vendredi 31 janvier 2025

Une distribution stellaire pour la reprise d'Un ballo in maschera à l'Opéra de Munich



Composé en 1858 pour Naples, l'opéra basé sur un livret d'Eugène Scribe pour Daniel Auber,, Gustave III, ou Le Bal masqué n'a pas pu y être représenté pour des raisons de censure ; après un remaniement en profondeur, il a été créé à Rome quelques mois plus tard. Le livret s'inspire des événements qui ont accompagné l'assassinat du roi Gustave III de Suède au cours d'un bal masqué donné à l'opéra royal de Stockholm en 1792. Mais voilà l'assassinat d'un roi sur scène était intolérable. L'action fut déplacée à Stettin et finalement à Boston. Le roi était devenu un gouverneur.

Charles Castronovo (Riccardo en 2022)

Mais qu'importe le lieu, le Ballo in maschera met en scène l'habituel triangle amoureux : la soprano est tiraillée entre le ténor et le baryton, qui se trouvent être les meilleurs amis du monde. Mais les apparences sont trompeuses, tous les protagonistes ont deux visages. Riccardo, le gouverneur, célébré comme un souverain épris de justice, fuit ses responsabilités et se réfugie par lassitude dans le monde du divertissement, dont l'attrait culmine dans un jeu suicidaire, il s'exposera au danger. Renato aime Riccardo, son ami, presque plus que sa femme Amelia, qui tente en vain d'étouffer ses sentiments pour Riccardo, mais peut-être plus encore. Ulrica, la diseuse de bonne aventure, est la force souterraine qui évoque chez les hommes une irrésistible envie de mort, jusqu'à ce que la danse sur le volcan culmine dans un bal masqué mortel.

Yulia Matochkina (Ulrica)

La reprise d'Un ballo in maschera de Giuseppe Verdi à la Bayerische Staatsoper a été marquée par le désistement d’Igor Golovatenko et son remplacement par Ludovic Tézier dans le rôle de Renato. On revoit avec plaisir l'intelligente mise en scène de 2016 de Johannes Erath. Le metteur en scène livre une lecture plus psychologique et onirique qu'historique d´un récit qu´il inscrit dans la haute société sans doute américaine, — version de Boston oblige, — de la fin des années 20 et du début des années trente, comme en témoignent les superbes costumes de Gesine Völlm, les fracs et les chapeaux claques des habits de soirées, et les robes charleston du bal masqué, ou les robes de chambre de Renato et de Riccardo. Nous découvrons un monde eschérien qui s'orchestre autour d'un immense lit dont on ne peut dire qu'il est king size puisque l'action se situe dans la démocrate Amérique : le lit est le symbole du pouvoir absolutiste (on se rappellera son importance dans le cérémonial versaillais), celui tant de la conjugalité que de l'adultère. Dans la logique d´un imaginaire issu du cerveau d´un Riccardo rêvant dans son lit, Johannes Erath opte pour l´unité de lieu avec un décor unique conçu par Heike Scheele : une scène circularisée, dont les marbres du carrelage forment un dessin mouvant, entourée d´un rideau de scène fait de fins voilages, qui se peut se déplacer ou s'ouvrir au gré des scènes et qui peut recevoir des projections vidéo en surimpression. Un grand escalier circulaire,  s'enfonce dans la scène à l'une de ses extrémités et à l'autre va se perdre dans les combles. Au centre du plafond on aperçoit un large lit entouré de deux tables de chevet portant des luminaires aux globes d'une opale laiteuse. Erath organise un monde pour partie onirique en noir et blanc qui circule en spirale autour du lit central. Une série de thèmes traversent l'opéra et le structurent comme autant de leitmotivs : entre autres mais particulièrement remarquables le cinéma et la ville américaine nocturne des années 20 et 30 (excellentes projections vidéo de Lea Heutelbeck), le cercle et la spirale de l´espace scénique, du carrelage, du grand escalier et du rideau de voiles, la sphéricité des globes lumineux qui deviennent, lorsqu'Oscar s'empare de l'un d'eux, la boule de cristal de la voyante, la circularité du récit ouroborique avec la présence d'Ulrica en début et fin d'opéra, et enfin le thème du double. Les personnages sont doublés et les scènes sont dupliquées en effet inversé de miroir : Riccardo se démultiplie en un pantin qui au fil de l´action change trois fois de costume, — un pantin de ventriloque, manipulé tant par Oscar que par Riccardo, apparaît en robe de chambre au début du premier acte, en costume de marin pêcheur au deuxième tableau, puis en habit de soirée pour le final. Amelia se voit elle flanquée d'un double joué par une actrice de même stature et de même coiffure, accompagnée de l'enfant, ce qui fat apparaître la mère aux côtés de l'amante et de l'épouse au coeur partagé ; le plafond répète les scènes comme un immense miroir, sauf au dernier acte où le reflet du lit porte un double de Riccardo figé car déjà assassiné. Dans la triangulation amoureuse, la duplicité est évidente dans le chef de Riccardo et d´Amelia, ce qui n´est pas le cas de Renato qui, ami et époux à la fidélité irréprochable, a pour double un Renato jeune et heureux portant sa jeune épouse vers la chambre conjugale. Riccardo est certes le personnage le plus complexe et le plus ambigu de cette mise en scène : s'il se dit à l'abri du danger entouré du rempart de ses fidèles, il est cependant suicidaire et téméraire. Il finit emporté par un destin qu'Ulrica a déjà dévoilé que symbolise encore le bas de sa robe de chambre, décoré d´un imprimé de la Grande Vague de Kanawaga d´Hokusai, une image de l'impermanence du monde où l´artiste saisit l’instant où l´énorme vague est sur le point d’engloutir les frêles esquifs d'infortunés pêcheurs dont l’existence éphémère est soumise au bon vouloir de la nature toute-puissante. L'image convient particulièrement à Riccardo qui se déguise en marin et que son ami est sur le point d'assassiner. Sic transit gloria mundi !

Le grand orchestre bavarois et les choeurs n'ont pas failli à leur réputation d'excellence. Spécialiste du répertoire italien du 19ème siècle, le très verdien et puccinien Andrea Battistoni, très apprécié à Munich, soucieux du soutien aux chanteurs a su restituer le merveilleux tissu instrumental de la partition de Verdi, ses couleurs et ses atmosphères, avec ici des tempos lents dans les passages mélodiques et là une vivacité pleine de vitalité dans les élans dramatiques. Il s'emploie à souligner l'étonnante diversité d'expressions de cet opéra dans lequel les passions exacerbées côtoient des moments comiques, de la danse et le monde étrange, ténébreux et démoniaque de la voyance. 

Nicole Car, Yulia Matochkina et Ludovic Tézier

On retrouve le ténor américain Charles Castronovo, par son père d'origine sicilienne, qui apporte au rôle de Riccardo sa prestance, son élégance et beaucoup de charme, un rôle de sa carrière récente, avec des débuts munichois, lors de la saison 2022/2023, suivis du MET et de Zurich en décembre dernier. Charles Castronovo s'emploie à incarner les diverses facettes du personnage. Il dresse d'abord le portrait du séducteur italien hâbleur et beau parleur, tel que le cinéma des origines l'a représenté. Une première partie plus lyrique et légère dans laquelle le chanteur semble se ménager et rester quelque peu en retrait, ce qui peut se concevoir dans ce rôle éreintant qui comporte près de 80 minutes de présence en scène. Le ténor va monter en puissance au cours de la seconde partie, bien plus dramatique. Il déploie alors toutes les beautés expressives de sa voix au timbre chaleureux et d'un métal léger avec des accents nettement plus élégiaques lors du duo avec Amelia ou dramatiques du final. La soprano australienne Nicole Car, qui vient de livrer il y a quelques jours une Matrena grandiose dans Mazeppa de Clémence de Grandval au Prinzregententheater, fait une prise de rôle triomphale en Amelia. Son jeu de scène est marqué du signe de l'authenticité, avec une intensité dramatique digne des plus grandes tragédiennes. Une Amelia inoubliable dotée d'une technique exceptionnellement maîtrisée qui lui permet d'exprimer la palette nuancée des émotions de son personnage. la voix est merveilleusement puissante avec des aigus d'une sensibilité ciselée. Ludovic Tézier, baryton verdien primus inter pares, arrive tout auréolé de son expérience et de son expertise du rôle de Renato qu'il interprète depuis 2007. Doté d'une présence physique impressionnante il crève littéralement l'écran. La fluidité de sa ligne vocale est toute au service de la construction de son personnage empreint de loyauté et de noblesse morale. Yulia Matochkina arrive tout auréolée encore de son premier prix et de la médaille d’or de la 15ème édition du Concours international Tchaïkovski en 2015. Elle avait déjà interprété Ulrica avec succès à la Scala, un rôle d'Ulrica, qui convient parfaitement à sa tessiture très large de mezzo-soprano, même s'il est défini pour une contralto. La voix est riche, pleine et profonde avec de fort belles couleurs, et capable de belles descentes caverneuses quand elle annonce de démoniaques ténèbres. Membre de l'Opéra Studio bavarois depuis la saison passée, Seonwoo Lee joue avec une pétulance pétillante le rôle en pantalon d'Oscar, un petit être toujours en représentation, une espèce de Spirou en tenue de soirée. Son soprano est un peu léger en comparaison de la puissance des géants de l'opéra qu'elle côtoie, mais on tend l'oreille pour admirer la technique pointue, la délicatesse et la joliesse du chant.

Ce fut une nouvelle soirée triomphale pour cet opéra tellement emballant, dont le seul regret est qu'il se termine .La performance artistique de Nicole Car n'en fut pas le moindre fleuron. S'il n'y a pas de roi à Boston, on a assisté ce soir à un couronnement et la chanteuse trône désormais au Panthéon des plus grandes Amelia. 

Distribution du 29 janvier 2025

Direction musicale Andrea Battistoni
Mise en scène Johannes Erath
Scénographie Heike Scheele
Costumes Gesine Völlm
vidéo Lea Heutelbeck
Lumière Joachim Klein
Dramaturgie Malte Krasting
Chœur Christoph Heil

Riccardo Charles Castronovo
Renato Ludovic Tézier
Amelia Nicole Car
Ulrica Yulia Matochkina
Oscar Seonwoo Lee
Silvano Andrew Hamilton
Samuel Bálint Szabó
Tom Roman Chabaranok

Juge suprême Tansel Akzeybek
Serviteur d'Amelia Dafydd Jones

Orchestre national de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière

Crédits photographiques © Geoffroy Schied (photos 1,3 et 4) et Wilfried Hösl (photo 2)

Prochaines représentations les 1, 5 et 8 février 2025 (places restantes)

vendredi 24 janvier 2025

Le Palazzetto Bru Zane et l'Orchestre de la Radio munichoise ressuscitent Mazeppa de Clémence de Grandval

Nicole Car en Matréna 

La représentation en concert de l'opéra Mazeppa de Clémence de Grandval au Prinzregententheater de Munich est le nouveau fruit de la collaboration entre l'Orchestre de la Radio de Munich (Münchner Rundfunkorchester) et le Palazzetto Bru Zane (1). Cette heureuse coopération qui avait débuté avec Cinq-Mars de Gounod en 2015, fête cette année son dixième anniversaire et sa dixième coproduction. Après Cinq-Mars, ce furent Dante de Benjamin Godard, Proserpine de Saint-Saëns, Le tribut de Zamora de Gounod. L'ancêtre de Saint-Saëns a été présenté en version scénique en 2019,  avec l'Académie bavaroise de théâtre August Everding comme autre partenaire. En 2020, L'île du rêve de Reynaldo Hahn en version concertante et Passionnément d'André Messager. Puis en 2023 Ariane de Massenet et  Ô mon bel inconnu de Reynaldo Hahn. Sept des neuf coproductions sont parues sous forme d'enregistrements live dans la série de livres CD Opéra français sous le label Bru Zane, qui a déjà annoncé la captation et la parution prochaine d'un livre CD Mazeppa.

De cette noble série, Mazeppa est le premier opéra composé par une femme, un fait remarquable dans la seconde moitié du 19ème siècle. L'hebdomadaire musical Le Ménestrel le souligne dans la nécrologie qu'il publia en janvier 1907 :

" Mme la Comtesse de Grandval, née Marie-Félicie-Clémence de Reiset, est morte mardi dernier, à Paris, peu de jours avant d’accomplir sa 77e année. Elle était née, en effet, le 21 janvier 1830. Quoique sa haute situation et son état de fortune ne la fissent considérer que comme amateur, Mme de Grandval était cependant douée, comme compositeur, de facultés assez remarquables et d’une puissance de production assez rare, surtout chez une femme, pour qu’on pût sans complaisance lui accorder ce titre d’artiste, auquel elle tenait si fort. Sous ce rapport même, elle était très ambitieuse et revendiquait sa part avec une sorte d’âpreté, ne se contentant pas de publier ses œuvres, mais recherchant les succès de théâtre, se faisant exécuter dans les concerts et prenant part à des concours dont elle aurait pu laisser l’honneur aux professionnels. Elle avait commencé toute enfant l’étude de la musique, reçut d’abord des conseils de Flotow pour la composition, et plus tard se mit bravement sous la direction de M. Saint-Saëns, avec qui elle travailla pendant deux années. Son éducation terminée, elle se mit à écrire considérablement et accapara en quelque sorte les théâtres. Elle fit représenter ainsi aux Bouffes- Parisiens le Sou de Lise (un acte, 1839, sous le pseudonyme de Caroline Blangy), au Théâtre-Lyrique les Fiancés de Rosa (un acte, 1863, sous le pseudonyme de Clémence Valgrand), à Bade, sur le théâtre de Bénazet, la Comtesse Eva (un acte, 1865), à l'Opéra-Comique la Pénitente (un acte, 1868), au Théâtre-Italien Piccolino (3 actes, 1869), et plus tard, au Grand-Théâtre de Bordeaux, Mazeppa (4 actes, 1892). Dans l’intervalle elle avait pris part, victorieusement, au concours Rossini, où elle avait vu couronner, en 1879, sa cantate la Fille de Jaïre (paroles de M. Paul Collin). Puis elle avait fait exécuter à la salle Ventadour la Forêt, poème lyrique en trois parties (paroles et musique, 1875), et à l'Odéon, dans un concert spirituel, Sainte Agnès, oratorio (1876). Elle s’était exercée aussi dans la musique religieuse, avait écrit deux messes, dont une fut exécutée à l’ancien Athénée, plusieurs motets et un Stabat Mater qu’elle fit entendre dans la salle du Conservatoire en 1870. Elle avait donné encore aux concerts populaires des Esquisses symphoniques. Et ce n’est pas tout; on connaît encore d’elle un trio avec piano, une sonate pour piano et violon, un concertino de violon, des nocturnes pour piano, une Suite pour flûte et piano, des pièces pour hautbois et piano, pour violoncelle et piano, la Fiancée de Frilhiof, scène lyrique et enfin un nombre considérable de mélodies vocales. Et en cataloguant tout cela, ne suis-je pas sûr de ne rien oublier. On voit quelle était l’activité artistique de cette femme bien douée. Mme de Grandval faisait partie de la Société des compositeurs ; jusqu’à l’époque où sa santé fut ébranlée elle assistait volontiers à nos assemblées générales, et elle n’était pas la dernière à réclamer avec insistance sa place sur les programmes de nos concerts."

On lit facilement entre les lignes que le chroniqueur, tout en résumant avec admiration et respect la carrière artistique de la compositrice, tient à marquer l'étonnement qu'avait suscité l'activité artistique d'une femme appartenant à la haute société et ne peut s'empêcher de tempérer son appréciation positive : considérée comme amateur, qui aurait dû laisser sa place aux professionnels, mais cependant douée, avec une puissance de production assez rare, surtout chez une femme, publiant ses premières œuvres sous un pseudonyme, et réclamant avec insistance et âpreté sa place dans le milieu masculin de la Société des compositeurs. Après son décès, l'œuvre de Clémence de Grandval tomba dans l'oubli, la compositrice n'étant plus là pour la défendre et la promouvoir. Son opéra Mazeppa, qui avait triomphé lors de sa création bordelaise en 1892, ne fut jamais monté à Paris, si ce n'est deux ans plus tard dans une version avec accompagnement au piano jouée à la Salle Pleyel. Il fut de son vivant encore produit à Anvers, Marseille, Montpellier et Dijon. Saint-Saëns qui fut son professeur et son ami avait bien résumé la situation de son élève, dont il disait qu'elle aurait certainement été célèbre, n'eût-elle été une femme.

Tassis Christoyannis en Mazeppa

C'est un public nombreux, avisé et curieux qui est venu assister à la version concertante de Mazeppa. Il fut vite électrisé par ce qu'il découvrait. 

À l'écoute, on pénètre en terre inconnue et de nombreux spectateurs se sont efforcés de relier la musique de la comtesse à celle de compositeurs familiers : à l'entracte, on entend citer Gounod, Lalo, Verdi, Saint-Saëns, Massenet ou même Puccini et Wagner. Mais qu'importe, c'est Grandval qu'on découvre. La partition est composée de manière très claire et il est à première écoute très facile de suivre le développement de l'histoire parce que l'instrumentation exprime très clairement le développement dramatique de l'action qui se reflète dans la musique et dessine précisément le contour des personnages. L'intensité des mélodies est remarquable.

Clémence de Grandval a de grandes qualités narratives et descriptives, la théâtralité de sa musique nous permet de visualiser les diverses scènes. Le prélude au ton martial évoque la chevauchée infernale de Mazeppa attaché nu sur le dos d’un cheval excité jusqu'à la fureur qui l'emmène au fond des steppes ukrainiennes. On entend le galop, on imagine la steppe infinie. Plus tard, ce sera le murmure du vent dans les peupliers. Pendant le divertissement du quatrième acte, l'indispensable musique de ballet, ravissante au demeurant, emprunte des motifs au folklore slave. Les scènes de masse sont rendues par les choeurs, avec au départ un chant choral murmuré, avec ensuite la proclamation de Mazeppa comme chef de guerre, puis la célébration  de la victoire de l'armée ukrainienne, avant le terrible retournement de situation occasionné par de la trahison du héros. Le chef estonien Mihhail Gerts, qui ne connaissait rien de l'œuvre de la compositrice avant de s'être vu proposer la direction d'orchestre, souligne l'extrême clarté de la composition. Le Münchner Rundfunkorchester et les choeurs ont admirablement rendu cet opéra qui entrelace l'action historico-politique et une histoire d'amour au lyrisme intimiste rendu par la douce tendresse des violons et plus encore des flûtes.

Ante Jerkunica en Kotchubei 

Comme le chef, Nicole Car a pénétré en terre inconnue en découvrant son rôle, celui de Matréna, la fille du chef ukrainien Kotchoubeï frappée d'un coup de foudre dès qu'elle rencontre Mazeppa. Matréna est une jeune femme amoureuse dans un monde en guerre. Entourée par des hommes, elle est aussi la seule soliste féminine dans un monde masculin. Le rôle est fascinant et la soprano australienne l'a merveilleusement incarné, rendant à la fois la douceur de la jeune femme et sa force intérieure, notamment dans les scènes avec Iskra, dont elle éconduit l'amour, et lors de la scène finale avec Mazeppa. Nicole Car a totalement su captiver le public en lui faisant suivre le développement dramatique et émotionnel de Matréna qu'elle interprète avec passion jusqu'au paroxysme pathétique de la folie finale. La tension monte en flèche lors de la trahison de Mazeppa qui exige de sa bien-aimée un amour inconditionnel et l'oblige à un choix cornélien entre son amant et son père, dont l'impossibilité lui fait perdre la raison. Peut-être peut-on établir un parallèle entre ce personnage féminin isolé, sans pouvoir de décision dans un univers peuplé d'hommes, et celui de la compositrice. À noter que Nicole Car chantera Amelia à la Bayerische Staatsoper à partir du 26 janvier. 

Julien Dran en Iskra

Le rôle-titre est interprété avec une mâle assurance par Tassis Christoyanis qui lui confère une force virile rare, une intériorité et une puissance impressionnantes, mais aussi avec de la douceur dans les parties lyriques exprimées dans les hauteurs de sa voix bien timbrée. Le baryton grec s'est taillé une fameuse réputation en tant qu'interprète de mélodies françaises, qu'il a enregistrées avec le Palazzetto Bru Zane, parmi lesquelles on trouve des œuvres de Gounod  et de Saint-Saëns, deux amis de Clémence de Granval. Le ténor Julien Dran donne un Iskra convaincant et poignant, parfois tendre, alors même que son personnage tortueux n'est pas dénué de fourberie et se montre particulièrement odieux lorsque, lui tendant un piège pour la forcer à se dévoiler, 'il annonce la mort de Mazeppa à Matréna. Le chanteur bordelais a une force d'expression dramatique saisissante et semble se jouer des difficultés du rôle. Le croate Ante Jerkunica apporte les profondeurs ténébreuses de sa voix de basse à l'intransigeant Kotchoubeï qui jette sa malédiction sur sa fille. Enfin Pawel Trojak, qui a consolidé ses classes à l'Opéra studio de Lyon, dresse un portrait musical très remarqué de l'Archimandrite avec les beautés d'un timbre extrêmement séduisant.

La soirée s'est terminée par une longue ovation triomphale où les bravi se mêlaient aux applaudissements et aux trépignements, un hommage rendu tant aux talents des solistes, du chef, de l'orchestre et des choeurs qu'au génie d'une compositrice jusqu'alors inconnue et, hasard du calendrier, dont on fêtait l'anniversaire ce 21 janvier.

L'opéra peut s'écouter jusqu'au 20 février via le site du Münchner Rundfunkorchester. À noter que le livret et le programme sont accessibles en fin de page.

Pawel Trojak en Archimandrite



Clémence de Grandval, Mazeppa, opéra en cinq actes et six tableaux (concertant)

Avec Nicole Car (soprano), Julien Dran (ténor), Tassis Christoyannis (baryton), Pawel Trojak (baryton),
Ante Jerkunica (basse)

Chœur de la Radio bavaroise
Orchestre de la radio de Munich
Mihhail Gerts Direction d'orchestre

Coproduction avec Palazzetto Bru Zane

(1) Le « Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française » a pour mission de de la musique romantique) s'est donné pour mission de mettre en valeur les trésors musicaux français du long 19e siècle, de 1780 à 1920, et de leur faire retrouver le rayonnement qu'ils méritent. Son travail est donc axé sur la recherche, l'édition de CD et de livres CD sous le label Bru Zane, l'édition de partitions et de livres, l'organisation de concerts internationaux et le soutien de projets pédagogiques et de productions CD, en lien avec des institutions internationales. Son siège se trouve à Venise, dans un palais baroque, le Casino Zane, qui date de 1695.

Crédit photographique © Markus Konvalin

samedi 18 janvier 2025

Bicentenaire de Johann Strauss — L'appartement de la Praterstrasse à Vienne, un photoreportage

L'appartement de la rue du Prater à Vienne, une visite incontournable à Vienne pour les admirateurs de Johann Strauss. 

L'appartement de Johann Strauss

Aucun quartier de Vienne n'a été aussi influencé par la présence du Danube que l'actuelle Leopoldstadt.  Dès sa petite enfance, Johann Strauss a vécu à Leopoldstadt (la ville de Léopold), qui a ensuite changé vers 1860 lorsqu'elle a été incorporée à la « Grande Commune de Vienne » : elle est devenue une ville métropolitaine dans cette zone de tension tripolaire du Danube encore sauvage. 

C'est dans cet appartement que Johann Strauss II a composé l'un des morceaux de musique les plus célèbres au monde : « Sur le beau Danube bleu » (Opus 314), plus connue sous le nom de “Valse du Danube”. Strauss a emménagé dans cet appartement du premier étage de la Praterstraße dans les années 1860, signe visible de son immense succès et de sa carrière légendaire.

Issu d'une dynastie de compositeurs de valses, Strauss a commencé sa carrière en jouant de la musique de danse et de marche. Dirigeant son propre orchestre, il est rapidement devenu une star internationale, effectuant des tournées à guichets fermés en Europe et en Amérique.

Plus tard, il s'est consacré à l'opérette, écrivant des pièces durables telles que « Die Fledermaus » et devenant une figure de proue de ce nouveau genre.

L'exposition organisée dans l'ancienne demeure de Strauss retrace la vie et l'œuvre du compositeur. Outre des documents, des objets et des portraits du « roi de la valse », elle présente un piano Bösendorfer et un violon Amati provenant de sa collection personnelle.

La valse viennoise

Elle connut son apogée lors du Congrès de Vienne en 1815. Joseph Lanner et Johann Strauss I lui ont donné ses lettres de noblesse avec leurs mélodies au rythme particulier pendant l'époque Biedermeier. Johann Strauss II la transforma en musique symphonique. Elle devint représentative de la musique viennoise de la seconde moitié du 19ème siècle.

                                                                         Photoreportage

Aquarelle de Karl Zajicek
54, Praterstrasse Wien

Piano Bösendorfer 1896

Essuie-plume


Les compositeurs de la valse viennoise
Aquarelle de Theodor Zasche (1892)

Proposition de sauvetage de l'État
in Kikeriki (1881)

Offenbach ou Strauss ? (in Figaro, Wien, 1872)

Joseph et ses frères (Josef, Johann et Eduard Strauss)
in Der Zeitgeist 1869

Caricature de Franz Gaul vers 1880

in Kikeriki 1874

Arrivée au paradis des compositeurs
Theo Zasche

Violon Amati (Crémone 1612)

Orgue de salon (harmonium, 1882)


Caisson pour cartes à jouer




Johann Strauss en 1853
par Joseph Kriehuber

Pupitre debout (1883/1884)

Mère de Johann Strauss

Maison de naissance à Vienne St. Ulrich

1870-1878 Maison de Strauss à Hietzing, que Strauss ne voulut plus habiter
après la mort de sa femme Jetty. C'est ici qu'il composa Die Fledermaus.

Villa Erdödy à Bad Ischl,d'abord louée par Strauss puis acquise en 1897
en copropriété avec son beau-frère Joseph Simon.

Avec Adele,  sa 3ème femme

Avec Jetty, sa 1ère femme

Partie de tarot à Bad Ischl en 1898


Strauss dirigea l'orchestre du Grand Opéra de Paris en 1877
lors de la saison des bals, in Illustrierte Zeitung

Au Coliseum de Boston (30000 spectateurs ! ) en 1872 à l'occasion du
World's Peace Jubilee and International Music Festival
Strauss y dirigea 16 concerts en 3 semaines


Le Vauxhall à Pavlosk (1855)
Strauss y dirigea l'orchestre de mai à octobre 1856 à 1865, puis en 1869

au Volksgarten de Vienne en 1853. Lithographie de Franz Kaliwoda.

Photo Angerer à Vienne. Strauss se rasa la barbe vers la fin des années 1880
pour ne garder que la moustache.




Portrait de jeunesse

Strauss peint en 1888 par August Eisenmenger

Masque mortuaire de Johann Strauss décédé le 3 juin 1899

Crédit des photos Luc-Henri Roger. Les droits appartiennent au © Wien Museum.

samedi 11 janvier 2025

Mazeppa de Clémence de Grandval au Prinzregententheater ce 19 janvier 2025

Photo de Mihhail Gerts© Kauko Kikkas

Les concerts du dimanche du  Münchner Rundfunkorchester (Orchestre de la Radio de Munich) proposent de redécouvrir des opéras moins connus ou oubliés. Ce dimanche 19 janvier, l'orchestre  a choisi de présenter l'opéra Mazeppa de Clémence de Grandval, en coproduction avec le Palazzetto Bru Zane. Le concert est retransmis en direct à partir de 19H05 sur BR Klassik. 

Présentation du Münchner Rundfunkorchester

Les femmes ont marqué l'histoire de l'opéra non seulement en tant que chanteuses, mais aussi en tant que compositrices, et ce dès l'âge d'or de cette forme d'art. Il est grand temps de rendre hommage à leurs œuvres ! La Française Clémence de Grandval a été formée, entre autres, par Camille Saint-Saëns. Dans Mazeppa, elle décrit avec brio l'ascension et la chute du héros en titre, un personnage haut en couleur qui a déjà inspiré Tchaïkovski, au milieu de la lutte pour la liberté des cosaques, de la trahison et de la condamnation. L'opéra fut créé au Grand-Théâtre de Bordeaux en avril 1892.

Programme

Clémence de Grandval, Mazeppa, opéra en cinq actes et six tableaux (concertant)

Avec Nicole Car (soprano), Julien Dran (ténor), Tassis Christoyannis (baryton), Pawel Trojak (baryton), 
Ante Jerkunica (basse)

Chœur de la Radio bavaroise
Orchestre de la radio de Munich
Mihhail Gerts Direction d'orchestre

Coproduction avec Palazzetto Bru Zane

Décor du 2ème acte in Le Monde illustré du 23 avril 1892

Pour préparer cette soirée, nous avons retrouvé les textes de présentation donnés par le journal des concerts La soirée bordelaise du 24 avril 1892, ainsi qu'une série d'extraits de textes journalistiques commentant  la partition.

Mazeppa, un article de La soirée bordelaise

MAZEPPA

Le Grand-Théâtre de Bordeaux donne la première représentation d’un opéra inédit en 4 actes et 6 tableaux ; Mazeppa, dont la musique est de Mme de Grandval et les paroles de MM. G. Hartmann et Ch. Grandmougin. 

Cet essai de décentralisation artistique est un véritable événement pour notre ville, la Soirée bordelaise croit donc devoir donner le résumé de cet ouvrage et la biographie des auteurs. 

Mazeppa se passe en Ukraine, vers la fin du XVIIe siècle. Nous ne rappellerons pas la légende de Mazeppa, lié sur le dos d’un cheval sauvage. Après une course effrénée à travers les forêts et les steppes, le cheval, épuisé de fatigue, est tombé inanimé en pays d’Ukraine. Le premier acte nous montre Mazeppa étendu à ses côtés, exhalant sa plainte et sa douleur. Il entend les voix des Ukrainiens se rendant au travail ; il les appelle à son aide, Matrêna, la fille de Kotchoubey, guerrier et noble de l'Ukraine, a, la première, entendu ses cris ; elle accourt, le réconforte et le console. Matrêna a devancé dans 1a steppe son père, le vieux chef de tribu ; celui-ci s’avance à son tour vers Mazeppa, le Polonais rejeté de sa Patrie. Sur l’invitation du vieux chef ukrainien, i1 restera au milieu de ses nouveaux amis, et, pour se venger d’un rival cruel, il luttera, s’il le faut contre son propre pays. L’occasion ne tardera pas à se présenter, car les Ukrainiens veulent secouer le joug de la Pologne. Le chef désigné d’avance de ce soulèvement est Kotchoubey, le père de Matrêna ; mais le vieux patriote ne se sent plus la force nécessaire pour conduire ses hommes à la victoire, il désigne au choix de ses compatriotes l'étranger Mazeppa, dans lequel une inspiration superstitieuse lui fait voir un nouveau chef envoyé par le ciel. Ce choix inattendu est vivement combattu par Iskra, jeune soldat de l’Ukraine, qui depuis longtemps aime Matrêna en secret. Iskra demande que le drapeau de la patrie soit mis entre les main d’un enfant de l’Ukraine. Malgré ce noble appel aux sentiments patriotiques de la nation, la voix du vieux capitaine l’emporte sur celle du jeune soldat. Au premier tableau du deuxième acte, Matrêna et ses compagnes viennent offrir des fleurs à l’autel de la Madone et des Saintes Images. Elles prient pour le salut de la patrie. La prière de Matrêna est pour Mazeppa, qui occupe déjà toutes ses pensées. Le vieux Kotchoubey fait partager sa confiance à sa fille, qui, dans un moment de douce quiétude, évoque les tendres souvenirs de son enfance ; elle chante une gracieuse berceuse, qui a été écrite spécialement pour la créatrice du rôle, Mme Bréjean-Gravière. Iskra survient, et, dans l’espoir que Matrêna trahira son secret, il lui annonce que l’armée est victorieuse, mais que Mazeppa a trouvé la mort dans les combats. Matrêna ne se contient plus, elle éclate en sanglots et en imprécations ; elle n’a jamais aimé Iskra, qui a pris pour de l’amour ce qui n’était qu’une amitié fraternelle ; elle ne sera jamais sa femme, et puisque Mazeppa a cessé de vivre, elle peut l’avouer maintenant, c’est lui, c’est lui seul qu’elle aimait ! Mais au dehors des cris de triomphe se font entendre. Mazeppa n’est pas mort. Il revient au contraire vainqueur. Matrêna est dans la joie. Le deuxième tableau du deuxième acte représente la grande place de Poltava. Les hymnes de gloire retentissent de toutes parts : c’est l’apothéose de Mazeppa le libérateur de l’Ukraine. Seul Iskra ne prend pas part à l’allégresse générale. Il a acquis la certitude que Mazeppa, cet aventurier traître à sa patrie, contre laquelle il vient de porter les armes, trahissait déjà la vaillante Ukraine et cherchait l’appui du roi de Suède pour renverser le tzar, auquel il veut ravir la puissance et le trône. « Amis, on vous trahit ! crie-t-il à la foule qui se répand sur la place ; Mazeppa vainqueur n’est pas la délivrance, il flatte l’espérance de nouveaux oppresseurs. Mort au vainqueur de la Pologne, au traître ! » « Eh bien ! frappez donc ! répond Mazeppa paraissant sur le seuil de l’église ; frappe, peuple qui vient de me bénir. Frappe-moi ! Est-ce donc un crime de vous avoir sauvés de l’abîme et délivrés de l’esclavage ? Avez-vous sitôt oublié vos allégresses, les Kosaks glorieux, les Polonais soumis ? Et ne voyez-vous pas que je suis rouge encore du sang de vos ennemis ? » Les deux tableaux de l’acte suivant nous montrent Mazeppa — sûr de l’appui de la foule et confiant en l’amour de Matrêna qui ne voit et ne respire que par lui — couronnant sa trahison. Mazeppa boit avec ses nouveaux alliés les Suédois. Au milieu de l’orgie passent le vieux Kotchoubey et les fidèles Ukrainiens qui ont trop deviné les infâmes menées de Mazeppa et que ce dernier envoie à la mort. Au même instant paraît Iskra; il est porteur des volontés suprême du tzar. Celui-ci connaît la trahison de Mazeppa qui devient, sur ses ordres, le prisonnier d’Iskra, et qui est dépossédé de toutes les faveurs indignement conquises. Mazeppa veut en vain résister ; maudit par tous, il s’enfuira détesté. Matrêna veut implorer son père. « Sois maudite comme lui, s’écrie Kotchoubey, maudite à jamais ! » Au dernier acte, Mazeppa, seul, anéanti, est étendu presque au même endroit de ce même steppe où, sanglant, évanoui, Matrêna l’a jadis rencontré. Matrêna erre également dans ces vastes steppes témoins autrefois des jeux de son enfance et plus tard de ses sombres amours. Elle erre inconsciente, privée de raison. Mazeppa, dans une dernière angoisse, veut essayer de reconquérir le souvenir de celle qui l’a tant aimé. Elle le reconnaît, le repousse et, dans un suprême éclair de raison, s’écrie : « Sois éternellement maudit par tout un peuple et., par moi ! » Elle chancelle! Elle est morte! Et l’irrémissible néant s’ouvre pour Mazeppa, ce réprouvé de l’honneur et de l’amour!

Les auteurs de Mazeppa

Mme De GRANDVAL 

Marie -Félicie- Clémence de Reiset, vicomtesse de Grandval, compositeur et l’un des membres les plus actifs de la jeune école française, est née au château de la Cour-des-Bois (Sarthe), propriété de Reiset, le 21 janvier 1832. Quoique sa haute situation et son état de fortune aient pu, au début de sa carrière, faire considérer Mme de Grandval comme un amateur, on s’est vite aperçu qu’elle était douée de facultés assez remarquables et d’une puissance de production assez rare, surtout chez une femme, pour qu’on puisse sans complaisance lui accorder le titre d’artiste. Dès l’âge de six ans, elle étudiait la musique et à douze ou treize ans elle s’exerçait déjà à la composition sous la direction de M. de Flotow qui était au nombre des amis de sa famille. Celui-ci ayant quitté la France peu d’années après, laissa incomplète l’éducation de son élève qui cependant se mit à composer de la musique instrumentale, d’assez nombreuses mélodies vocales, et à ébaucher quelques opéras, mais ces essais étaient fort imparfaits, et bien des années furent perdues pour elle, par suite de son inexpérience, dans l’art d’écrire et d’instrumenter. Cependant, Mlle de Reiset, devenue vicomtesse de Grandval, conservait un vif amour de la musique. Elle résolut de refaire en entier son éducation musicale et se mit dans ce but sous la direction de M. Camille Saint-Saëns. Après deux années d’études sérieuses et ininterrompues, elle avait atteint le résultat qu’elle désirait et se vit en état d’écrire correctement et de rendre exactement ses pensées. Depuis lors, Mme de Grandval ratrappant le temps perdu, n’a cessé de produire, et son inspiration s’est révélée sous les aspects les plus divers ; musique dramatique, symphonie, musique religieuse, musique instrumentale, elle a abordé successivement tous les genres, en faisant preuve dans chacun d’eux, d’un talent véritable, d’une imagination bien douée et d’une faculté productive dont la vigueur est incontestable. La liste des ouvrages de Mme de Grandval serait trop longue à énumérer ici; nous pouvons renvoyer nos lecteurs qui désireraient la connaître dans son entier au supplément de la Biographie universelle des musiciens, de Fétis, publié sous la direction de M. Arthur Pougin. Cette nomenclature contenait jusqu’en 1881 : huit ouvrages dramatiques, opéras comiques, poèmes lyriques ou opérettes, joués soit au Théâtre-Lyrique, à l’Opéra-Comique, au Théâtre Italien ou aux Bouffes-Parisiens, sept œuvres religieuses, messes, Stabat, oratorios, dont Sainte-Agnès, exécutée dans un concert spirituel de l’Odéon en 1876; de nombreux morceaux de musique instrumentale exquises symphonies (concert populaire 8 mars 1874), suites, trios, sonates nocturnes, concertos, musettes, etc., une quantité considérable de musique vocale, comprenant des scènes dramatiques, mélodies, rêveries, duos, romances, et chansons dont plusieurs sont devenues célèbres aux concerts et dans les salons parisiens. Depuis cette époque (1881 ), Mme de Grandval a obtenu le prix du premier concours Rossini, sur 43 concurrents, avec un oratorio, la Fille de Jaïre, poème de Paul Collin, qui avait été choisi par le jury, lequel était l’Institut. L’année suivante cet oratorio fut exécuté au conservatoire avec l’orchestre et les chœurs de l’opéra, Mme Brunet-Lafleur, MM. Bosquin et Lauwers. En 1883-84, elle triomphait de nouveau à la Société des compositeurs de musique avec une suite d’orchestre et un divertissement hongrois ; et elle a composé depuis Atala, scène dramatique, poème de Louis Gallet, une masse d’œuvres pour hautbois, clarinette, violoncelle, un prélude avec variations pour M. Mars’ch, un recueil de dix mélodies (poésie de Sully Prud’homme), enfin Mazeppa, auquel Mme de Grandval a travaillé quatre ans.

M. Hartmann 

M. Georges Hartmann, un des auteurs du livret, est l’ancien éditeur des oeuvres de Massenet, Reyer, Paladilhe, Godard, Lalo, etc. De tous temps il s’est occupé de théâtre, puisque c’est à lui que Massenet doit ses principaux poèmes d’opéra. M. Hartmann est l’auteur d’Hérodiade, de Werther, et a collaboré au Mage et à Esclarmonde. C’est lui qui eut l’idée de l’ouvrage de Mazeppa, pour lequel il s’adjoignit M. Grandmougin. C’est avec le même collaborateur que M. Hartmann a fait le poème du Tasse, drame lyrique de Benjamin Godard, et Hulda, légende Scandinave, mise en musique par César Franck, et dont la magistrale partition, encore inédite, sera représentée à l’Opéra. M. Hartmann vient également de tirer du roman de Madame Chrysanthème, de Pierre Loti, le nouvel académicien, un opéra-comique dont M. Messager a écrit la musique, et qui sera représenté à l’Opéra-Comique au cours de la saison prochaine.

M. Grandmougin

M. Charles Grandmougin est né à Vesoul le 17 janvier 1850. Son père était bâtonnier de l’ordre des avocats à Vesoul, et sa famille le destinait au barreau qu'il abandonna pour suivre la carrière littéraire. Poète et bibliothécaire du ministère de la guerre, il a publié plusieurs livres de poésie et écrit des livrets d’opéras; enfin, un drame sacré, le Christ, qui sera joué sous peu au Théâtre Français.

La partition

Extrait du journal Le Matin du 24 avril :


" La partition.
Sur ce livret, plein d'intérêt et traduit en vers sonores, Mme de Granval a écrit une partition qui se distingue par une grande clarté, un sentiment dramatique très soutenu, une harmonie et une orchestration essentiellement modernes.
A cette heure tardive, je ne puis que vous signaler les morceaux principaux de la partition, ceux du moins qui ont été le plus applaudis.
Au premier acte, il faut citer une jolie berceuse, chantée par Matrena au second acte, le duo de Matrena avec Iskra, puis toute la scène de la place Poltava, très mouvementée, avec sa marche triomphale, ses chœurs de jeunes filles et surtout son finale, d'un grand effet dramatique.
Au troisième acte, après un beau prélude symphonique, se place un grand duo d'amour entre Matrena et Mazeppa, d'une tendresse élégiaque et du plus heureux effet orchestral ; au quatrième acte, un ballet très pittoresque et le finale de malédiction enfin, le cinquième acte renferme d'heureuses réminiscences choisies parmi les phrases principales de l'ouvrage et qui apparaissent comme autant de leït-motive, tour à tour tendres et passionnés. "

Extrait de l'article de Léon Kerst dans Le petit journal du 24 avril :

" La partition de Mme de Granval est à la, fois d'une vigueur surprenante et, d'un charme sans pareil ; avec la force et les poussées masculines, elle a la grâce et la subtilité féminines ; double mérite, qui la fait doublement heureuse ; mais ce qui frappe, jusqu'à l'étonnement, l'observateur sérieux, c'est la maîtrise, la curieuse possession de soi qui  plane sur l'œuvre et la distribue en ses diverses parties avec une sûreté de touche qu'envieraient bien des vétérans de l'art dramatique. C'est que Mme de Grandval est née " théâtre " et que si la destinée qui mène les compositeurs ne lui a guère permis jusqu'ici que d'être symphoniste, il faut voir, le jour où une circonstance, se présente comme elle sait la saisir ! Le jet mélodique est abondant, essentiellement distingué, neuf toujours, avec des rythmes brisés qui lui donnent la modernité et l'imprévu, ces deux qualités du théâtre chanté d 'aujourd'hui. L'orchestre ne  cesse pas d'être intéressant, par d'heureux mariages des timbres, par une polyphonie qui n'a rien que d'harmonieux, et qui sait ne point verser dans le bizarre, intentionnel, et par conséquent agaçant. Tout est musical, nourri, gras et robuste. C'est de la musique, enfin ! Et point fausse, point dissonante, qui a quelque chose à dire et qui le dit clairement, sans prolixité, à la française ! Un peu trop de batterie fracassante, par exemple un certain abus de timbales et de grosse caisse, qu'il sera facile de faire disparaître par quelques coups d'un crayon opportun. Mais cela n est rien et n'empêche pas l'œuvre d'être vraiment d'un ordre supérieur. Léon Kerst.

Extraits de l'article de Paul Lavigne dans La Gironde du 26 avril 1892 :

Mazeppa appartient franchement à la période musicale contemporaine inaugurée peu après la guerre, et qui compte MM. Saint-Saëns, Joncières, Reyer, Massenet, Lalo, etc., parmi ses plus illustres représentants. On pense même peu à M. Saint-Saëns en écoutant cette partition, mais bien plutôt à Mireille, à Mignon, à Hamlet ; mais le compositeur dont on retrouve partout et à chaque instant les traces dans les quatre actes de Mme de Grandval, c’est sans contredit M. Massenet. Ce qui témoigne bien en faveur de la place énorme que ce maître, si éminent tient dans l’art musical de notre époque !... "

Et surtout, pas d’équivoque. HérodiadeManon, le CidEsclarmonde même, ont laissé des marques évidentes dans la nouvelle partition : mais de simples tendances ne sont, après tout, ni des imitations ni encore moins des réminiscences !... La musique de M. Massenet court dans l’air, si j’ose m’exprimer ainsi, et il est bien difficile, de nos jours, à un compositeur sérieux de ne pas laisser imprégner sa propre musique de ses formes et de son coloris. Il est de fait que grâce à tous ces avatars, que grâce à ces changements continuels de genre et de manière qu’on lui a tant reprochés (et avec si peu de raison), l’auteur du Roi de Lahore embrasse dans son œuvre un horizon musical immense, et que son « faire » est extraordinairement varié, quoique partout et toujours reconnaissable. Toutes les fois que Mme de Grandval se laisse aller à sa libre inspiration, que ses idées musicales arrivent à une forme nette et précise – alors en un mot qu’elle se montre le plus elle –, la couleur Massenet apparaît presque aussitôt, et l’auditeur, mis en éveil, cherche de suite dans sa mémoire, mais sans la trouver, je me hâte de le dire, la page que ce qu’il entend semble lui rappeler. Et ne se la remémorant pas, c’est alors qu’il se rend compte de la personnalité réelle et complète de la musique qu’il écoute. Donizetti copiait-il Rossini dans sa manière italienne ? Non mille fois non ! Mais il lui était difficile d’échapper à son influence, et de ne pas se laisser entraîner souvent à son insu, dans le mouvement rossinien. […]

" En écoutant avec attention les tableaux de début, on éprouve un sentiment de surprise fort naturel à l’audition de nouveautés et d’effets spéciaux auquel on ne s’attendait pas. Cette surprise diminue de plus en plus, et on arrive à voir enfin très clair dans la manière du compositeur. Il y a quelques successions défendues, et n’ayant absolument rien de scolastique des quintes de suite et des « fausses relations » (pour parler le jargon de l’école), que l’auteur a parfaitement fait d’employer, car elles sont superbes et produisent le plus bel effet quand on n’en abuse pas. Combien de fois déjà ne l’ai-je pas dit ? Ce sont les compositeurs qui, à leur insu, créent les règles. Autant de pris sur l’ennemi !… 
De brusques modulations sont très savoureuses, mais produiraient plus d’effet encore si elles n’étaient pas en majeure partie amenées par le même mécanisme. Au milieu d’une phrase nettement accusée et bien tonale, on perçoit tout à coup un accord de quarte et sixte sur la dominante d’un autre ton, et c’est là le pivot (« la nuance », aurait-on dit au siècle dernier), qui opère le changement. Les premières fois, l’effet est saisissant ; mais bientôt après on s’y habitue comme à toutes les formules. "

L'Orphéon catalan et le Palau de la Música catalana — Reportage photos

Le Palau de la Música Catalana est une salle de concerts barcelonaise déclarée Monument national en 1971 et inscrite au Patrimoine mondial d...