vendredi 28 février 2025

Les Divers Châteaux du Graal, un texte d'Ernest Gaubert

Monastère de Montserrat © Photo Gyrofrog, Novembre 2004.

Les Divers Châteaux du Graal

in Les Annales politiques et littéraires du 11 janvier 1914

L'homme cherche toujours une terre promise, un domaine de Rédemption, et la légende médiévale de Parsifal en quête du Graal et poursuivant son errante destinée, à la rencontre du château miraculeux, de la lance sainte et de la Coupe Vénérable, a eu maintes répliques et, selon les siècles, ce sont, tour à tour, les richesses spirituelles, l'or ou le plaisir, qui tentent le chevalier, l'explorateur, le conquistador ou même le sociologue. L'aventure de Parsifal est un thème à variantes, mais un thème éternel. Elle a été fort imitée non seulement dans la littérature, mais encore dans la vie.

En poésie, on reconnaît facilement les souvenirs de la légende de Parsifal au chapitre de La Jérusalem Délivrée, où nous voyons Ubalde et le chevalier danois en proie aux tentations des Filles-Fleurs et à leurs maléfices, dans ces jardins d'Armide (une réplique de Kundry), où Renaud reste captif des artifices et des charmes de la magicienne.

La légende du Graal a des racines dans les mythes les plus anciens de la jeunesse du monde. Les livres védiques nous font espérer un endroit, une terre, d'où toute misère, d'où toutes douleurs sont bannies, où règne la complète félicité, où la soif de science est apaisée et où l'âme jouit d'une paix inaltérable. Ce Paradis sur terre, chaque peuple l'a rêvé différent, chaque période humaine l'imagine selon ses caprices. D'après le poème du cycle breton dont s'inspira Wolfram d'Eschenbach, une pierre précieuse d'une grosseur prodigieuse serait tombée de la couronne de Lucifer, le jour de sa révolte et de sa défaite ; elle fut ciselée en coupe. C'est dans cette coupe que Joseph d'Arimathie recueillit le sang du Christ lorsqu'un soldat romain perça le flanc du Sauveur sur la montagne sainte.

« Cette coupe est douée des forces de la vie éternelle. »

Le Vendredi Saint, une blanche colombe descend du ciel, apportant une hostie quelle dépose dans le vase sacré dont elle renouvelle les vertus. Les anges ont confié la garde de cette coupe à la race de Perillus, chevalier de la Cappadoce, évangélisateur de la Gaule et de l'Espagne, sous le règne de Vespasien. Une chevalerie spirituelle sur le modèle de l'ordre des Chevaliers du Temple a été instituée pour veiller à la conservation du Saint-Graal. Ces chevaliers devaient se soumettre au célibat. Leur roi seul se mariait, pour perpétuer la dynastie.

Mais le château du Graal, au moment où s'ouvre l'opéra wagnérien, est dans l'affliction. La lance sainte, dont le légionnaire Longin ouvrit le flanc divin, a été dérobée à Amfortas, roi du Graal, par Klingsor, un roi maure, aidé de Kundry, la magicienne, tour à tour servante de Klingsor ou des chevaliers du Graal. Amfortas a été blessé par cette lance qui seule pourra guérir la blessure qu'elle a faite. Seul, un être pur et qui aura résisté, à la tentation pourra reconquérir la lance, guérir Amfortas et ramener la joie dans Montsalvat. Cet être, ce sera Parsifal, qui, une fois déjà a pénétré dans Montsalvat. sans comprendre la grandeur de sa mission, et qui devra traverser une série d'épreuves avant de rentrer, après avoir dédaigné l'appel des plaisirs, dans le domaine spirituel du Graal.

Pendant plus de trois siècles, les romans de chevalerie nous ont montré le chevalier errant à la recherche des routes qui mènent vers le château de l'Eternel Salut, où l'on ne parvient qu'après avoir vaincu toutes les révoltes de notre cité intérieure, ce qui est plus tard le véritable idéal chrétien. Symbole du renoncement et du courage, Parsifal a eu des successeurs dans l'histoire et la légende qui ne le valent pas.

En effet, ce domaine de Montsalvat, on nous en parle encore, on nous en a toujours parlé sous d'autres noms, et bien des voyageurs le cherchent encore ; il se nomme, aujourd'hui, la « Cité Future ». Il se nommait, il y a soixante-quinze ans, l' « Heureuse Icarie » de Cabet ; c'est la Salente de Fénelon et c'est l'Eldorado des légendes espagnoles du temps de la conquête américaine. Rabelais nous y promettait une vie de bonne chère et de grande liesse ; les récits des conquistadors faisaient entrevoir de féeriques palais d'or et de pierreries ; le bon Cabet entraînait ses disciples vers une terre où régnerait le bonheur saint-simonien. Tous nous donnaient à croire que, sur terre, l'homme peut réaliser le bonheur qu'il attend ! La légende de Parsifal est plus sage, qui ne réalise rien sans le secours du ciel, par l'abnégation et la pureté.

D'ailleurs, le domaine du Graal a existé. Il existe encore, à quelque mille kilomètres de Paris, tel que Wagner l'a évoqué. Beaucoup de discussions se sont élevées à propos de la situation topographique du Montsalvat et de nombreuses hypothèses ont été mises en avant.

Une des plus vraisemblables, en apparence, consistait à identifier Montségur et Montsalvat.

Montsalvat le grand sanctuaire, l'acropole et la suprême citadelle de l'Albigéisme avec le château du Graal. En effet, si le Montségur bâti par la comtesse Esclarmonde, sur un des pics les plus sourcilleux de l'Ariège, est postérieur à la légende bretonne, on n'ignore pas que le château construit par Ramon de Perelha, pour être le dernier refuge des Albigeois, fut édifié sur les ruines d'un autre château déjà célèbre.

Cependant, comme tous les auteurs qui ont adapté ou renouvelé le thème de Parsifal parlent toujours de l'Espagne et d'un château des montagnes du nord de l'Espagne, il y a quelque imprudence à situer Montsalvat dans les ruines antérieures aux ruines actuelles de Montségur. D'autres le situent à Salvatierra, petite ville de Biscaye, station entre Alsasua et Vittoria, sur la ligne de Alsasua à Miranda de Ebro. Cette hypothèse placerait Montsalvat parmi les monts Cantabres, dans un décor assez semblable à celui des récits légendaires. Mais les quelques pans de muraille qu'on y retrouve ne datent guère que du douzième siècle. Si c'est là que se dressa le château du Graal, il n'en reste rien. Ceux qui le placent dans la Galice méridionale, près d'une autre Salvatierra, au confluent du Tea et à la frontière portugaise, semblent avoir de meilleures raisons. Ce pays de gorges étroites, de défilés pittoresques et de cascades bondissantes, les restes d'un vieux château du onzième siècle et quelques légendes pourraient appuyer plus sérieusement leur opinion, quoiqu'il ne s'agisse plus ici d'un château de montagne, tel qu'il est expressément décrit dans le poème.

Aussi s'accorde-t-on à croire, aujourd'hui, que les conteurs et les poètes ont désigné, sous le nom de Montsalvat, l'antique monastère de Montserrat, dans la province de Barcelone, entre Monistrol et Manresa. Nous avons développé nos raisons dans une étude spéciale. (1) En effet, ce monastère s'élève sur cette Montagne de la Scie (Montserrat), qui se fendit en deux le vendredi de la Passion, à l'heure ou le Christ expira ; il est bien situé dans ces montagnes wisigothes du nord de l'Espagne dont parle Wagner au premier acte de Parsifal. On y conserve, depuis des siècles, une statue miraculeuse de la Vierge sculptée par saint Luc et qui a le pouvoir de guérir les blessures. On y retrouve tous les paysages décrits par le poème: l'ermitage, la source, le lac, les essences d'arbres énumérées dans Wolfram d'Eschenbach, les grands contrastes de lignes, les longues perspectives. Il y florit une école de musique vieille de mille ans, dont les élèves sont appelés les « pages de la Vierge ».

Les légendes catalanes content, d'ailleurs, que c'est là que les chevaliers du Graal trouvèrent un asile.

Depuis l'établissement de la foi catholique en Espagne, le monastère bénédictin de Montserrat — détruit par les Français en 1808 et rebâti en 1812 — est demeuré le centre le plus important de pèlerinages, dans la péninsule ibérique. C'est un site merveilleux, au-dessus des plaines de Catalogne, dans un massif aride, à mille mètres d'altitude. Un chemin de fer à crémaillère, d'une hardiesse extraordinaire, escalade des rampes difficiles découvrant des panoramas splendides.

Pour les habitants de la plaine qu'il domine, ce pic dans les nuages devait bien être, en effet, le château de l'âme, lieu de la Rédemption et de Spiritualité.

Enfin, n'oublions pas — au moment où le chef-d'oeuvre de Wagner entre dans le répertoire de notre Opéra — qu'un roi essaya de créer chez lui, dans ses hauts châteaux du Rhin, des Montsalvat artificiels à Neu-Schwanstein, à Chiemsee, à Linderhof; qu'il y a vingt-cinq ans, Louis II de Bavière mourait dans les eaux du lac de Starnberg, entraînant avec lui l'aliéniste qui lui donnait ses soins. Lui aussi avait essayé de réaliser et de vivre, tour à tour, le rêve de Lohengrin et celui de Parsifal, et de rebâtir, parmi les hautes forêts d'Allemagne, le château du Graal, le château du Bonheur et le château du Songe.

ERNEST GAUBERT.

(1) Ernest Gaubert, Sur les pas de Parsifal, in Je sais tout du 15 janvier 1914

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