Nicole Car en Matréna |
La représentation en concert de l'opéra Mazeppa de Clémence de Grandval au Prinzregententheater de Munich est le nouveau fruit de la collaboration entre l'Orchestre de la Radio de Munich (Münchner Rundfunkorchester) et le Palazzetto Bru Zane (1). Cette heureuse coopération qui avait débuté avec Cinq-Mars de Gounod en 2015, fête cette année son dixième anniversaire et sa dixième coproduction. Après Cinq-Mars, ce furent Dante de Benjamin Godard, Proserpine de Saint-Saëns, Le tribut de Zamora de Gounod. L'ancêtre de Saint-Saëns a été présenté en version scénique en 2019, avec l'Académie bavaroise de théâtre August Everding comme autre partenaire. En 2020, L'île du rêve de Reynaldo Hahn en version concertante et Passionnément d'André Messager. Puis en 2023 Ariane de Massenet et Ô mon bel inconnu de Reynaldo Hahn. Sept des neuf coproductions sont parues sous forme d'enregistrements live dans la série de livres CD Opéra français sous le label Bru Zane, qui a déjà annoncé la captation et la parution prochaine d'un livre CD Mazeppa.
De cette noble série, Mazeppa est le premier opéra composé par une femme, un fait remarquable dans la seconde moitié du 19ème siècle. L'hebdomadaire musical Le Ménestrel le souligne dans la nécrologie qu'il publia en janvier 1907 :
" Mme la Comtesse de Grandval, née Marie-Félicie-Clémence de Reiset, est morte mardi dernier, à Paris, peu de jours avant d’accomplir sa 77e année. Elle était née, en effet, le 21 janvier 1830. Quoique sa haute situation et son état de fortune ne la fissent considérer que comme amateur, Mme de Grandval était cependant douée, comme compositeur, de facultés assez remarquables et d’une puissance de production assez rare, surtout chez une femme, pour qu’on pût sans complaisance lui accorder ce titre d’artiste, auquel elle tenait si fort. Sous ce rapport même, elle était très ambitieuse et revendiquait sa part avec une sorte d’âpreté, ne se contentant pas de publier ses œuvres, mais recherchant les succès de théâtre, se faisant exécuter dans les concerts et prenant part à des concours dont elle aurait pu laisser l’honneur aux professionnels. Elle avait commencé toute enfant l’étude de la musique, reçut d’abord des conseils de Flotow pour la composition, et plus tard se mit bravement sous la direction de M. Saint-Saëns, avec qui elle travailla pendant deux années. Son éducation terminée, elle se mit à écrire considérablement et accapara en quelque sorte les théâtres. Elle fit représenter ainsi aux Bouffes- Parisiens le Sou de Lise (un acte, 1839, sous le pseudonyme de Caroline Blangy), au Théâtre-Lyrique les Fiancés de Rosa (un acte, 1863, sous le pseudonyme de Clémence Valgrand), à Bade, sur le théâtre de Bénazet, la Comtesse Eva (un acte, 1865), à l'Opéra-Comique la Pénitente (un acte, 1868), au Théâtre-Italien Piccolino (3 actes, 1869), et plus tard, au Grand-Théâtre de Bordeaux, Mazeppa (4 actes, 1892). Dans l’intervalle elle avait pris part, victorieusement, au concours Rossini, où elle avait vu couronner, en 1879, sa cantate la Fille de Jaïre (paroles de M. Paul Collin). Puis elle avait fait exécuter à la salle Ventadour la Forêt, poème lyrique en trois parties (paroles et musique, 1875), et à l'Odéon, dans un concert spirituel, Sainte Agnès, oratorio (1876). Elle s’était exercée aussi dans la musique religieuse, avait écrit deux messes, dont une fut exécutée à l’ancien Athénée, plusieurs motets et un Stabat Mater qu’elle fit entendre dans la salle du Conservatoire en 1870. Elle avait donné encore aux concerts populaires des Esquisses symphoniques. Et ce n’est pas tout; on connaît encore d’elle un trio avec piano, une sonate pour piano et violon, un concertino de violon, des nocturnes pour piano, une Suite pour flûte et piano, des pièces pour hautbois et piano, pour violoncelle et piano, la Fiancée de Frilhiof, scène lyrique et enfin un nombre considérable de mélodies vocales. Et en cataloguant tout cela, ne suis-je pas sûr de ne rien oublier. On voit quelle était l’activité artistique de cette femme bien douée. Mme de Grandval faisait partie de la Société des compositeurs ; jusqu’à l’époque où sa santé fut ébranlée elle assistait volontiers à nos assemblées générales, et elle n’était pas la dernière à réclamer avec insistance sa place sur les programmes de nos concerts."
On lit facilement entre les lignes que le chroniqueur, tout en résumant avec admiration et respect la carrière artistique de la compositrice, tient à marquer l'étonnement qu'avait suscité l'activité artistique d'une femme appartenant à la haute société et ne peut s'empêcher de tempérer son appréciation positive : considérée comme amateur, qui aurait dû laisser sa place aux professionnels, mais cependant douée, avec une puissance de production assez rare, surtout chez une femme, publiant ses premières œuvres sous un pseudonyme, et réclamant avec insistance et âpreté sa place dans le milieu masculin de la Société des compositeurs. Après son décès, l'œuvre de Clémence de Grandval tomba dans l'oubli, la compositrice n'étant plus là pour la défendre et la promouvoir. Son opéra Mazeppa, qui avait triomphé lors de sa création bordelaise en 1892, ne fut jamais monté à Paris, si ce n'est deux ans plus tard dans une version avec accompagnement au piano jouée à la Salle Pleyel. Il fut de son vivant encore produit à Anvers, Marseille, Montpellier et Dijon. Saint-Saëns qui fut son professeur et son ami avait bien résumé la situation de son élève, dont il disait qu'elle aurait certainement été célèbre, n'eût-elle été une femme.
Tassis Christoyannis en Mazeppa |
C'est un public nombreux, avisé et curieux qui est venu assister à la version concertante de Mazeppa. Il fut vite électrisé par ce qu'il découvrait.
À l'écoute, on pénètre en terre inconnue et de nombreux spectateurs se sont efforcés de relier la musique de la comtesse à celle de compositeurs familiers : à l'entracte, on entend citer Gounod, Lalo, Verdi, Saint-Saëns, Massenet ou même Puccini et Wagner. Mais qu'importe, c'est Grandval qu'on découvre. La partition est composée de manière très claire et il est à première écoute très facile de suivre le développement de l'histoire parce que l'instrumentation exprime très clairement le développement dramatique de l'action qui se reflète dans la musique et dessine précisément le contour des personnages. L'intensité des mélodies est remarquable.
Clémence de Grandval a de grandes qualités narratives et descriptives, la théâtralité de sa musique nous permet de visualiser les diverses scènes. Le prélude au ton martial évoque la chevauchée infernale de Mazeppa attaché nu sur le dos d’un cheval excité jusqu'à la fureur qui l'emmène au fond des steppes ukrainiennes. On entend le galop, on imagine la steppe infinie. Plus tard, ce sera le murmure du vent dans les peupliers. Pendant le divertissement du quatrième acte, l'indispensable musique de ballet, ravissante au demeurant, emprunte des motifs au folklore slave. Les scènes de masse sont rendues par les choeurs, avec au départ un chant choral murmuré, avec ensuite la proclamation de Mazeppa comme chef de guerre, puis la célébration de la victoire de l'armée ukrainienne, avant le terrible retournement de situation occasionné par de la trahison du héros. Le chef estonien Mihhail Gerts, qui ne connaissait rien de l'œuvre de la compositrice avant de s'être vu proposer la direction d'orchestre, souligne l'extrême clarté de la composition. Le Münchner Rundfunkorchester et les choeurs ont admirablement rendu cet opéra qui entrelace l'action historico-politique et une histoire d'amour au lyrisme intimiste rendu par la douce tendresse des violons et plus encore des flûtes.
Ante Jerkunica en Kotchubei |
Comme le chef, Nicole Car a pénétré en terre inconnue en découvrant son rôle, celui de Matréna, la fille du chef ukrainien Kotchoubeï frappée d'un coup de foudre dès qu'elle rencontre Mazeppa. Matréna est une jeune femme amoureuse dans un monde en guerre. Entourée par des hommes, elle est aussi la seule soliste féminine dans un monde masculin. Le rôle est fascinant et la soprano australienne l'a merveilleusement incarné, rendant à la fois la douceur de la jeune femme et sa force intérieure, notamment dans les scènes avec Iskra, dont elle éconduit l'amour, et lors de la scène finale avec Mazeppa. Nicole Car a totalement su captiver le public en lui faisant suivre le développement dramatique et émotionnel de Matréna qu'elle interprète avec passion jusqu'au paroxysme pathétique de la folie finale. La tension monte en flèche lors de la trahison de Mazeppa qui exige de sa bien-aimée un amour inconditionnel et l'oblige à un choix cornélien entre son amant et son père, dont l'impossibilité lui fait perdre la raison. Peut-être peut-on établir un parallèle entre ce personnage féminin isolé, sans pouvoir de décision dans un univers peuplé d'hommes, et celui de la compositrice. À noter que Nicole Car chantera Amelia à la Bayerische Staatsoper à partir du 26 janvier.
Julien Dran en Iskra |
Le rôle-titre est interprété avec une mâle assurance par Tassis Christoyanis qui lui confère une force virile rare, une intériorité et une puissance impressionnantes, mais aussi avec de la douceur dans les parties lyriques exprimées dans les hauteurs de sa voix bien timbrée. Le baryton grec s'est taillé une fameuse réputation en tant qu'interprète de mélodies françaises, qu'il a enregistrées avec le Palazzetto Bru Zane, parmi lesquelles on trouve des œuvres de Gounod et de Saint-Saëns, deux amis de Clémence de Granval. Le ténor Julien Dran donne un Iskra convaincant et poignant, parfois tendre, alors même que son personnage tortueux n'est pas dénué de fourberie et se montre particulièrement odieux lorsque, lui tendant un piège pour la forcer à se dévoiler, 'il annonce la mort de Mazeppa à Matréna. Le chanteur bordelais a une force d'expression dramatique saisissante et semble se jouer des difficultés du rôle. Le croate Ante Jerkunica apporte les profondeurs ténébreuses de sa voix de basse à l'intransigeant Kotchoubeï qui jette sa malédiction sur sa fille. Enfin Pawel Trojak, qui a consolidé ses classes à l'Opéra studio de Lyon, dresse un portrait musical très remarqué de l'Archimandrite avec les beautés d'un timbre extrêmement séduisant.
La soirée s'est terminée par une longue ovation triomphale où les bravi se mêlaient aux applaudissements et aux trépignements, un hommage rendu tant aux talents des solistes, du chef, de l'orchestre et des choeurs qu'au génie d'une compositrice jusqu'alors inconnue et, hasard du calendrier, dont on fêtait l'anniversaire ce 21 janvier.
Avec Nicole Car (soprano), Julien Dran (ténor), Tassis Christoyannis (baryton), Pawel Trojak (baryton),
Ante Jerkunica (basse)
Chœur de la Radio bavaroise
Orchestre de la radio de Munich
Mihhail Gerts Direction d'orchestre
Coproduction avec Palazzetto Bru Zane
(1) Le « Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française » a pour mission de de la musique romantique) s'est donné pour mission de mettre en valeur les trésors musicaux français du long 19e siècle, de 1780 à 1920, et de leur faire retrouver le rayonnement qu'ils méritent. Son travail est donc axé sur la recherche, l'édition de CD et de livres CD sous le label Bru Zane, l'édition de partitions et de livres, l'organisation de concerts internationaux et le soutien de projets pédagogiques et de productions CD, en lien avec des institutions internationales. Son siège se trouve à Venise, dans un palais baroque, le Casino Zane, qui date de 1695.
Crédit photographique © Markus Konvalin
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