vendredi 31 janvier 2025

Une distribution stellaire pour la reprise d'Un ballo in maschera à l'Opéra de Munich



Composé en 1858 pour Naples, l'opéra basé sur un livret d'Eugène Scribe pour Daniel Auber,, Gustave III, ou Le Bal masqué n'a pas pu y être représenté pour des raisons de censure ; après un remaniement en profondeur, il a été créé à Rome quelques mois plus tard. Le livret s'inspire des événements qui ont accompagné l'assassinat du roi Gustave III de Suède au cours d'un bal masqué donné à l'opéra royal de Stockholm en 1792. Mais voilà l'assassinat d'un roi sur scène était intolérable. L'action fut déplacée à Stettin et finalement à Boston. Le roi était devenu un gouverneur.

Charles Castronovo (Riccardo en 2022)

Mais qu'importe le lieu, le Ballo in maschera met en scène l'habituel triangle amoureux : la soprano est tiraillée entre le ténor et le baryton, qui se trouvent être les meilleurs amis du monde. Mais les apparences sont trompeuses, tous les protagonistes ont deux visages. Riccardo, le gouverneur, célébré comme un souverain épris de justice, fuit ses responsabilités et se réfugie par lassitude dans le monde du divertissement, dont l'attrait culmine dans un jeu suicidaire, il s'exposera au danger. Renato aime Riccardo, son ami, presque plus que sa femme Amelia, qui tente en vain d'étouffer ses sentiments pour Riccardo, mais peut-être plus encore. Ulrica, la diseuse de bonne aventure, est la force souterraine qui évoque chez les hommes une irrésistible envie de mort, jusqu'à ce que la danse sur le volcan culmine dans un bal masqué mortel.

Yulia Matochkina (Ulrica)

La reprise d'Un ballo in maschera de Giuseppe Verdi à la Bayerische Staatsoper a été marquée par le désistement d’Igor Golovatenko et son remplacement par Ludovic Tézier dans le rôle de Renato. On revoit avec plaisir l'intelligente mise en scène de 2016 de Johannes Erath. Le metteur en scène livre une lecture plus psychologique et onirique qu'historique d´un récit qu´il inscrit dans la haute société sans doute américaine, — version de Boston oblige, — de la fin des années 20 et du début des années trente, comme en témoignent les superbes costumes de Gesine Völlm, les fracs et les chapeaux claques des habits de soirées, et les robes charleston du bal masqué, ou les robes de chambre de Renato et de Riccardo. Nous découvrons un monde eschérien qui s'orchestre autour d'un immense lit dont on ne peut dire qu'il est king size puisque l'action se situe dans la démocrate Amérique : le lit est le symbole du pouvoir absolutiste (on se rappellera son importance dans le cérémonial versaillais), celui tant de la conjugalité que de l'adultère. Dans la logique d´un imaginaire issu du cerveau d´un Riccardo rêvant dans son lit, Johannes Erath opte pour l´unité de lieu avec un décor unique conçu par Heike Scheele : une scène circularisée, dont les marbres du carrelage forment un dessin mouvant, entourée d´un rideau de scène fait de fins voilages, qui se peut se déplacer ou s'ouvrir au gré des scènes et qui peut recevoir des projections vidéo en surimpression. Un grand escalier circulaire,  s'enfonce dans la scène à l'une de ses extrémités et à l'autre va se perdre dans les combles. Au centre du plafond on aperçoit un large lit entouré de deux tables de chevet portant des luminaires aux globes d'une opale laiteuse. Erath organise un monde pour partie onirique en noir et blanc qui circule en spirale autour du lit central. Une série de thèmes traversent l'opéra et le structurent comme autant de leitmotivs : entre autres mais particulièrement remarquables le cinéma et la ville américaine nocturne des années 20 et 30 (excellentes projections vidéo de Lea Heutelbeck), le cercle et la spirale de l´espace scénique, du carrelage, du grand escalier et du rideau de voiles, la sphéricité des globes lumineux qui deviennent, lorsqu'Oscar s'empare de l'un d'eux, la boule de cristal de la voyante, la circularité du récit ouroborique avec la présence d'Ulrica en début et fin d'opéra, et enfin le thème du double. Les personnages sont doublés et les scènes sont dupliquées en effet inversé de miroir : Riccardo se démultiplie en un pantin qui au fil de l´action change trois fois de costume, — un pantin de ventriloque, manipulé tant par Oscar que par Riccardo, apparaît en robe de chambre au début du premier acte, en costume de marin pêcheur au deuxième tableau, puis en habit de soirée pour le final. Amelia se voit elle flanquée d'un double joué par une actrice de même stature et de même coiffure, accompagnée de l'enfant, ce qui fat apparaître la mère aux côtés de l'amante et de l'épouse au coeur partagé ; le plafond répète les scènes comme un immense miroir, sauf au dernier acte où le reflet du lit porte un double de Riccardo figé car déjà assassiné. Dans la triangulation amoureuse, la duplicité est évidente dans le chef de Riccardo et d´Amelia, ce qui n´est pas le cas de Renato qui, ami et époux à la fidélité irréprochable, a pour double un Renato jeune et heureux portant sa jeune épouse vers la chambre conjugale. Riccardo est certes le personnage le plus complexe et le plus ambigu de cette mise en scène : s'il se dit à l'abri du danger entouré du rempart de ses fidèles, il est cependant suicidaire et téméraire. Il finit emporté par un destin qu'Ulrica a déjà dévoilé que symbolise encore le bas de sa robe de chambre, décoré d´un imprimé de la Grande Vague de Kanawaga d´Hokusai, une image de l'impermanence du monde où l´artiste saisit l’instant où l´énorme vague est sur le point d’engloutir les frêles esquifs d'infortunés pêcheurs dont l’existence éphémère est soumise au bon vouloir de la nature toute-puissante. L'image convient particulièrement à Riccardo qui se déguise en marin et que son ami est sur le point d'assassiner. Sic transit gloria mundi !

Le grand orchestre bavarois et les choeurs n'ont pas failli à leur réputation d'excellence. Spécialiste du répertoire italien du 19ème siècle, le très verdien et puccinien Andrea Battistoni, très apprécié à Munich, soucieux du soutien aux chanteurs a su restituer le merveilleux tissu instrumental de la partition de Verdi, ses couleurs et ses atmosphères, avec ici des tempos lents dans les passages mélodiques et là une vivacité pleine de vitalité dans les élans dramatiques. Il s'emploie à souligner l'étonnante diversité d'expressions de cet opéra dans lequel les passions exacerbées côtoient des moments comiques, de la danse et le monde étrange, ténébreux et démoniaque de la voyance. 

Nicole Car, Yulia Matochkina et Ludovic Tézier

On retrouve le ténor américain Charles Castronovo, par son père d'origine sicilienne, qui apporte au rôle de Riccardo sa prestance, son élégance et beaucoup de charme, un rôle de sa carrière récente, avec des débuts munichois, lors de la saison 2022/2023, suivis du MET et de Zurich en décembre dernier. Charles Castronovo s'emploie à incarner les diverses facettes du personnage. Il dresse d'abord le portrait du séducteur italien hâbleur et beau parleur, tel que le cinéma des origines l'a représenté. Une première partie plus lyrique et légère dans laquelle le chanteur semble se ménager et rester quelque peu en retrait, ce qui peut se concevoir dans ce rôle éreintant qui comporte près de 80 minutes de présence en scène. Le ténor va monter en puissance au cours de la seconde partie, bien plus dramatique. Il déploie alors toutes les beautés expressives de sa voix au timbre chaleureux et d'un métal léger avec des accents nettement plus élégiaques lors du duo avec Amelia ou dramatiques du final. La soprano australienne Nicole Car, qui vient de livrer il y a quelques jours une Matrena grandiose dans Mazeppa de Clémence de Grandval au Prinzregententheater, fait une prise de rôle triomphale en Amelia. Son jeu de scène est marqué du signe de l'authenticité, avec une intensité dramatique digne des plus grandes tragédiennes. Une Amelia inoubliable dotée d'une technique exceptionnellement maîtrisée qui lui permet d'exprimer la palette nuancée des émotions de son personnage. la voix est merveilleusement puissante avec des aigus d'une sensibilité ciselée. Ludovic Tézier, baryton verdien primus inter pares, arrive tout auréolé de son expérience et de son expertise du rôle de Renato qu'il interprète depuis 2007. Doté d'une présence physique impressionnante il crève littéralement l'écran. La fluidité de sa ligne vocale est toute au service de la construction de son personnage empreint de loyauté et de noblesse morale. Yulia Matochkina arrive tout auréolée encore de son premier prix et de la médaille d’or de la 15ème édition du Concours international Tchaïkovski en 2015. Elle avait déjà interprété Ulrica avec succès à la Scala, un rôle d'Ulrica, qui convient parfaitement à sa tessiture très large de mezzo-soprano, même s'il est défini pour une contralto. La voix est riche, pleine et profonde avec de fort belles couleurs, et capable de belles descentes caverneuses quand elle annonce de démoniaques ténèbres. Membre de l'Opéra Studio bavarois depuis la saison passée, Seonwoo Lee joue avec une pétulance pétillante le rôle en pantalon d'Oscar, un petit être toujours en représentation, une espèce de Spirou en tenue de soirée. Son soprano est un peu léger en comparaison de la puissance des géants de l'opéra qu'elle côtoie, mais on tend l'oreille pour admirer la technique pointue, la délicatesse et la joliesse du chant.

Ce fut une nouvelle soirée triomphale pour cet opéra tellement emballant, dont le seul regret est qu'il se termine .La performance artistique de Nicole Car n'en fut pas le moindre fleuron. S'il n'y a pas de roi à Boston, on a assisté ce soir à un couronnement et la chanteuse trône désormais au Panthéon des plus grandes Amelia. 

Distribution du 29 janvier 2025

Direction musicale Andrea Battistoni
Mise en scène Johannes Erath
Scénographie Heike Scheele
Costumes Gesine Völlm
vidéo Lea Heutelbeck
Lumière Joachim Klein
Dramaturgie Malte Krasting
Chœur Christoph Heil

Riccardo Charles Castronovo
Renato Ludovic Tézier
Amelia Nicole Car
Ulrica Yulia Matochkina
Oscar Seonwoo Lee
Silvano Andrew Hamilton
Samuel Bálint Szabó
Tom Roman Chabaranok

Juge suprême Tansel Akzeybek
Serviteur d'Amelia Dafydd Jones

Orchestre national de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière

Crédits photographiques © Geoffroy Schied (photos 1,3 et 4) et Wilfried Hösl (photo 2)

Prochaines représentations les 1, 5 et 8 février 2025 (places restantes)

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