vendredi 28 février 2025

Les Divers Châteaux du Graal, un texte d'Ernest Gaubert

Monastère de Montserrat © Photo Gyrofrog, Novembre 2004.

Les Divers Châteaux du Graal

in Les Annales politiques et littéraires du 11 janvier 1914

L'homme cherche toujours une terre promise, un domaine de Rédemption, et la légende médiévale de Parsifal en quête du Graal et poursuivant son errante destinée, à la rencontre du château miraculeux, de la lance sainte et de la Coupe Vénérable, a eu maintes répliques et, selon les siècles, ce sont, tour à tour, les richesses spirituelles, l'or ou le plaisir, qui tentent le chevalier, l'explorateur, le conquistador ou même le sociologue. L'aventure de Parsifal est un thème à variantes, mais un thème éternel. Elle a été fort imitée non seulement dans la littérature, mais encore dans la vie.

En poésie, on reconnaît facilement les souvenirs de la légende de Parsifal au chapitre de La Jérusalem Délivrée, où nous voyons Ubalde et le chevalier danois en proie aux tentations des Filles-Fleurs et à leurs maléfices, dans ces jardins d'Armide (une réplique de Kundry), où Renaud reste captif des artifices et des charmes de la magicienne.

La légende du Graal a des racines dans les mythes les plus anciens de la jeunesse du monde. Les livres védiques nous font espérer un endroit, une terre, d'où toute misère, d'où toutes douleurs sont bannies, où règne la complète félicité, où la soif de science est apaisée et où l'âme jouit d'une paix inaltérable. Ce Paradis sur terre, chaque peuple l'a rêvé différent, chaque période humaine l'imagine selon ses caprices. D'après le poème du cycle breton dont s'inspira Wolfram d'Eschenbach, une pierre précieuse d'une grosseur prodigieuse serait tombée de la couronne de Lucifer, le jour de sa révolte et de sa défaite ; elle fut ciselée en coupe. C'est dans cette coupe que Joseph d'Arimathie recueillit le sang du Christ lorsqu'un soldat romain perça le flanc du Sauveur sur la montagne sainte.

« Cette coupe est douée des forces de la vie éternelle. »

Le Vendredi Saint, une blanche colombe descend du ciel, apportant une hostie quelle dépose dans le vase sacré dont elle renouvelle les vertus. Les anges ont confié la garde de cette coupe à la race de Perillus, chevalier de la Cappadoce, évangélisateur de la Gaule et de l'Espagne, sous le règne de Vespasien. Une chevalerie spirituelle sur le modèle de l'ordre des Chevaliers du Temple a été instituée pour veiller à la conservation du Saint-Graal. Ces chevaliers devaient se soumettre au célibat. Leur roi seul se mariait, pour perpétuer la dynastie.

Mais le château du Graal, au moment où s'ouvre l'opéra wagnérien, est dans l'affliction. La lance sainte, dont le légionnaire Longin ouvrit le flanc divin, a été dérobée à Amfortas, roi du Graal, par Klingsor, un roi maure, aidé de Kundry, la magicienne, tour à tour servante de Klingsor ou des chevaliers du Graal. Amfortas a été blessé par cette lance qui seule pourra guérir la blessure qu'elle a faite. Seul, un être pur et qui aura résisté, à la tentation pourra reconquérir la lance, guérir Amfortas et ramener la joie dans Montsalvat. Cet être, ce sera Parsifal, qui, une fois déjà a pénétré dans Montsalvat. sans comprendre la grandeur de sa mission, et qui devra traverser une série d'épreuves avant de rentrer, après avoir dédaigné l'appel des plaisirs, dans le domaine spirituel du Graal.

Pendant plus de trois siècles, les romans de chevalerie nous ont montré le chevalier errant à la recherche des routes qui mènent vers le château de l'Eternel Salut, où l'on ne parvient qu'après avoir vaincu toutes les révoltes de notre cité intérieure, ce qui est plus tard le véritable idéal chrétien. Symbole du renoncement et du courage, Parsifal a eu des successeurs dans l'histoire et la légende qui ne le valent pas.

En effet, ce domaine de Montsalvat, on nous en parle encore, on nous en a toujours parlé sous d'autres noms, et bien des voyageurs le cherchent encore ; il se nomme, aujourd'hui, la « Cité Future ». Il se nommait, il y a soixante-quinze ans, l' « Heureuse Icarie » de Cabet ; c'est la Salente de Fénelon et c'est l'Eldorado des légendes espagnoles du temps de la conquête américaine. Rabelais nous y promettait une vie de bonne chère et de grande liesse ; les récits des conquistadors faisaient entrevoir de féeriques palais d'or et de pierreries ; le bon Cabet entraînait ses disciples vers une terre où régnerait le bonheur saint-simonien. Tous nous donnaient à croire que, sur terre, l'homme peut réaliser le bonheur qu'il attend ! La légende de Parsifal est plus sage, qui ne réalise rien sans le secours du ciel, par l'abnégation et la pureté.

D'ailleurs, le domaine du Graal a existé. Il existe encore, à quelque mille kilomètres de Paris, tel que Wagner l'a évoqué. Beaucoup de discussions se sont élevées à propos de la situation topographique du Montsalvat et de nombreuses hypothèses ont été mises en avant.

Une des plus vraisemblables, en apparence, consistait à identifier Montségur et Montsalvat.

Montsalvat le grand sanctuaire, l'acropole et la suprême citadelle de l'Albigéisme avec le château du Graal. En effet, si le Montségur bâti par la comtesse Esclarmonde, sur un des pics les plus sourcilleux de l'Ariège, est postérieur à la légende bretonne, on n'ignore pas que le château construit par Ramon de Perelha, pour être le dernier refuge des Albigeois, fut édifié sur les ruines d'un autre château déjà célèbre.

Cependant, comme tous les auteurs qui ont adapté ou renouvelé le thème de Parsifal parlent toujours de l'Espagne et d'un château des montagnes du nord de l'Espagne, il y a quelque imprudence à situer Montsalvat dans les ruines antérieures aux ruines actuelles de Montségur. D'autres le situent à Salvatierra, petite ville de Biscaye, station entre Alsasua et Vittoria, sur la ligne de Alsasua à Miranda de Ebro. Cette hypothèse placerait Montsalvat parmi les monts Cantabres, dans un décor assez semblable à celui des récits légendaires. Mais les quelques pans de muraille qu'on y retrouve ne datent guère que du douzième siècle. Si c'est là que se dressa le château du Graal, il n'en reste rien. Ceux qui le placent dans la Galice méridionale, près d'une autre Salvatierra, au confluent du Tea et à la frontière portugaise, semblent avoir de meilleures raisons. Ce pays de gorges étroites, de défilés pittoresques et de cascades bondissantes, les restes d'un vieux château du onzième siècle et quelques légendes pourraient appuyer plus sérieusement leur opinion, quoiqu'il ne s'agisse plus ici d'un château de montagne, tel qu'il est expressément décrit dans le poème.

Aussi s'accorde-t-on à croire, aujourd'hui, que les conteurs et les poètes ont désigné, sous le nom de Montsalvat, l'antique monastère de Montserrat, dans la province de Barcelone, entre Monistrol et Manresa. Nous avons développé nos raisons dans une étude spéciale. (1) En effet, ce monastère s'élève sur cette Montagne de la Scie (Montserrat), qui se fendit en deux le vendredi de la Passion, à l'heure ou le Christ expira ; il est bien situé dans ces montagnes wisigothes du nord de l'Espagne dont parle Wagner au premier acte de Parsifal. On y conserve, depuis des siècles, une statue miraculeuse de la Vierge sculptée par saint Luc et qui a le pouvoir de guérir les blessures. On y retrouve tous les paysages décrits par le poème: l'ermitage, la source, le lac, les essences d'arbres énumérées dans Wolfram d'Eschenbach, les grands contrastes de lignes, les longues perspectives. Il y florit une école de musique vieille de mille ans, dont les élèves sont appelés les « pages de la Vierge ».

Les légendes catalanes content, d'ailleurs, que c'est là que les chevaliers du Graal trouvèrent un asile.

Depuis l'établissement de la foi catholique en Espagne, le monastère bénédictin de Montserrat — détruit par les Français en 1808 et rebâti en 1812 — est demeuré le centre le plus important de pèlerinages, dans la péninsule ibérique. C'est un site merveilleux, au-dessus des plaines de Catalogne, dans un massif aride, à mille mètres d'altitude. Un chemin de fer à crémaillère, d'une hardiesse extraordinaire, escalade des rampes difficiles découvrant des panoramas splendides.

Pour les habitants de la plaine qu'il domine, ce pic dans les nuages devait bien être, en effet, le château de l'âme, lieu de la Rédemption et de Spiritualité.

Enfin, n'oublions pas — au moment où le chef-d'oeuvre de Wagner entre dans le répertoire de notre Opéra — qu'un roi essaya de créer chez lui, dans ses hauts châteaux du Rhin, des Montsalvat artificiels à Neu-Schwanstein, à Chiemsee, à Linderhof; qu'il y a vingt-cinq ans, Louis II de Bavière mourait dans les eaux du lac de Starnberg, entraînant avec lui l'aliéniste qui lui donnait ses soins. Lui aussi avait essayé de réaliser et de vivre, tour à tour, le rêve de Lohengrin et celui de Parsifal, et de rebâtir, parmi les hautes forêts d'Allemagne, le château du Graal, le château du Bonheur et le château du Songe.

ERNEST GAUBERT.

(1) Ernest Gaubert, Sur les pas de Parsifal, in Je sais tout du 15 janvier 1914

jeudi 27 février 2025

Le retour de la Chauve-Souris à l'Opéra de Munich — Les débuts de Julia Kleiter en Rosalinde

La fin du bal chez le Prince Orlofsky

Feras, non culpes, quod vitari non potest 
Glücklich ist, wer vergisst, was doch nicht zu ändern ist! 

L'aphorisme latin est extrait des Sentences de Publilius Syrus , un esclave syrien amené esclave à Rome, nommé Syrus d'après sa province d'origine, qui fut éduqué puis affranchi par son maître en raison de ses qualités intellectuelles, de son humour et de ses talents. " Supporte, sans te plaindre, ce qui ne se peut changer. " L'esprit de l'antique maxime  se retrouve exprimée de manière moins stoïque dans le livret que composa Richard Genée pour la Chauve-Souris de Johann Strauss, elle provient du célèbre couplet  "Trinke, Liebchen, trinke schnell" (" Bois ma petite chérie, bois vite ") que chante le maître de chant Alfred à Rosalinde, qui, à son tour, rejoint avec enthousiasme la chansonnette : " Heureux celui qui oublie ce qui ne peut pourtant pas être changé !"

La mise en scène très queer de Barrie Kosky a été opportunément programmée pour ce temps carnavalesque où les bals masqués sont organisés dans les maisons d'opéra. Ainsi de celui qu'organise le Prince Orlofsky, pour lequel le costumier Klaus Bruhns a conçu une orgie de déguisements très colorés. Ce ne sont que plumes d'autruches, falbalas et paillettes. Une étonnante coïncidence due aux méandres de la politique allemande et à la récente chute du gouvernement a entraîné de nouvelles élections qui ont eu lieu ce 23 février, jour de la première représentation de la reprise de l'opéra. Il est courant de modifier le livret d'une opérette, notamment dans les parties dialoguées, pour l'adapter à l'actualité : " Je ne pense pas que nous aurons le gouvernement avant mars. ", avance Eisenstein, entre autres remarques. Dimanche passé, les premières projections des résultats électoraux tombèrent à l'heure de l'entracte.

Julia Kleiter en Rosalinde et Granit Musliu en Alfred

On retrouve à deux exceptions près la distribution de décembre 2023 : les nouveaux venus sont Julia Kleiter qui a fait des débuts réussis en Rosalinde et le Kosovar Granit Musliu, un jeune ténor au physique avenant qui avait rejoint l'Opera studio bavarois en 2021/2022 et qui fait partie de la troupe depuis la saison dernière, qui endosse avec brio le costume du bellâtre Alfred, professeur de bel canto amoureux de Rosalinde. Julia Kleiter dresse avec un grand talent théâtral le portrait d'une grande  mondaine, un peu légère et piquante,  avec un soprano doté d'un timbre chaleureux au cuivre mordoré et des lignes vocales très étudiées. Sa Czardas du deuxième acte est des plus entrainantes. Les plus grands honneurs de la soirée reviennent à nouveau à Georg Nigl qui ravit le public en Eisenstein avec son  talent comique d'une finesse rare, avec le charme amusé d'un humour un peu noir sans être grinçant, très cabarettiste, de ce qu'on appelle le Wiener Schmäh. Viennois d'origine, il n'a aucun mal à colorer son discours et son chant de l'accent viennois, tout en restant compréhensible. Autre grand bonheur de la soirée que celui de retrouver Markus Brück en Dr Falke, spécialement dans son interprétation de "Brüderlein und Schwesterlein" au final du deuxième acte, à la fin de la fête du prince Orlofsky : Falke propose de chanter un chant de louange à la fraternité de la compagnie rassemblée. Katharina Konradi est excellente dans les pitreries de la servante Adèle qui joue les désespérées pour obtenir une soirée libre et aller au bal. Son " Spiel ich die Unschuld vom Lande " est un vrai régal de coquinerie et de séduction. Frosch est habilement démultiplié en six acteurs qui jouent le rôle en chenille. Primus inter pares, le talentueux Max Pollak reprend avec succès son long numéro de cabaret de percussions corporelles et de claquettes dont une partie s'exécute en accompagnement de la Pizzicato-Polka. Les transformations du directeur de prison Frank, qui termine en travesti fâcheusement alcoolisé, sont délicieusement interprétées par Martin Winkler.

Une opérette légère et pétillante comme une coupe de champagne qui vient à point nommé pour brûler le bonhomme hiver et nous faire oublier, pour une soirée du moins, les misères du monde. 

Ida (M.Neumaier), Eisenstein (G. Nigl), Frank (M. Winkler), Adele (K. Konradi),
Orlofsky (A. Watts) et le Dr Falke (M. Brück)

Crédit photographique © Geoffroy Schied

samedi 22 février 2025

Katharina Wagner met en scène Lohengrin au Liceu de Barcelone. Un événement très attendu !

 

Affiche pour Lohengrin © Gran Teatre del Liceu

Katharina Wagner et Lohengrin

Katharina Wagner, directrice du Festival de Bayreuth, revient cette saison au Gran Teatre del Liceu de  Barcelone pour mettre en scène Lohengrin, un opéra que son arrière-grand-père composa de 1845 à 1848 et qui connut sa première à Weimar le 28 août 1850. Lohengrin fut le premier des opéras de Richard Wagner a être représenté à Barcelone, au Teatre Principal en mai 1882. La première représentation au Liceu eut lieu en mars 1883. De 1883 à 2012 ce théâtre joua 242 fois cet opéra. Katharina Wagner avait été invitée à mettre Lohengrin en scène au Liceu en 2020 mais dut interrompre les répétitions en raison de la progression galopante de la pandémie de covid. 

Née à Bayreuth, elle a grandi dans le cocon wagnérien : Wieland Wagner, son oncle, et son père Wolfgang Wagner furent tous deux directeurs du Festival et metteurs en scène, des fonctions qu'elle a elle aussi assumées. Après  avoir étudié les sciences du théâtre à la Freie Universität Berlin, elle commença sa carrière comme assistante à la mise en scène de Harry Kupfer au Staatsoper Unter den Linden, avant de devenir assistante de son père au Festival de Bayreuth. En 1999, elle fut l'assistante  de Keith Warner  qui mettait en scène une nouvelle production bayreuthoise de Lohengrin. En 2002, elle donna sa première mise en scène avec un Vaisseau fantôme au Mainfranken Theater de Würzburg. Deux ans plus tard, elle mettait en scène son premier Lohengrin à Budapest, une mise en scène militante qui mettait l'accent sur la critique sociale dans la meilleure tradition du Regietheater. La production suscita à l'époque une vive polémique. S'éloignant du romantisme et de la féerie mythique de l'oeuvre, elle plaçait l'action dans le monde contemporain. Lohengrin, chef d'un nouveau parti, venu libérer le Brabant de la tyrannie de Telramund et Ortrud, devient roi et ne tarde pas à se révéler comme un despote autoritaire qui annule les droits fondamentaux. Ainsi de la liberté d'expression.

En 2009, Katharina Wagner  donnait sa première mise en scène wagnérienne espagnole avec un Tannhäuser joué à Las Palmas de Grand Canaria. En 2017, elle revint à Lohengrin au Théâtre national de Prague où elle reconstitua la mise en scène qu'en donna son père à Bayreuth en 1967. Après l'annulation du Lohengrin au Liceu en 2020, c'est au tour de celui de Leipzig, coproduit avec Barcelone, d'être abandonné. Katharina Wagner s'en était expliquée dans un communiqué de presse : « Il est très regrettable que les difficultés techniques du décor aient été mal évaluées par le professeur Schirmer, malgré les indications que nous avions données à temps. Nous nous étions tous réjouis de voir aboutir la nouvelle production déjà répétée à Barcelone ». 

La production du Liceu

Après ces deux annulations la reprise de la  production du Liceu n'est est que d'autant plus attendue. C'est à nouveau le directeur musical Josep Pons, qui devait diriger la production de 2020, qui sera au pupitre. En 2020, il avait déjà exprimé son enthousiasme pour Lohengrin, d'abord en raison de sa relation personnelle avec Montserrat, haut-lieu de la dévotion catalane :

« J'ai été enfant de chœur à Montserrat et cette œuvre me touche de très près. Wagner s'est inspiré de Montserrat pour créer son Monsalvat. Il avait lu le livret que Wilhelm von Humboldt avait écrit après avoir visité le monastère en 1800 et avoir été fasciné par les anachorètes qui occupaient 12 ermitages disséminés dans la montagne. Humboldt, Goethe, Schiller et Wagner ont pris Montserrat comme un idéal romantique de recherche de l'intériorité. Lohengrin, le fils de Parsifal, vient de Montserrat, et cela m'émeut »

Il expliquait aussi sa conception musicale de l'opéra :

« Je cherche une couleur orchestrale, une sonorité, une ligne de chant contrastée entre le monde blanc et innocent et le monde sombre, où les personnages innocents, comme Elsa, sont plus proches de la tradition vocale de Schubert, de l'oratorio, que du monde de l'opéra, pour les différencier du monde sombre que Wagner maîtrise comme personne d'autre ».

Il va sans dire que la direction musicale de Josep Pons, qui a déjà dirigé au Liceu le Ring du Nibelungen, Tristan et Isolde et Parsifal, est elle aussi très attendue !

Voici comment le site du Liceu présente la nouvelle production :

" Katharina Wagner révèle une mise en scène atmosphérique, avec un style visuel stimulant, une vision dramatique aiguë et un concept dramaturgique surprenant. Un paysage d'hiver. Trois mondes se font face comme des cubes suspendus dans les airs. Et, au centre, le héros sans origine connue et au destin unique : sauver les désemparés, victimes de l'injustice. Comme Elsa, destinée à être l'épouse du chevalier de Monsalvat. La révélation de son identité entraînera la chute des hommes du Brabant, malgré l'émergence d'un nouvel ordre. 
Le directeur musical Josep Pons est à la tête d'une excellente distribution comprenant Klaus Florian Vogt, l'un des ténors les plus acclamés au monde, spécialiste du répertoire wagnérien, dans le rôle-titre du mystérieux chevalier au cygne ; Elisabeth Teige, véritable reine du Festival de Bayreuth avec des rôles tels que Sieglinde, Elisabeth ou Senta et ici la Duchesse Elsa, faussement accusée de meurtre, et Iréne Theorin, qui après des apparitions réussies au Liceu dans Isolde, Turandot. .. revient dans le rôle de la rusée Ortrud. "

À noter que la finlandaise Miina-Liisa Värelä, qui a déjà chanté Ortrud au Festival de Salzbourg, fera ses débuts au Liceu dans ce rôle lors de la première du 17 mars, en remplacement d'Irène Theorin, prévue pour les représentations suivantes. Le Liceu communique à  ce propos que " cet ajustement de la distribution est dû à des désaccords artistiques entre Iréne Theorin et la metteuse en scène Katharina Wagner."

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) © Antoni Bofill

Distribution 
Josep Pons Direction d'orchestre
Katharina Wagner Mise en scène
Marc Löhrer Scénographie
Thomas Kaiser Costumes
Peter Younes Lumières
Orquesta Sinfónica del Gran Teatre del Liceu
Coro del Gran Teatre del Liceu
Daniel Weber Dramaturgie
Pablo Assante Chef de chœur

Klaus Florian Vogt Lohengrin
Miina-Liisa Värelä / Iréne Theorin Ortrud
Günther Groissböck Heinrich der Vogler
Ólafur Sigurdarson Friedrich von Telramund
Elisabeth Teige Elsa von Brabant
Guillem Batllori 3ème Gentilhomme de Brabant
Gerardo López 2ème Gentilhomme de Brabant
Jorge Rodríguez-Norton Ténor1er Gentilhomme de Brabant
Roman Trekel Héraut du roi
Marc Pujol 4ème Gentilhomme de Brabant

Les 17, 19, 21, 24, 27 et 30 mars 2025 à l'Auditorium du Gran Teatre del Liceu.

Les rencontres wagnériennes de Barcelone

Le Club Wagner et Weopera proposent un programme musical, culturel et festif autour de cette nouvelle production : Bach, Mozart, Bruckner et Mahler, une visite de Montserrat, un dîner habillé à l'élégant Circulo del Liceu,  avec en point d'orgue  une représentation de Lohengrin.

Liens utiles


Pour la préparation d'un séjour à Barcelone, le site de l'office du tourisme : www.barcelonaturisme.com.

jeudi 20 février 2025

Bayerisches Staatsorchester — Vladimir Jurowski dirige Frank Martin et Bruckner. Matthias Goerne chante Jedermann.

Vladimir Jurowski et Matthias Goerne

Pour le quatrième concert d'Académie de la saison, l'Orchestre d'État de Bavière a joué les Six monologues extraits de Jedermann du compositeur genevois Frank Martin, interprétés par Matthias Goerne, suivis en deuxième partie de la Sixième symphonie d'Anton Bruckner.

Jedermann (chaque homme ou chacun de nous en allemand) est une pièce de théâtre de Hugo von Hofmannsthal dont la forme est empruntée au théâtre médiéval des mystères. Elle est sous-titrée Le jeu de la mort de l'homme riche La pièce fait intervenir Dieu, la mort, le diable et d'autres personnages allégoriques. Il s'agit d'une traduction et d'une adaptation de l'œuvre anglaise Everyman, A morality play, imprimée à Londres en 1490 et basée sur l'original néerlandais Elckerlijc, composé  par Macropedius et imprégné d'effets de style issus de la chanson de geste. Hofmannsthal s'est également inspiré du Komedi vom sterbend reichen Menschen de Hans Sachs. La première représentation a eu lieu le 1er décembre 1911 à Berlin dans une mise en scène de Max Reinhardt. Depuis 1920, elle est traditionnellement rejouée chaque année lors du festival de Salzbourg, dont Hofmannsthal était l'un des initiateurs. En 2024 c'est à Robert Carsen que la mise en scène en a été confiée. Le rôle-titre est  interprété par les meilleurs interprètes du théâtre germanophone. 

Le compositeur suisse Frank Martin (1890-1974) a extrait de l'adaptation par Hugo von Hofmannsthal du jeu médiéval du riche Jedermann et de sa mort six passages en forme de monologues, dans lesquels est retracée l'évolution psychologique du protagoniste — depuis la prise de conscience de sa fin de vie imminente jusqu'à l'acceptation finale de la mort, en passant par la révolte et le désespoir. La musique de Martin, tonale dans ses grandes lignes mais enrichie de manière très individuelle, s'adapte étroitement au texte jusqu'à ce qu'elle s'achève dans le do majeur du pardon. En 1943, Frank Martin a mis en scène six des monologues de Jedermann, les destinant à un concert et non à une représentation théâtrale. Martin avait d'abord composé une partition pour baryton et piano. Plus tard, en 1949, il en donna une version pour baryton et grand orchestre. C'est cette dernière version qui vient d'être proposée à Munich dans le cadre des concerts d'Académie du Bayerisches Staasorchester avec le baryton Matthias Goerne.  

Pochette de disque, London Records, 1956

Les monologues

Jedermann vient de donner un banquet, au cours duquel la Mort vient le trouver pour lui annoncer qu'il devra se tenir devant le tribunal divin et rendre des comptes à Dieu. Tous ses prétendus amis l'abandonnent aussitôt. Au début du premier monologue, Jedermann considère la salle du festin et prend conscience qu'il joue une fin de partie. Il se met à méditer sur sa solitude. Il convoque ses serviteurs et leur ordonne de se préparer pour un voyage au cours duquel ils devront emporter toutes ses richesses. Mais la Mort les terrifie et tous s'enfuient. Le deuxième monologue commence. La musique fait entendre les battements du coeur de Jedermann qui exprime son anxiété. Il trouve un certain réconfort en se rappelant sa richesse accumulée. Mais le coffre qui contient ses richesses s'ouvre et c'est Mammon qui en sort pour annoncer à Jedermann qu'il ne peut l'accompagner. « Tu vas à la terre aussi dépouillé et nu que lorsque tu es sorti du ventre de ta mère ».  C'est ensuite  l'allégorie de la Bienfaisance qui lui apparaît comme une femme malade étendue sur un lit de souffrances, mais trop faible pour l'accompagner. Jedermann prie pour que ce ne soit pas la voix de sa vieille mère qui l'appelle. Jedermann s'effondre et se repent de toute son âme dans le quatrième monologue. Bienfaisance lui envoie sa sœur la Foi, qui dans le cinquième monologue interroge Jedermann sur ses croyances. Croit-il en Jésus mort et ressuscité ? La Foi lui demande de renoncer à ce qu'il a été. Il tombe à genoux et prie avec humilité. Dans le sixième monologue la Foi vainc le diable. Jedermann, confiant dans la rédemption, peut mourir réconcilié.


Matthias Goerne, un baryton wagnérien qui s'est également spécialisé dans les Lieder, a eu pour maîtres rien moins qu'Elisabeth Schwarzkopf et Dietrich Fischer-Dieskau, qui avait lui-même enregistré les Monologues en 1964. Dès son entrée en scène on perçoit une personnalité souriante, chaleureuse et charismatique. Pendant 18 minutes, il va se métamorphoser en Jedermann et par la magie de son chant en dresser un portrait saisissant. La voix rayonnante et ample est dotée d'un timbre chaleureux aux couleurs mordorées, chaque son modulé trouve un solide point d'appui pour exprimer l'émotion et son exacte intensité, les graves sont remarquables. Matthias Goerne ne recherche jamais l'effet, il rend avec authenticité la lente évolution de son personnage qui bascule de l'arrogance de la richesse à une prise de conscience qui le mène au doute et au repentir. C'est confondant de beauté. Après l'ovation d'un public émerveillé, Mathias Goerne offrira un rappel judicieusement choisi : la cantate Ich habe genug (Je suis comblé) de Jean-Sébastien Bach. Le texte de cette cantate, d'un poète inconnu, met en scène l'histoire évangélique du vieux Syméon, qui fut l'un des premiers à reconnaître le Messie dans l'enfant Jésus lors de sa présentation au temple. C'est bien plus qu'un rappel : c'est un Matthias Goerne à l'apparence transformée qui incarne à présent un vieillard comblé et prêt à mourir dans une paix joyeuse car il a vu en l'Enfant Jésus le Salut que Dieu préparait à la face des peuples. Son chant sublime s'accompagne des mouvements d'un corps qui semble communiquer avec le divin. Au vieillard riche alourdi par le poids de sa fortune et misérable s'oppose le vieillard juste et pieux auquel une apparition du Saint-Esprit avait annoncé qu'il verrait le Sauveur. Matthias Goerne a réalisé une métamorphose habitée, sombre et douloureuse en Jedermann, exaltée en Syméon, toujours avec la beauté d'un phrasé impeccable et une grande empathie pour l'un et l'autre de ces deux personnages antinomiques.

Vladimir Jurowski et l'orchestre d`État de Bavière

Vladimir Jurowski poursuit son exploration systématiquement chronologique des symphonies d'Anton Bruckner avec cette sixième symphonie en la majeur d'Anton Bruckner, une œuvre quelque peu éclipsée par ses voisines plus populaires. Elle n'est jouée que pour la quatrième fois en tout dans l'histoire de l'Académie musicale bavaroise. Vladimir Jurowski interprète cette œuvre complexe en en soulignant avec vigueur le rythme marqué. Elle avait été qualifiée par son compositeur comme la « plus effrontée » de ses symphonies (en allemand "die Keckste"). La sixième symphonie fut composée de 1879 à septembre 1881 et a ceci de particulier qu'elle ne fit l'objet d'aucune réécriture. Bruckner n’entendit jamais l’exécution intégrale de cette œuvre ; seuls, l’adagio et le scherzo furent donnés à Vienne en 1883, le 11 février, deux jours avant la mort de Wagner, que Bruckner révérait comme un dieu et dont il cite brièvement Tristan und Isolde dans le mouvement final. Vladimir Jurowski réussit une direction  précise de cette symphonie dont la construction développe un thème initial selon la gamme diatonique du mode phrygien (le troisième mode). Toute l'œuvre est comme une construction mathématique complexe qui pratique la mutation dans la répétition. Le chef se montre très attentif aux coulissements chromatiques qui font évoluer les thèmes tout en les modulant. Cependant la précision de l'exécution, fort cérébrale, n'est pas dénuée d'une certaine sécheresse, on se sent rarement transporté par la musique, l'émotion n'est pas au rendez-vous, d'autant que Vladimir Jurowski déchaîne volontiers les montées en puissance du volume. Les aspects plus intimistes de la partition, comme certains passages de l'Adagio, ou les aspects plus lyriques et poétiques du scherzo, sont comme noyés dans le volume sonore, ce qui n'a pas empêché le chef et l'orchestre de remporter un franc succès.

Crédit des photos © Geoffroy Schied / Bayerisches Staatsorchester

vendredi 14 février 2025

Die Liebe der Danae, l'opéra testamentaire de Richard Strauss à la Bayerische Staatsoper

 

Révolution au palais : Danaé (Manuela Uhl) et les créanciers de Pollux

Claus Guth a mis en scène de très nombreux opéras de Richard Strauss, dont il est devenu un éminent spécialiste. En 1988 il était étudiant à l'Académie de Théâtre August Everding,  une année straussienne pour l'Opéra national de Bavière qui avait joué tous les opéras du compositeur en une saison, y compris Die Liebe der Danae. Ce fut sa grande initiation à Strauss, et sa fascination pour le compositeur ne l'a depuis lors plus quitté. Wolfgang Sawallisch présidait alors aux destinées de  l'Orchestre de l'État de Bavière. Pour sa nouvelle production, Claus Guth s'est associé au chef  Sebastian Weigle, avec lequel il entretient une longue relation de travail : ils ont monté ensemble DaphneRosenkavalier et plus récemment Elektra à l'Opéra de Francfort.

Le faux Midas (Christopher Maltman) et l'illusion d'une couche dorée

Claus Guth a une connaissance intime de la musique des opéras de Strauss. C'est au départ de la musique qu'il élabore ses mises en scène. Il s'en est expliqué dans une interview menée par Yvonne Gebauer, publiée dans le programme : " J'ai d'abord été attiré par la grande diversité des couleurs. J'étais fasciné par le nombre de couches que ce compositeur cachait sous une surface qui semblait lisse au premier abord. C'était tout à fait intuitif : cette musique enivrante m'a saisi comme une aspiration, voire m'a submergé. [...] La musique est pour moi le point de départ central de mon travail. Chez Strauss, j'ai l'impression que l'orchestre réalise une radiographie des différentes couches musicales. Plus on explore et plus on creuse, plus ce cosmos s'enrichit. Grâce à cette stratification complexe, le dessin des personnages donne lieu à des portraits subtils, voire à des psychogrammes d'une grande richesse, d'une incroyable modernité. Ce sont surtout les fortes figures féminines auxquelles Strauss s'est intéressé et qu'il a façonnées à maintes reprises tout au long de son œuvre. Je trouve le caractère abyssal de la musique de Richard Strauss très fascinant et inspirant. Elle me permet, en tant que metteur en scène, d'aller à l'encontre de la beauté superficielle avec des images et des récits très différents et de créer un écho dans les couches profondes de la musique. [...] C'est aussi en cela que consiste mon travail : faire ressortir précisément cela. "

Danae (Manuela Uhl) et Midas (Andreas Schager)

Claus Guth a déplacé l'action des temps mythiques dans la vivacité du bel aujourd'hui. Les origines de Pollux, roi de l'île d'Éos et père de Danae, ne sont pas abordées dans le livret que Joseph Gregor composa au départ d'un projet de Hugo von Hofmannstahl. Claus Guth en fait un businessman banquerouté dont les baies vitrées des bureaux donnent sur une ligne de gratte-ciel sans doute new-yorkais. Pollux est coiffé à la Donald Trump ( —une mention particulière pour le talent du perruquier s'impose — ) cette allusion au président se voit encore renforcée lorsqu'on aperçoit un avion tout doré en train d'effectuer son atterrissage. Mais ce rapprochement est vite oublié, ce n'est qu'un clin d'oeil amusé au passage, il s'agit de montrer que l'opéra de Strauss décrit le crépuscule des dieux que les humains ont délaissé au profit de leur vénération pour l'or, une vénération d'abord partagée par Danae, qui saura se libérer de son emprise en découvrant son indépendance et sa volonté propre, un trait typique des personnages féminins de Strauss. La mise en scène met en évidence l'évolution des personnages : Danae bien sûr, qui abandonne ses stériles rêves cousus d'or au profit de son amour pour Midas, redevenu un simple ânier, mais aussi Jupiter qui abandonne son costume tout en or et sa divinité pour se transformer en Wanderer, dieu déchu, errant et crépusculaire. La mise en scène de Claus Guth montre bien que le monde de Pollux et de ses créanciers est vide de sens et illusoire, et que l'humanité est tout aussi insensée dans sa recherche perpétuelle d'une satisfaction nouvelle. La scénographie de Michael Levine nous fait passer des bureaux ordonnés du premier acte aux bureaux dévastés du troisième acte. Le final est particulièrement poignant avec les vidéos de rocafilm occupant tout le fond de scène : on y un film tourné à la fin de la vie de Strauss : le compositeur se promène dans le vaste jardin de sa villa de Garmisch ou sur fond de Munich anéantie par les bombardements, dont celui qui détruisit complètement le Théâtre national de Munich en 1943. Ce final nous rappelle le sujet délicat des relations privilégiées et contrastées que Strauss entretint avec le national-socialisme.

Jupiter en Wanderer (Christopher Maltman)
et Mercure ( Ya-Chung Huang) dans un monde effondré

Der Liebe der Danae est relativement peu joué. La dernière production munichoise remonte aux temps de Sawallisch. Pourtant cette oeuvre composée à la fin du parcours musical de son auteur est particulièrement passionnante tant par sa diversité que parce qu'elle comporte de nombreuses auto-citations que les straussiens avertis se plairont à reconnaître. On retrouve des motifs ici du Rosenkavalier, là d'Arabella ou de la Frau ohne Schatten, de Daphne encore et souvent, plus proche dans le temps. Des leitmotivs subtilement exprimés, des passages symphoniques lors des interludes, des polyphonies chorales, du lyrisme et de l'humour, partout une grande maîtrise de l'instrumentation, et toujours cette légèreté et cette grâce si straussiennes. Lors de l'interlude du premier acte, la transposition musicale de la pluie d'or qui vient illuminer le rêve de Danae est une petite merveille que traduisent les flûtes, le glockenspiel, le célesta et le piano. On perçoit l'enchantement sonore métaphorique de la pluie d'or. Straussien réputé, Sebastian Weigel et l'Orchestre d'État de Bavière, qui pratique Strauss depuis toujours, ont su transmettre la magie alchimique de cet opéra trop peu connu, qui transmue l'or en amour. Le chef a réussi une parfaite connexion entre la fosse et la scène. Il s'est également appliqué à rendre perceptibles les subtiles superpositions des strates sonores que Strauss a si joliment tissées dans sa partition. 

De merveilleux chanteurs complètent le tableau d'une soirée qui tutoyait la perfection. La maladie a contraint Malin Byström, attendue en Danae, de renoncer aux deux premières représentations, après avoir assuré la générale. Manuela Uhl, qui avait déjà incarné Danae à Kiel en 2001 puis à Berlin en 2016, était heureusement disponible et a réussi l'exploit d'intégrer la production en moins de 24 heures et de livrer une interprétation scénique magistrale, puissante et émouvante de son personnage. Straussienne et wagnérienne, elle détaille la palette émotionnelle de Danae de son soprano dramatique rayonnant, doté d'une solidité et d'une charge énergétique telles qu'elle peut le pousser à la limite de l'exaltation. Tout aussi stellaire est le Jupiter du baryton Christopher Maltman qui fait passer son personnage d'abord sûr de lui, infatué et arrogant par les affres de l'échec. La perfection du jeu scénique du baryton anglais est à l'aune de sa performance vocale. Jupiter, adulé par les quatre reines, amantes délaissées mais toujours éprises du dieu, convaincu de la puissance de l'or qu'il produit à foison, se heurte aux choix de Danae qui renonce au métal précieux et à la gloriole divine pour vivre dans l'amoureuse pauvreté que peut lui offrir le vrai Midas, ânier de son état. La dégradation de la condition du dieu suprême le transforme en un pèlerin cheminant qui finit terrassé et impuissant. La prestation de Christopher Maltman atteint au sublime. Le ténor héroïque d'Andreas Schager en Midas passe sans peine les rutilances de l'orchestre tout en conférant à son personnage une aura d'harmonieuse douceur. Dérisoires et futiles, joliment attifées, les quatre reines que Strauss traite toujours en groupe, comme une hydre amoureuse à quatre têtes qui essayent de se réapproprier leur divin amant, sont remarquablement interprétées par Sarah Dufresne (Semele), Evgeniya Sotnikova (Europe), Emily Sierra (Alcmène) et Avery Amereau (Leda), un groupe choral qui donne un canon épatant au troisième acte.

Dans son entretien avec le metteur en scène la dramaturge Yvonne Gebauer rappelle les mots prononcés par Strauss alors qu'en 1944, il prenait congé  de l'Orchestre philharmonique de Vienne à Salzbourg, après que celui-ci eut joué l'interlude en do majeur de l'opéra du dernier acte de Danae : « Peut-être nous reverrons-nous dans un monde meilleur ». L'amour de Danae pour Midas au sein d'un monde en déshérence porte ce message d'espoir bien nécessaire en des époques honteusement troublées. Et l'excellente production de l'Opéra de Munich en communique l'universalité.

Danae et les quatre reines

Distribution du 11 février 2025

Direction musicale Sebastian Weigle
Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
Scène Michael Levine
Costumes Ursula Kudrna
Lumières Alessandro Carletti
Vidéo rocafilm
Chœur Christoph Heil
Dramaturgie Yvonne Gebauer, Ariane Bliss

Jupiter Christopher Maltman
Mercure Ya-Chung Huang
Pollux Vincent Wolfsteiner
Danae Malin Byström
Xanthe Erika Baikoff
Midas Andreas Schager
Quatre rois Bálint Szabó, Kevin Conners, Paul Kaufmann, Martin Snell
Semele Sarah Dufresne
Europe Evgeniya Sotnikova
Alcmène Emily Sierra
Leda Avery Amereau
Quatre gardiens Yosif Slavov Bruno Khouri Vitor Bispo Daniel Noyola
Une voix Louise McClelland

Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
Orchestre national de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied

vendredi 7 février 2025

Bayerische Staatsoper — Die Liebe der Danae ce vendredi soir 7 février en direct à la radio


La mythologie peut-elle être joyeuse ?

Hugo von Hofmannsthal a explicitement conçu l’opéra Die Liebe der Danae (L’amour de Danaé) pour Richard Strauss comme une « mythologie joyeuse ». Le livret, achevé par Joseph Gregor, raconte l’histoire de la chaste fille du roi Pollux : Danaé est courtisée par le dieu Jupiter. Pour la conquérir, il se transforme en roi Midas. Danaé préfère Midas au dieu, même lorsque Jupiter lui retire la capacité de tout transformer en or. Même lorsqu’il est « rétrogradé » au rang d’ânier, Danaé reste imperturbablement attachée à Midas. C’est alors que Jupiter cède et bénit le bonheur des amants.

L’opéra, qui n’a été créé qu’en 1952 au festival de Salzbourg (en 1944, seule une répétition générale avait pu avoir lieu), fait l’objet d’une nouvelle production au Théâtre national de Munich, dont la première aura lieu ce vendredi 7 février 2025 à 19 heures. Le metteur en scène Claus Guth signe sa quatrième mise en scène à l’Opéra d’État de Bavière. Au cours de la saison 2022-23, il avait enthousiasmé le public munichois avec sa mise en scène de Semele.

La direction musicale sera assurée par Sebastian Weigle, qui assume pour la première fois la direction musicale d’une nouvelle production à l’Opéra d’État de Bavière.

Die Liebe der Danae comprend trois rôles principaux très vastes et exigeants, et les trois solistes font leurs débuts dans cette production : Malin Byström dans le rôle de Danaé, Andreas Schager dans celui de Midas, Christoper Maltman chantera Jupiter. En outre, Ya-Chung Huang interprétera Mercure et Vincent Wolfsteiner Pollux.

Radiodiffusion en direct ce soir (7 février) à partir de 19H :

CR après la représentation du 11 mars.

Source des textes BSO et BR Klassik traduits par Luc-Henri Roger
Photo © Monika Rittershaus

mercredi 5 février 2025

Alcina au Theater-am-Gärtnerplatz — De la Musique avant toute autre chose

Jennifer O’Loughlin (Alcina), Ballet du Gärtnerplatztheater

Le Théâtre de la Gärtnerplatz revisite l'opéra baroque en nous offrant une nouvelle production d'Alcina, le Dramma per Musica que composa Georg Friedrich Haendel d'après le livret d'Antonio Fanzaglia L'isola di Alcina lui-même basé sur  l'Orlando furioso de Ludovico Ariosto. 

Quand les chevaliers errants ne font pas usage de leurs armes, ils aiment s'essayer à des aventures amoureuses risquées. C'est le cas de Ruggiero, qui tombe sous le charme d'Alcina, une magicienne qui transforme ses adversaires et les amants dont elle s'est lassée en pierres, en arbres ou en animaux. Ruggiero, aidé par sa fiancée Bradamante, parvient à se libérer du sort que lui a jeté Alcina, et, dans la foulée, libère toutes les personnes enchantées de l'île.

Au cours de la saison 1734/1735, Georg Friedrich Händel régna en maître sur le Covent Garden Theatre de Londres : outre trois oratorios, il y fit représenter cinq opéras, dont deux premières mondiales, Ariodante et  Alcina, toutes deux basées sur des épisodes de l'épopée en vers de l'Arioste. Ce grand succès lyrique de Haendel à Londres est une œuvre d'art baroque totale d'un genre particulier : l'île magique d'Alcina est animée par des parties chantées, de la pantomime, de la danse et par l'ingénierie spectaculaire du théâtre à machines. 


Moniká Jägerova (Bradamante), Alina Wunderlin (Morgana),
Ballet du Staatstheater am Gärtnerplatz 
(Les hommes ensorcelés)

C'est l'époque où sur la scène lyrique très disputée de Londres, Haendel avait perdu son théâtre habituel, le King's Theater, au profit d'une compagnie concurrente, l'Opera of the Nobility. Haendel cherchait alors à reprendre le dessus en utilisant tout ce que son nouveau théâtre de Covent Garden avait à offrir : des techniques scéniques de pointe et une célèbre troupe de ballet, celle de la danseuse et chorégraphe Marie Sallé. Il proposa un opéra avec beaucoup de passages dansés (au début du premier acte ainsi qu'à la fin du deuxième et du troisième acte ). Lors de ses engagements londoniens, Marie Sallé avait créé un nouveau type de danse voué au naturel et à l'expression des sentiments, une révolution pour l'époque. Dans le ballet d'Alcina, elle apparut en Cupidon, dans un costume masculin, ce qui fut jugé inconvenant et indécent.

Dans la lignée de la première production londonienne, celle du Theater-am-Gärtnerplatz a associé mise en scène et chorégraphie dus à la créativité de la metteuse en scène Magdalena Fuchsberger et du directeur du ballet Karl Alfred Schreiner, tous deux natifs de Salzbourg. Fuchsberger propose une lecture de l'œuvre résolument queer, en donnant à voir des êtres dont le sexe et le genre brouillent les pistes. Les personnages se comportent comme des chiens en chaleur et sont attirés tant par leur sexe que par le sexe dit opposé, se montrant prêts à changer de partenaire ou à pratiquer l'échangisme. La magicienne Alcina n'est pas ici considérée comme un être diabolique néfaste, mais plutôt comme une femme qui cherche à se libérer des contraintes et à repousser les limites. C'est là la magie à la fois surréaliste et  grotesque de l'île enchantée. Les changements de costumes (très réussis de Pascal Seibicke) et de grimages sont si fréquents qu'une chatte n'y reconnaîtrait pas ses petits. Mais cette vague enchantée de libération des mœurs déferle en atteignant sa propre limite et les personnages finissent par aspirer à un modèle de vie petit bourgeois dans le modèle traditionnel : un homme et une femme unis pour la vie poussant landau, possédant voiture et jouissant du confort d'une petite maison. La scénographie a minima de Stephan Mannteuffel illustre ce cheminement : l'île d'Alcina n'est faite que de quelques marches qui se terminent pas une petite plate-forme, d'un petit abribus comportant trois sièges rabattables et d'une serre ; lorsqu'Alcina se met à perdre sa magie, on voit réapparaître le monde de la normalité avec le nouveau décor d'une voiture nettoyée et bichonnée par son propriétaire et une maison confortable, agrémentée dans son jardin d'une fleur géante dont le le pistil et les étamines proéminents rappellent peut-être que la plupart des fleurs sont hermaphrodites, et que le mélange des sexes et des genres qui sont au coeur de la mise en scène leur est familier. Laissons aux spectateurs le soin d'associer à ce qui leur plaira la forme d'un sac de frappe descendu des cintres.

La danse, qui avait joué un rôle fondamental lors de la première londonienne, trouve ici aussi toute sa place mais avec d'autres fonctionnalités. Elle sort du cadre des intermèdes délimités qui lui était imparti à l'origine pour devenir partie intégrante de la mise en scène. Elle dépasse la simple illustration des émotions qui traversent et ravagent les protagonistes mais vient également moduler et construire l'espace scénique, par exemple en esquissant le dessin d'un jardin enchanté où des couples se livrent à des ébats amoureux lascifs. À remarquer que si les danseurs et les chanteurs occupent la même scène, ils se côtoient sans interagir.

Si les embrouillaminis de la mise en scène laissent perplexes, la musique et le chant ravissent. La carrière du chef Rubén Dubrovsky est marquée par son amour pour la musique baroque, il est le fondateur et directeur artistique du Bach Consort Wien (Vienne) et du Third Coast Baroque (à Chicago). Il a livré la partition de Haendel de manière historiquement informée, complétant l'orchestre du théâtre avec une basse continue composée d'instruments d'époque, clavecin, archiluth et théorbe. Ce mariage d'instruments modernes et anciens est d'une grande élégance et parvient à rendre la richesse mélodique et l'atmosphère propre au baroque. Dubrovsky rend les contrastes, la tension dramatique et la diversité de la musique, en en soulignant les thèmes et la trame instrumentale.

Gyula Rab (Oronte), Timos Sirlantzis (Melisso), Jennifer O’Loughlin (Alcina)

Les sept solistes sont à la fête avec la succession d'arias qui leur permet de mettre leurs talents en valeur. On retrouve avec délice Jennifer  O'Loughlin dans le rôle-titre, la soprano lyrique colorature a su relever le défi de la mise en valeur de ce rôle exigeant par sa longueur et sa diversité. Elle passe de l'arrogante omnipotence de la magicienne au trouble qui la saisit lorsqu'elle perd le contrôle des puissances  maléfiques, puis au désespoir de la déroute finale. Sophie Rennert en Ruggiero et Alina Wunderlin en Morgana remportent un beau succès à l'applaudimètre, semblant toutes deux se jouer des difficultés de haute voltige de leurs arias. La contralto tchèque Moniká Jägerova qui se consacre avec passion à l'interprétation de la musique ancienne se montre tout à fait à la hauteur du rôle de Bradamante et est très prenante.  Timos Sirlantzis se voit affublé d'un costume bleu turquoise, de cothurnes et de jambières assortis et d'une coiffure dignes d'une gay pride pour interpréter le rôle transgenre de Melisso que le baryton basse interprète avec un talent amusé.  Le ténor Gyula Rab, travesti en oiseleur, réussit une belle composition du rôle d'Oronte, l'amant de Morgana. La soprano Mina Yu en Oberto porte une moustache et un embryon de barbe pour la première fois de sa vie, ce qui ne l'empêche pas d'égrener de ravissantes notes cristallines pour incarner le téméraire jeune homme arrivé sur l'île méphitique dans le but de retrouver son père disparu.

De la Musique avant toute chose ! On passe une excellente soirée à se délecter de l'interprétation de ces excellents chanteurs et chanteuses si on consent à oublier une mise en scène dont le principal défaut est de complexifier à souhait un livret qui n'en demandait pas tant, alors qu'il est déjà en soi suffisamment dédaléen. 

Distribution du 02.02.2025

Direction musicale Rubén Dubrovsky
Mise en scène Magdalena Fuchsberger
Chorégraphie Karl Alfred Schreiner
Scénographie Stephan Mannteuffel
Costumes Pascal Seibicke
Lumière Michael Heidinger
Dramaturgie Christoph Wagner-Trenkwitz

Alcina Jennifer O'Loughlin
Ruggiero Sophie Rennert
Morgana Alina Wunderlin
Bradamante Moniká Jägerova
Oronte Gyula Rab
Melisso Timos Sirlantzis
Oberto Mina Yu

Crédit photographique © Marie-Laure Briane

Le Projet Zarza (Proyecto Zarza) du Théâtre madrilène de la Zarzuela

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