, son contemporain, nous pourrions citer, pour le moins, trois autres harangues de la Sylphide, d’ailleurs aussi laconiques que celle-là. (3)
    L'engouement pour la couleur locale, qui est celle de Rob-Roy ou de Montrose, contribua, certes, au « merveilleux succès » dont témoignent les gazettes. Le jour même de la création, Furne faisait paraître certaines « vues pittoresques d’Ecosse », gravées par les frères Johannot. C’est Pierre Cicéri qui exécuta les décors. Ce peintre qui avait dessiné, sous l’Empire, aux côtés d’Isabey, des maquettes linéaires comme des épures, s’était prodigieusement adapté à la nouvelle manière d’être. Le décor du deuxième acte, fond de paysage rocheux aperçu à travers les arbres, fit crier au miracle : c’était le diorama à l’Opéra ! Les effets de lumière, pendant le sabbat des sorcières, amusaient et charmaient; l'éclairage au gaz n’avait rien perdu de sa nouveauté : à la Comédie-Française on jouait encore sinon aux chandelles, du moins devant les lampes à huile. Le nom d’un autre artiste est intimement attaché à la légende de la Sylphide. C’est Eugène Lami, élève du baron Gros, dont les gouaches et les vignettes évoquent les fastes de la monarchie de juillet. Il avait déjà dessiné pour l’Opéra les costumes de la Tentation ; en habillant Taglioni, il fixa la formule vestimentaire du ballet romantique. Lamy coupa le vêtement qui fait le moine. 
    À l’instar du tragédien Talma, Gardel avait, sous l’Empire, introduit à l’Opéra la réforme davidienne. Les danseuses arboraient la tunique à la grecque aux plis drapant le corps en en suivant la ligne. Eugène Lami invente le « tutu » proprement dit, juponnage en mousseline qui fait bouffer la jupe de crêpe blanche. Cloche ou corolle renversée, ce costume permet à la danseuse de « dégager » avec ampleur ; il favorise le saut et le parcours. En même temps, cette nuée de gaze candide dégage une virginale poésie. Aucun ornement ne l’alourdit, à peine un bouquet cachant chastement la séparation des seins. Une couronne de fleurs posée sur les cheveux, un triple rang de perles au cou, des bracelets assortis, un étroit ruban bleu de ciel entourant la « taille guêpée » parachèvent la séraphique silhouette ailée.
  Nous avons failli oublier un homme, pourtant associe au succès de la Sylphide. C'est le bon Schneitzhœffer dit Chênecerf, professeur au Conservatoire, qui, pour employer un joli solécisme de l’époque, avait «musiqué» le ballet. Castil-Blaze raffole de 1' « excellente musique » de Schneitzhœffer, homme au nom balzacien, et la prône comme « infiniment remarquable ». Gautier vantera cette musique de ballet comme une des meilleures qui existent. Seul, le nom du compositeur, hérissé de consonnes, l’aurait voué à l’oubli. (4) Attenterons-nous à cette gloire déjà si caduque ? S’il a emprunté à Paganini l’air de la sorcière, qu'importe ? Ses mélodies ont su émouvoir la Taglioni. 
    Ce que fut l’impression produite par l’ouvrage et la protagoniste, mille petits faits l’attestent mieux que d'officieux éloges. Blaze venait de lancer le verbe : « taglioniser » ; Janin emploie « sylphide » comme adjectif. Suprême effet de la renommée, Marie Taglioni influence jusqu'à la parure (5). La maison Beauvais crée un « turban Sylphide ». On trouve dans la sévère Vie de Rancé du septuagénaire Châteaubriand, une allusion attendrie aux « danses aériennes de Mlle Taglioni ». Victor Hugo tourne le madrigal pour elle et lui « dédicace » un livre en ces termes : À vos pieds, à vos ailes. Mais ces hommages augustes sont moins probants pour l’historien que telles estampes de Grèvedon qui nous montrent la Parisienne de 1832 coiffée « à la Sylphide ».

Adam t’ouvrit un nouveau monde, 
Un palais de cristal sous l’onde,    
Sylphide de l’air et des eaux          
 Méry       

    Désormais l'identité de Taglioni est, pour ainsi dire, abolie ; elle se confond avec l’image de la Sylphide qui est comme son « corps astral ». Elle créera maints autres rôles. Mais aucun de ces avatars successifs ne prévaudra contre cette suprême incarnation de son être, sauf, peut- être, celui de la Fille du Danube, en 1836; mais [...] ce ballet n’est qu’une variante du sujet initial, pétri dans la même substance spirituelle que la Sylphide.

(1) André Levinson, Marie Taglioni (1804-1884), Félix Alcan (Paris), 1929
(2) Didelot n'employa que deux danseurs volants ; Taglioni, douze.
(3) Charles Maurice prétend qu’à la même représentation Taglioni est « très bourgeoisement tombée », incident que ce fieffé menteur commente avec joie.
(4) Le musicien, personnage facétieux et enclin aux mystifications, se résignait, avec le sourire, à cette singulière infortune. Il mettait sur ses cartes de visites ce texte ironique : Schneitzhœffer (lisez Bertrand). 
(5) « A l’imitation de Marie Taglioni, dont il faut bien savoir en effet que l’influence fut alors considérable, nous apprend M. Louis Maigron dans son ouvrage sur le Romantisme et la mode, on mettait toutes sortes de fanfreluches aux robes et aux corsages pour rendre la toilette froufroutante et vaporeuse : berthes, tabliers, écharpes en dentelle, voiles de blonde ; tout est combiné pour donner à la femme un air d’idéale séraphicité; »

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici.

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