vendredi 30 mai 2025

Giulio Cesare in Egitto de Haendel dans une mise en scène de Calixto Bieito au Liceu de Barcelone


Le Théâtre du Liceu à Barcelone présente en coproduction avec le Théâtre national des Pays-Bas Giulio Cesare de Haendel dans une mise en scène de Calixto Bieito et une distribution en partie différente. La direction d'orchestre a été confiée au claveciniste et chef d'orchestre William Christie, un éminent spécialiste de la musique baroque. Un orchestre mixte a été composé pour la circonstance avec des instrumentistes de l'orchestre du Liceu et des musiciens baroques invités, dont quatre membres des Arts florissants. Leur expertise et leurs conseils ont permis de transformer avec succès l'orchestre barcelonais en un  orchestre baroque. William Christie s'est déclaré plus que satisfait du travail de cet orchestre recomposé : « Nous étions tous inquiets, mais nous n'avions pas besoin de l'être. C'est un miracle. Il faut savoir que l'orchestre baroque du Liceu est né et c'est une étape impressionnante »

William Christie

À Barcelone comme à Amsterdam, la mise en scène de Calixto Bieito a été très diversement accueillie. Fait étonnant, le metteur en scène s'est déchargé des répétitions sur trois de ses assistantes et n'a pas cru devoir y assister ni même se présenter aux salutations, ce qui fait qu'on ne put en salle enregistrer les réactions du public interloqué par cette curieuse absence lors d'un soir de première. 

Bieito n'aborde pas cet opéra comme un document historique mais en déplace l'action dans un présent aux contours incertains, il s'est surtout intéressé à explorer des composantes de la nature humaine,  spécialement  la dimension toxique de l'obsession du pouvoir. Ce choix correspond bien à la vocation de l'opéra seria du 18ème siècle qui cherchait dans les événements passés et les récits mythologiques un modèle de conduite, un guide moral qui montrerait les vertus et les défauts du caractère humain. L'intérêt du librettiste Nicola Francesco Haym, qui a adapté une version antérieure de 1676 écrite par Giacomo Francesco Bussani pour un opéra d'Antonio Sartorio, n'était pas tant de reconstruire une intrigue que de réfléchir sur le pouvoir : l’argument principal s’articule autour des luttes de pouvoir émaillées de trahison. Il y a un verbe qui revient constamment dans le livret et que partagent plusieurs personnages de l’opéra : "gouverner."

Tolomeo Cameron Shahbazi (Tolomeo), Teresa Iervolino (Cornelia)
et 
 José Antonio López 
 (Achilla)

La scénographie de Rebecca Ringst installe sur la scène un grand parallélépipède rectangle, un pavé droit métallique aux parois de tôles perforées d'une multitude de petites ouvertures resserrées. Ces surfaces permettent selon l'éclairage de distinguer l'intérieur du pavé, comportant notamment un escalier qui donne accès à la face supérieure, ou de servir d'espace pour diverses projections. Ce décor minimaliste permet de mettre en valeur la dramaturgie : dans les premières scènes, Calixto Bieito s'attache à dessiner les contours des personnages présentés comme des archétypes de leurs conflits moraux. Bientôt on verra le pavé s'élever sur sa tranche postérieure au moyen de deux puissants vérins hydrauliques qui lui donne une remarquable inclinaison sous forme de  pente. Il ressemblera alors au bâtiment futuriste qui l'a inspiré : l'imposant pavillon de l'Arabie Saoudite de l'Exposition internationale de Dubaï en 2020,  le deuxième en importance d'un ensemble érigé dans une zone désertique de l'émirat. Le pavillon avait remporté le prix d'honneur dans la catégorie du meilleur design extérieur et du meilleur affichage, grâce notamment à son immense miroir à écran numérique interactif (plus de 1 240 mètres carrés).  L'écran miroir du pavillon  saoudien présentait les innovations du pays et son originalité. Les projections sur le parallélépipède incliné de Barcelone évoquent ici l'Égypte ancienne en recevant l'impression d'un texte défilant rédigé en hiéroglyphes, qui rappellent les calligraphies géantes d'un texte coranique sur une des faces du pavillon saoudien,  elles expriment là la sensualité et la lubricité des protagonistes  avec un gros plan sur des lèvres rouges et des yeux maquillés, donnent à voir une plage et les vagues déferlantes de la mer, un ciel bleu et blanc ou une nuit au clair de multiples lunes. La structure flexible du pavé incliné permet le jeu complexe du positionnement des personnages qui parfois montent l'escalier pour accéder au toit, ils sont alors pourvus d'un baudrier de sécurité. Ainsi de Sesto qui se servira ensuite de son baudrier pour assassiner Tolomeo, de Giulio Cesare ou de Cleopatra qui laissera pendre son abondante chevelure cachée sous un voile en début de spectacle.



L'obsession du pouvoir ne s'encombre d'aucun scrupule. Ainsi, d'entrée de jeu, du meurtre de Pompée et de sa décapitation. Calixto Bieito s'empare de la tête coupée offerte par Ptolémée à César et en fait un objet central de sa mise en scène : on voit Achilla apporter la tête dans un sac en plastique comme le ferait une ménagère au sortir de ses courses. Il en sort une espèce de balle ensanglantée et de la charpie rouge. Cette exposition et la manipulation de la tête et des déchets sanglants par les protagonistes vont bien au-delà de leur mention dans le livret, elles semblent être aussi utilisées à des fins de provocation. Les provocations vont ensuite se succéder comme autant de gloses du texte du livret. Ainsi verra-t-on se profiler une relation incestueuse entre Cornelia et son fils Sesto, — est-ce là la conséquence de la douleur d'avoir perdu un mari et un père encore renforcée par l'horreur de son exécution ? Cette relation deviendra plus tard cannibale lorsqu'on verra Cornelia mordre à pleines dents dans le bras de Sesto. Cette femme qui a tout perdu éprouve-t-elle pour son fils un amour dévorant ? Le personnage de Ptolémée reçoit un traitement conforme à sa réputation d'être efféminé entouré de beaux hommes musclés dans une scène de partouze homosexuelle. À la fin de l'opéra, pour le lieto fine, Cesare et Cleopatra défont l'emballage de somptueux cadeaux : ils se sont mutuellement offerts des trônes, qui ne sont autre que des cuvettes de toilettes en or massif. Ces cuvettes sont aussitôt désirées par les autres survivants et la tableau final aligne pas moins de 7 cuvettes en or. Cela rappelle peut-être  l'installation America de l'artiste Maurizio Cattelan au Musée Guggenheim de New York, que le musée présentait comme « un clin d'œil aux excès du marché de l'art, mais évoque également le rêve américain de la chance pour tous ». Une anecdote savoureuse relate que lors de son premier mandat, un président américain très porté sur l'or massif aurait en 2018 demandé au Guggenheim le prêt d'un Van Gogh pour décorer les appartements privés de la Maison Blanche. Il se serait vu opposer un refus, mais le musée lui aurait ironiquement proposé en échange le prêt du wc en or massif.  Le costume bleu et la cravate rouge de Giulio Cesare pourraient bien pointer dans la même direction.

Les chanteurs et les chanteuses sont vêtus d'innombrables vêtements haute-couture dessinés par Ingo Krügler qui exigent de nombreux changements de costumes. Ainsi de Cleopatra qui apparaît dans une élégante longue robe bleue, les cheveux couverts par un hijab. On la verra ensuite en robe rouge, puis dans un peignoir de plage turquoise, puis en maillot de bain pour des scènes balnéaires. Et, pour la scène finale, dans une tenue moulante noir et or. 

Julie Fuchs (Cleopatra) et Xavier Sabata (Cesare)

Trois chanteurs de la production d'Amsterdam sont présents sur la scène catalane  : la mezzo-soprano italienne Teresa Iervolino (Cornelia), le contre-ténor perso-canadien Cameron Shahbazi (Tolomeo) et la soprano française Julie Fuchs (Cleopatra). Cet excellent trio expérimenté donne le meilleur de la soirée. C'est dans le rôle de Cornelia que Teresa Iervolino avait abordé le répertoire baroque à Toulon, auquel avait suivi celui d'Holopherne à la Fenice. Dotée d'une voix profonde et chaleureuse, elle incarne son rôle avec force et énergie et lui apporte une présence scénique imposante. La mezzo-soprano Helen Charlston donne un Sesto étourdissant avec parfois des accents de contre-ténor. Sa composition de ce rôle en pantalon est confondante de véracité, on croit voir et entendre un jeune homme accablé et furieux pris dans un maelstrom de sentiments. Seul bémol, la mise en scène lui rend son aspect féminin lors de sa dernière scène, un peu comme un travesti qui ôte sa perruque en fin de numéro, mais ici cela dessert le propos. Cameron Shahbazi  incarne un superbe Tolomeo, sensuel, féminin, félin et rusé. Giulio Cesare est chanté par le contre-ténor barcelonais Xavier Sabata, un enfant du pays très apprécié par le public catalan. Homme de prestance avantageuse et de stature bien campée, il donne une composition très énergique de son personnage, mais n'a hélas ni la puissance ni la projection requises pour la grande salle du Liceu et reste vocalement en retrait du rôle. Curieusement, il porte la barbe, une pilosité que les Romains associaient à des cultures orientales décadentes. La Cleopatra de la soprano française Julie Fuchs constitue le plus grand bonheur de la soirée, elle sera longuement ovationnée par un public enthousiaste et totalement conquis par la technique pointue et la performance hors-norme de cette très grande chanteuse dont la prestation tout en souplesse est remarquable par le contrôle du souffle et une interprétation très naturelle et authentique. Un talent qui combine la justesse du geste, l'audace et l'énergie, la beauté du phrasé et la puissance de la projection. Les rôles secondaires, l'Achilla du baryton espagnol José Antonio López, le Nireno du contre-ténor barcelonais Alberto Miguelez Rouco et le Curio du baryton  espagnol Jan Antem sont de belle façon. 

Helen Charlston (Sesto)

Production et distribution

Mise en scène Calixto Bieito

Direction d'orchestre William Christie

Assistants à la direction musicale Emmanuel Resche-Caserta et Florian Carré
Scénographie Rebecca Ringst
Costumes Ingo Kruegler
Lumières Michael Bauer
Vidéo Sarah Derendinger
Dramaturgie Bettina Auer
Production Gran Teatre del Liceu et Dutch National Opera
Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu

Giulio Cesare  Xavier Sabata contre-ténor
Cornelia Teresa Iervolino mezzo-soprano
Sesto Helen Charlston mezzo-soprano
Cleopatra Julie Fuchs soprano
Tolomeo Cameron Shahbazi contre-ténor
Achilla José Antonio López baryton
Nireno Alberto Miguelez Rouco contre-ténor
Curio Jan Antem baryton

Crédit photographique © David Ruanoi

lundi 26 mai 2025

Anna Teresa De Keersmaeker revient au Mercat de les Flors de Barcelone avec EXIT ABOVE


Le Mercat de les Flors (Marché des Fleurs) est un théâtre municipal de Barcelone qui vint s'installer  en 1983 dans le Palais de l'Agriculture, bâti à l'intention de l'Exposition Internationale de 1929 à Montjuic. Il a ensuite hébergé le marché central de fleurs, d'où son nom actuel. Depuis 1983, le Mercat de las Flors est devenu un espace de référence des arts scéniques à Barcelone. La compagnie ROSAS d'Ana Teresa Dekeersmaeker, une habituée des lieux très appréciée du public de la capitale catalane, y est revenue en cette fin du mois de mai pour y présenter deux spectacles, EXIT ABOVE after the Tempest et Il Cimento dell'Armonia e dell'InvenzioneEXIT ABOVE, un spectacle accompagné musicalement par la jeune chanteuse compositrice Meskerem Mees et le guitariste Jean-Marie Aerts avait connu sa première il y a deux ans au Théâtre National Wallonie-Bruxelles.

EXIT ABOVE, d'après la Tempête de Shakespeare, s'inscrit dans la continuité des projets chorégraphiques qu'Anna Teresa De Keersmaeker et sa compagnie Rosas, fondée en 1983, une démarche initiée dès Fast, Four Movements to the Music of Steve Reich, sa première pièce dans laquelle elle déployait déjà une exploration rigoureuse du mouvement articulé dans sa relation avec la musique. Alors comme aujourd'hui, la chorégraphe se montre fascinée par une conception du mouvement et de la danse qui s'inscrit en relation avec la géométrie qui devient un élément essentiel d'une création rigoureuse, quasi millimétrée. Comme dans des créations précédentes, le sol de la scène est couvert de figures géométriques aux harmonies complexes, qui déterminent tout autant l'art du mouvement que la musique et le langage.


Au commencement était la marche. Mouvement primaire et essentiel, la marche rencontre la musique et la géométrie. EXIT ABOVE interroge la marche erratique d'un groupe désarmé qui vient de connaître le traumatisme d'une tempête magistralement mise en scène au moyen d'une large toile de fin plastique qui descend des cintres et se voit follement animée par la soufflerie d'un grand ventilateur.  Un jeu de sons et de lumières qui s'empare du corps d'un danseur de break dance qui fait en entrée de spectacle la démonstration d'un superbe talent.  La chorégraphie examine  ensuite longuement la traversée de l'espace-temps par un groupe de personnes dont les mouvements incarnent les pensées et le monde intérieur. Elle donne à voir l'intériorité des personnes tant sur le plan collectif que sur le plan individuel.


Le spectacle est né de la rencontre de la chorégraphe avec le travail du guitariste belge et producteur musical  Jean-Marie Aerts, décédé l'an dernier, qui s'était fait connaître comme membre du groupe TC Matic. Anna Teresa De Keersmaeker, dont les créations sur base de musique classique sont bien connues, s'est aussi intéressée à la musique pop, une musique souvent faite pour danser et qui nécessite une voix qui communique, que la chorégraphe a trouvée en la personne d'une jeune chanteuse de talent née en 1999,  l'auteure-compositrice-interprète Meskerem Mees. Le trio a crée une structure basée sur le blues, en utilisant des rythmes et des battements par minute pour diviser les différents tempos.  Les textes se sont inspirés de la Tempête de Shakespeare. Très vite, la chanteuse a exprimé son souhait de participer à la danse, une discipline qu'elle n'avait jamais pratiquée auparavant et dont elle a voulu relever le défi. 


Anna Teresa De Keersmaeker souligne que le blues est une musique très physique : les anciens musiciens de blues jouaient sans amplificateur, martelant le rythme sur le plancher en bois et chantant et jouant fort, criant, pour faire plus de bruit que les gens qui dansaient. Une musique symbole de liberté qui parle de douleur et de joie, celles des esclaves noirs qui l'ont créée, et qui trouve écho dans nos propres douleurs et nos propres joies. Les danseurs l'expriment en groupe ou de manière individuelle, comme un essaim mouvant dont ils se détachent un moment pour exprimer leurs sentiments personnels pour bientôt rejoindre la collectivité. Et de ces danseurs s'élève par moment la voix mélodieuse aux lignes très pures d'une figure charismatique qui chante en diverses langues des phrases dont le sens n'est pas nécessairement clair. 

Les danseurs portent des maillots ornés de slogans qui expriment l'espoir de « I Cried To Dream Again » ou « There's Nothing I Can't Do ». Des citations viennent également s'imprimer sur la paroi de fond de scène. Meskerem Mees chante en allemand et en anglais, avec entre autres le poème Über allen Gipfeln ist Ruh du Wandrers Nachtlied de Goethe.  Autre originalité du spectacle, le guitariste de blues Carlos Garbin, ancien danseur de Rosas, fait lui aussi partie du groupe de danseurs. Ainsi les voix individuelles du chant, de la guitare et du saxophone, — un moment joué par Meskerem Mees, — émanés du groupe de danseurs, reviennent s'y fondre. Le blues, cette musique d'esclaves qui libère, rencontre bien l'histoire de la Tempête, dans laquelle Prospero maintient en esclavage dans l'espace clos de son île les personnages qui lui ont nui avant de les libérer. Et c'est à une même libération  jubilatoire qu'on assiste dans le tableau final d'EXIT ABOVE, comme un message d'espoir bienvenu dans un temps qui connaît des oppressions grandissantes et le recul des libertés collectives et individuelles.

Production et distribution

Choréographie Anne Teresa De Keersmaeker / Créé avec et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino (dansé par Nathan Felix-Rivot), Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer / Musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin / Performance musicale Meskerem Mees, Carlos Garbin / Schénographie Michel François / Lumières Max Adams / Conception des costumes Aouatif Boulaich / Texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselinck

Crédit photographique © Anne Van Aerschot

Pour visiter Barcelone, voir les informations fournies par Barcelona Turismo.

jeudi 15 mai 2025

Deux poèmes catalans dédiés à la Vierge de Montserrat et leur traduction

© Abbaye de Montserrat

Victor Balaguer  (1824-1901)
A la Vérge de Montserrat 

Vérge santa d' amor, patrona mia,
dels pobres y afligits guarda y consol,
més pura que la llum cuant naix lo dia,
més hermosa que'l cel cuant ix lo sol:

tal com se veu á l' áliga orgullosa
en la roca més alta fer lo cau,
tu la serra més alta y més hermosa
vas escullir per ferne ton palau.

Reyna dels cels, Mare de Dèu, perdona
si fins avuy no't dediquí un recort:
sols cuant véu sòn vaixell presa de l' ona,
buscan los ulls del navegant lo port;

sols cuant se véu en la presó angustiosa,
sa llibertat recorda lo cautiu;
sols cuant la tempestat brama furiosa
 l' oreneta s' acull dins del sèu niu.

 Jo vinch, com lo cautiu entre cadenas,
 un consol á buscar per mon dolor.
 ¡Los plors mòn front han arrugat! Las penas
 m'han ¡Mare meva! rosegat lo cor!

Com soldat que, fugint á tota brida,
las armas va per lo camí llansant,
aixis jo pel camí d' aquesta vida
á trossos lo meu cor he anat deixant.

Vérge de Montserrat, casta madona,
perla de las montanyas y dels cels,
á qui'ls ángels per fer una corona
arrancaren del cel un puny d' estels;

ta grandesa, Senyora, no repare
si avuy te parla en catalá ma veu,  
que'l catalá es la llengua en que ma mare
me ensenyá un jorn á benehir á Dèu. [...]

Vierge sainte d'amour, ma patronne,
protection et consolation des pauvres et des affligés,
plus pure que la lumière quand naît le jour,
plus belle que le ciel quand se lève le soleil :

comme on voit l'aigle fier
sur le rocher le plus haut faire son repaire,
toi la plus haute et la plus belle chaîne de montagnes
tu as choisi de brûler ton palais. 

Reine du Ciel, Mère de Dieu, pardonne
Si jusqu'à aujourd'hui je ne vous ai pas dédié un poème
seulement quand il voit  son navire pris dans la vague,
Les yeux du marin cherchent le port ; 

seulement quand il se retrouve dans la prison angoissée,
le captif se rappelle sa liberté
seulement quand la tempête gronde furieusement 
l'hirondelle se niche dans son nid. 

Je viens, comme le captif enchaîné,
chercher une consolation à ma douleur. 
Les larmes sur mon front se sont ridées ! Les douleurs,
ô ma Mère, m'ont rongé le cœur ! 

Comme un soldat qui, fuyant à toute vitesse,
lâche ses armes en descendant la route,
Je suis sur le chemin de cette vie.
J'ai laissé mon cœur en morceaux. 

Vierge de Montserrat, chaste madone, 
perle des montagnes et des cieux,
Pour quels anges doit-on faire une couronne ?
Ils ont cueilli une poignée d’étoiles dans le ciel ; 

Votre grandeur, Madame, me pardonne
si aujourd'hui ma voix te parle en catalan, 
C'est que le catalan est la langue que parle ma mère
dans laquelle elle m'a appris un jour à bénir Dieu.

Père Bartomeu Barceló (1888-1973)
La Moreneta

 « Cel amunt se'n va l'encens, 
mar endins la barcarola, 
i a vostres plantes se'n vola, 
moreneta, nostre cor. 
Quan a vostre peus de reina 
palpitant d'amor es posa, 
l'aleteig  de l'alosa, 
i el perfum d'un bés en flor. 
Si, llavors, un pom d'estrelles 
poqués prendre a l’infinit, 
coronada irieu d'elles, 
Verge Bruna com la nit... » 

« Vers le ciel monte l'encens, 
vers la mer la barcarole, 
et à vos pieds s'envole, Moreneta, notre cœur. 
Quand à vos pieds de reine, 
palpitant d'amour il se pose, 
il a de l'alouette le battement léger
et d'un baiser en fleur le parfum. 
Alors si, dans l'infini, 
un bouquet d'étoiles je pouvais cueillir, 
d'étoiles vous seriez couronnée, 
Vierge Brune comme la nuit. » 



mardi 13 mai 2025

Das Jagdgewehr, un opéra contemporain de Thomas Larcher au théâtre Cuvilliés de Munich

E.Rognerud ,V.Bispo,  J.Zara,  X.PuskarzThomas,  D.Jones

La base de l'opéra est la nouvelle Le fusil de chasse (Ryōjū / 猟銃, en allemand Das Jagdgewehr) de l'écrivain japonais Yasushi Inoue (1907-1991). Parue en 1949, la nouvelle est la première longue publication de l'auteur, qui lui valut une grande reconnaissance. Le point de départ est le poème en prose Le fusil de chasse, qu'Inoue avait déjà publié en 1948 et qu'il transpose dans la nouvelle, sous une forme légèrement modifiée, dans la bouche du personnage du poète. La forme du texte est inhabituelle avec une intrigue cadre du point de vue du poète et trois lettres dans lesquelles les femmes Shoko, Midori et Saiko exposent successivement leur point de vue sur les années passées. En 1964, le livre, traduit par le japonologue Oscar Benl, fut la première des œuvres d'Inoue à paraître en allemand ; Inoue devint par la suite l'un des écrivains japonais les plus lus en Allemagne au XXe siècle.

Friederike Gösweiner a tiré des cent pages de l'original un livret composé d'un prologue et de treize courtes scènes, dans lequel elle utilise exclusivement le texte original de la nouvelle. Les scènes racontent les événements dans l'ordre chronologique ; presque chaque scène oscille entre le niveau temporel dans lequel les lettres sont écrites et le niveau temporel des événements qui y sont décrits.

La composition

Après des compositions vocales pour différentes formations comme le cycle My Illness is the Medicine I Need pour soprano et trio de piano (2002), Das Spiel ist aus pour 24 voix (2013) et sa première symphonie Alle Tage pour baryton et orchestre (2015), Das Jagdgewehr est le premier opéra de Thomas Larcher. Il poursuit ici, dans les rôles des cinq solistes, son exploration de la voix humaine, y compris dans des registres extrêmes, et des possibilités d'harmonie avec les instruments. L'orchestre de chambre de 20 musiciens comprend également des instruments tels que l'accordéon et le piano préparé, ainsi qu'un grand nombre d'instruments de percussion. Un chœur à sept voix récite le poème qui donne son titre au spectacle et intensifie à certains moments les déclarations des protagonistes.

La première mondiale

Das Jagdgewehr était une commande du Festival de Bregenz, dont Larcher était le compositeur en résidence en 2018. La première représentation interprétée par l'Ensemble Modern  eut lieu le 15 août 2018 dans la mise en scène de Karl Markovics et sous la direction musicale de Michael Boder à la Werkstattbühne du Festival de Bregenz. Au cours de l'été 2019, la mise en scène de Bregenz a été jouée au festival d'Aldeburgh en Grande-Bretagne avec une distribution partiellement renouvelée. La reprise prévue pour mars 2020 à l'opéra national d'Amsterdam dut être annulée en raison du début des mesures contre la propagation du virus Corona.

X.Puskarz Thomas, J.Zara, V.Bispo, E.Rognerud

Synopsis

PROLOGUE MONTEVERDI

Une nature idyllique cède la place à la complainte d’un solitaire.

Prologue

Le poète et le choeur récitent le poème en prose du poète sur un chasseur solitaire au mont Amagi, le fusil à deux canons sur l’épaule, derrière lequel s’étend un « lit de rivière blanc et morne ».

Acte I

1ère scène (1947) : Le poète reçoit une lettre de Josuke Misugi, qui s’est reconnu comme étant le chasseur qui lui avait inspiré le poème à l’occasion d’une rencontre en montagne. Josuke annonce qu’il lui fera passer trois lettres qui expliqueront sa situation de solitude.

2ème scène (1947) : Ces lettres s'avèrent être les lettres d’adieu de trois femmes à Josuke : sa nièce Shoko lui avoue avoir lu le journal de sa mère Saiko avant la mort de celle-ci et d’y avoir appris qu’il avait une liaison avec Saiko. Son épouse Midori ne comprend plus comment elle a pu le supporter « plus de dix années » et lui demande le divorce dans sa lettre. Saiko, la mère de Shoko et la maîtresse de Josuke, souhaite lui révéler son « vrai moi » dans sa lettre ; lorsque Josuke recevra sa lettre, elle ne sera plus en vie.

3ème scène (1934) : Josuke et Saiko se sont rendus en amoureux secrets dans la station balnéaire Atami. Ils décident d’être « de grands criminels » et de tromper « Midori et le monde entier ». Midori a suivi secrètement son mari et découvre que sa maîtresse est sa cousine Saiko. La Midori du temps de la lettre se souvient comme elle était tiraillée et qu’elle était finalement rentrée à la maison sans s’être fait connaître.

4ème scène (1934) : Saiko et Josuke observent de leur chambre d’hôtel un bateau de pêche en feu. La Saiko du temps de la lettre se souvient avoir été toujours décidée, à partir de ce moment-là, de mourir si jamais Midori devait découvrir leur liaison.

Acte II

5ème scène (quelques années plus tard) : Josuke se compare Saiko, Midori et lui-même avec trois des serpents naturalisés qui sont exposés à la faculté des sciences.

6ème scène (plus tard le même jour) : Shoko feuillette l’album photo familial et demande à sa mère Saiko pourquoi elle a demandé à divorcer de Kadota, le père de Shoko. Saiko ne souhaite pas en parler. La Shoko du temps de la lettre s’étonne de ce que sa mère ait réussi à lui cacher ses deux secrets : la raison du divorce et la liaison avec Josuke.

Intermède Monteverdi

Pendant un bref moment, l’univers de la famille semble harmonieux.

7ème scène (le même jour) : Midori rappelle à Josuke le jour où il est rentré à la maison, qu’ils se sont ignorés mutuellement et qu’il a commencé à nettoyer son fusil de chasse. Dans le reflet d’une vitre, elle l’a observé la viser secrètement dans le dos, sans appuyer sur la détente.

Acte III

Scène 8 (1947) : Saiko est malade, Midori vient lui rendre visite. Elle confronte spontanément Saiko à sa connaissance de la liaison clandestine : « J'ai tout vu ce jour-là ! » lui dit-elle, et l'assure qu'elle ne lui en veut pas - elle aussi l'a trompée par ses longues années de silence.

Scène 9 (le soir même) : Shoko annonce à sa mère que son père Kadota s'est remarié. Saiko réagit de façon très affectée. Dans sa lettre, elle rappelle à Josuke un raid aérien sur son quartier en 1945, et lui avoue qu'à l'époque elle n'a pas pleuré de peur, mais de nostalgie pour Kadota. Saiko remet à Shoko son journal intime et lui demande de le brûler. Shoko lit le journal à la recherche d'informations sur son père, mais apprend la relation secrète de sa mère avec Josuke.
Scène 10 (le lendemain matin) : Saiko dit à Shoko qu'elle a pris du poison. Shoko appelle Josuke et lui demande de venir. Au lieu de Josuke, c'est Midori qui se précipite vers eux. Saiko est déjà morte.
Scène 11 (la nuit suivante) : Shoko, Midori et Josuke veillent le corps de Saiko. Ils se parlent à peine.
Scène 12 (comme scène 2) : Les femmes terminent leurs lettres. Shoko ne veut plus jamais revoir son oncle Josuke. Midori quittera la maison commune et emportera un tableau de Gauguin. Saiko résume sa vie : « Toute ma vie, je n'ai poursuivi que le bonheur d'être aimée. » Josuke se considère comme un raté et un solitaire.
Scène 13 (comme scène 1) : Le poète se demande ce que les lettres peuvent signifier pour Josuke.

Épilogue Monteverdi

Une personne regrette une erreur commise mais doit par la suite vivre avec ses conséquences, et ne peut se cacher d'elle-même nulle part.

J.Zara, D.Jones,  E.Rognerud, V.Bispo

Une soirée aux impressions contrastées

Sur le plan technique le spectacle est impeccable en tout et en partie. Les spectateurs, d'abord réunis dans le grand hall octogonal du théâtre Cuvilliés, lèvent bien vite les yeux et la tête lorsqu'ils entendent les accents mélodieux d'un air de Monteverdi interprétés par les chanteurs situés tout autour de la mezzanine du premier étage. Des sonorités qui flattent l'oreille et touchent l'âme, une musique d'élévation avec cet air d'introduction qui nous ramène aux origines de l'opéra. Lors de l'entrée dans la somptueuse salle rococo on voit sur la scène une grande structure pentagonale sur fond de rideau doré. 

Avec de telles prémisses on s'attend à passer une agréable soirée. Mais on est très vite confronté aux sons déchirants de la composition de Thomas Larcher qui expriment l'histoire infernale d'une relation triangulaire se déroulant en huis clos et se terminant par le suicide d'une des protagonistes. L'enfer, c'est les autres ! Une jeune femme découvre après des années que sa mère fut la maîtresse de son oncle marié. L'histoire est rendue extrêmement complexe par le fait qu'elle est narrée via le discours indirect de l'écriture d'un poème et d'une série de lettres et aussi parce que le récit ne suit pas un ordre chronologique mais fonctionne par une série de retours en arrière. Les cinq protagonistes vivent des sentiments extrêmes qui sont encore exacerbés par le fait qu'ils ne communiquent pas, ils vivent dans la pathologie du non-dit. La composition de Thomas Larcher rend compte de ces exacerbations en créant un univers sonore infernal, à la limite du supportable, qui exprime les tempêtes et les déchirements  intérieurs des personnages. Tout l'opéra donne à entendre une longue suite expressionniste de cris, comme si l'œuvre maîtresse d'Edward Munch prenait corps sur scène et se voyait démultipliée. Les trois petits madrigaux de Monteverdi offrent de fort courts moments de répit, mais ne sont que des gouttes de douceur qui tombent sur l'incandescence des hurlements intérieurs des personnages et sur les oreilles malmenées des spectateurs. 

Pourtant les personnages évoluent dans le décor envoûtant et sans doute symbolique d'un pentagone régulier convexe : ces cinq côtés représentent-ils les cinq personnages ou plus généralement l'humain avec ses cinq sens, les cinq doigts des pieds et des mains, les cinq extrémités du corps, ou encore la quintessence ? Le pentagone est formé de miroirs qui réfléchissent l'action qui se déroule en son centre et lui donnent des perspectives différentes, il va bientôt former un tunnel en se démultipliant. Dans la gnose, le pentagone est une porte ouverte vers la connaissance, mais cette connaissance n'est pas ici accessible aux cinq personnages qui, restant enfermés dans leur monde intérieur,  ne peuvent s'ouvrir à la beauté du monde. 

Les cinq côtés du pentagone sont incarnés par cinq chanteuses et chanteurs chargés d'exprimer les sensations et les sentiments excruciants éprouvés par leurs personnages. Ils appartiennent tous les cinq, ou ont appartenu dans un passé récent, à l'Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper. L'exigeante partition les entraîne aux confins de leurs limites vocales. Le ténor gallois Daffyd Jones chante le rôle charnière du poète, il prend en charge la relation entre la scène et la salle en poussant parfois son beau ténor dans les altitudes du haute-contre. La soprano norvégienne Eirin Rognerud interprète le rôle de la femme trompée et la soprano américaine Juliana Zara, qui s'est spécialisée dans les musiques contemporaines celui de Shoko, la fille que sa mère a tenue dans l'ignorance de sa situation. Ces deux rôles brillamment tenus exigent des montées dans l'aigu tendues à l'extrême de l'imaginable. Le baryton brésilien Victor Bispo, qui fera partie de la troupe de la Bayerische Staatsoper à partir de la saison prochaine, s'est coulé dans la peau du séducteur Josuke, il séduit par son charisme et d'impressionnantes descentes dans le grave. La mezzo-soprano australienne Xenia Puskarz Thomas scintille dans le rôle de Saiko, la femme adultère, de sa voix aux douceurs satinées. Depuis les loges du balcon proches de la scène, le choeur de la Zürcher Sing-Akademie, qui excelle tant dans le répertoire de la Renaissance que dans celui des musiques contemporaines, compatit comme un miroir vocal aux tourmentes des damnés humains enfermés dans le pentagone. Le chef invité Francesco Angelico, passionné de musique contemporaine, a donné une direction d'orchestre rigoureuse et précise. L'Orchestre d'État de Bavière a quant à lui une fois de plus fait la démonstration de l'excellence d'une compétence étendue à tous les répertoires de la musique d'opéra.

L'opéra de Thomas Larcher reste d'un accès difficile en raison de la complexité du livret, un texte que la plupart des spectateurs découvrent au moment de l'audition. L'action de l'opéra évoque l'insoutenable médiocrité des humains responsables de leur propre misère et son écoute ne manque pas d'être éprouvante, c'est une musique qui déchire et qui agite douloureusement les oreilles et les cœurs. 

Source : les premières parties de cet article reprennent ou traduisent des extraits du programme de la Bayerische Staatsoper, que nous avons fait suivre en dernière partie de notre commentaire.

Crédit photographique © Geoffroy Schied


Fiche technique et distribution

Das Jagdgewehr (Le fusil de chasse), opéra de Thomas Larcher sur un livret de Friederike Gösweiner d'après la nouvelle Das Jagdgewehr  de Yasushi Inoue dans la traduction d'Oscar Benl

Avec trois madrigaux de Claudio Monteverdi
« O rossignuol »
« S'andasse amor a caccia »
« Vivrò fra i miei tormenti »

Direction musicale Francesco Angelico
Mise en scène Ulrike Schwab
Décors et costumes Jule Saworski
Lumières Lukas Kaschube
Chœur Florian Helgath
Dramaturgie Ariane Bliss

Juliana Zara Shoko 
Eirin Rognerud Midori
Xenia Puskarz Thomas Saiko
Dafydd Jones Le poète
Vitor Bispo Josuke Misugi 

Bayerisches Staatsorchester
Zürcher Sing-Akademie


lundi 12 mai 2025

La Tosca historique triomphe à l’Opéra de Rome

 

2025 est une année Tosca au Teatro Costanzi de Rome, qui fête le 125ème anniversaire de cet opéra dont la première mondiale eut lieu à Rome le 14 janvier 1900. Depuis lors, le chef-d’œuvre de Giacomo est bien vite entré au Panthéon des chefs-d’œuvre absolus du répertoire lyrique. À Rome, il est devenu un élément fondateur de l’identité artistique du Teatro dell’Opera, consolidant un lien profond avec la ville et son public.
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En mars 2015, le Teatro dell’Opera di Roma avait présenté une nouvelle production de Tosca, basée sur les esquisses originales de la première mondiale du 14 janvier 1900, une opération qui visait à valoriser la mémoire du théâtre et à réactiver un patrimoine archivistique inestimable, celui des Archives historiques Ricordi, en faisant revivre, avec rigueur mais sans prétentions philologiques rendues impossibles par les temps et les espaces nouveaux, un spectacle qui a marqué l’histoire.


Pour célébrer le cent vingt-cinquième anniversaire, le Teatro dell’Opera multiplie les représentations de Tosca. Il a également procédé à une restauration de la production et inauguré Tosca 125, une exposition studio présentée dans le petit musée installé dans une salle du troisième étage, rénovée pour l’occasion.


Le 14 janvier 2025, la représentation, honorée de la présence de Sergio Matarella, Président de la République, fut dirigée par Michele Mariotti, le directeur musical de l’Opéra de Rome, et interprétée par Saioa Hernández (Tosca), Gregory Kunde (Caravadossi) et Igor Golovatenko (baron Scarpia). Depuis les représentations se succèdent comme autant de joyeuses salves avec des directions d’orchestre et des distributions prestigieuses : Ivan Ciampa, Anastasia Bartoli, Vincenzo Costanzo et Gevorg Hakobyan / Daniel Oren, Anna Netrebko, Yusif Eyvazov et Amartuvshin Enkbath / Daniel Oren, Yolanda Auyanet, Luciano Ganci et Gabriele Viviani / James Conlon, Anna Pirozzi, Luciano Ganci et Claudio Sgura. Chacune des représentations se joue à guichets fermés et aux entractes, on entend que de nombreux spectateurs romains ont tenu à revenir au Teatro dell’Opera pour apprécier une autre distribution.

Tableaux d’une exposition

Le choix du Théâtre Costanzi comme lieu de la première de Tosca n’avait pas été l’effet du hasard. Tosca n’aurait pas pu être créée ailleurs, se déroulant dans des lieux symboliques de Rome tels que la basilique Sant’Andrea della Valle, le Palais Farnèse et le Château Saint-Ange. De plus, le Théâtre Costanzi, malgré sa brève histoire, — il fut inauguré en 1880, — avait déjà accueilli des premières mondiales mémorables, dont la Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni en 1890. Pour Puccini et son éditeur Ricordi, le théâtre romain représentait donc le contexte idéal pour le lancement d’une œuvre nouvelle et ambitieuse.

Dans le souci de préserver et de renouveler le lien entre la mémoire historique et le présent, l’exposition s’est attachée à évoquer la genèse de la Tosca de Puccini et sa première production, signée Adolf Hohenstein, fidèlement reconstituée depuis 2015 à travers des partitions manuscrites, des partitions, des croquis, des figurines, des lettres, des photographies et des accessoires de scène provenant de l’Archivio Storico Ricordi et des propres collections du Teatro dell’Opera di Roma.

Les principes qui avaient présidé à la création des costumes de la première Tosca avaient combiné la fidélité historique et les exigences théâtrales. L’impresario Guglielmo Canori, mandaté par Giulio Ricordi, s’était consacré à la recherche de matériaux iconographiques sur les vêtements en usage à Rome au début du XIXe siècle, identifiant auprès d’un collectionneur une série de gravures sur cuivre de Giuseppe Capparoni représentant les costumes de la cour papale sous Léon XII. Ces gravures avaient servi de base à la conception de nombreux costumes conçus par Adolf Hohenstein.

L’exposition présente le costume de Hohenstein pour les gardes suisses du premier acte de l’opéra. En le comparant avec l’estampe de Capparoni, on peut y voir une parenté évidente, mais aussi une certaine liberté d’interprétation. Une liberté que Ricordi n’avait pas acceptée. Pour la version finale du costume, une proposition plus proche de l’image de Capparoni a été choisie. Le costume de l’exposition reproduit fidèlement le costume utilisé lors de la première mondiale.


Pour Ricordi, il était donc essentiel de maintenir la plus grande adhésion possible aux données historiques, selon une esthétique du réalisme qui a informé toute l’opération. Mais pour les protagonistes, et notamment pour Floria Tosca, le modèle offert par la mise en scène du drame de Victorien Sardou fut également déterminant. Les costumes de Floria Tosca, par exemple, reprennent des éléments des robes conçues pour Sarah Bernhardt, assurant ainsi une interprétation visuellement ancrée dans l’univers théâtral.


Les accessoires de Tosca, conservés aux Archives historiques Ricordi de Milan, documentent des accessoires de scène, petits et grands, ainsi que des accessoires de personnages tels que des armes, des chapeaux et des armures. Ces matériaux témoignent de l’esthétique réaliste qui a caractérisé la première mondiale de l’opéra.

Un exemple significatif de ce souci du détail ressort d’une lettre de Tito Ricordi à Puccini, dans laquelle il fait référence aux fusils du troisième acte. Tito Ricordi écrit : « Il y a quelques jours, j’ai essayé le modèle de fusil de Tosca aux Arènes. Le résultat était excellent. Le fusil est absolument inoffensif, il produit un bel éclair, accompagné de fumée et d’une détonation très forte. » Ricordi lui-même était chargé de rechercher et de tester les armes de scène, afin que celles-ci, bien que factices, produisent l’effet visuel et sonore de véritables armes. Dans la même lettre, Tito souligne également l’importance de l’authenticité des autres accessoires de scène, tels que la vaisselle et le mobilier, précisant qu’ils devaient être réels et non fabriqués avec des matériaux de scène traditionnels. Il écrit : « Nous achèterons de la vraie vaisselle, des serviettes, de la vaisselle, etc., pas de papier mâché, pas de feutre. »


Si on ne le connaissait pas encore, on s’étonne aux salutations finales de la petite taille de James Conlon alors que sa direction d’orchestre lui donne une énorme stature musicale. Bien connu du public français, Conlon préside depuis 2006 aux destinées de l’opéra de Los Angeles. Colon connaît sa Tosca sur le bout des doigts ou si l’on veut de sa baguette pour l’avoir dirigée plus que tout autre opéra au cours de sa brillante carrière. Sa profonde connaissance de l’œuvre se perçoit à chaque moment, il sait en révéler la richesse symphonique, il souligne ces leitmotivs, — un art que Puccini est allé étudier Bayreuth, — notamment ceux qui définissent le chef de la police Scarpia, s’attache à caractériser les personnages et à cet effet se montre particulièrement attentif au rapport entre la fosse et la scène. James Conlon incite l’orchestre à nous faire participer aux émotions contrastées des personnages : c’est ici la sensualité du duo d’amour du premier acte souligné en son amorce par le pizzicato des cordes, là la caresse des violoncelles à l’entame du Te Deum, puis loin la douceur mélancolique du solo de violoncelle pendant le ” Vissi d’arte “, plus loin encore le moment musical bouleversant de la lettre d’adieu de Caravadossi à Tosca, qui d’une atmosphère dramatique et anxieuse passe à la douceur d’un thème amoureux précurseur de l’arrivée de Tosca.

L’exposition présente le manuscrit original de Tosca ouvert à sa dernière page. Ayant repris le projet de Tosca, Puccini s’y consacra intensivement à partir de 1898, en étroite collaboration avec les librettistes Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, et sous la supervision attentive de Giulio Ricordi. La dernière page de la partition autographe porte l’annotation : « Torre del Lago, 29 7mbre 99 ore 4.15 di mattino » (Torre del Lago, 29 septembre 1899, à 4heures et quart du matin). Puccini enregistrait ainsi la conclusion de l’œuvre, bien qu’il lui restât à achever le prélude du troisième acte.

Certains passages de la partition autographe révèlent comment Puccini concevait simultanément la musique et l’action scénique. Par exemple, dans les pages contenant l’iconique « scène des chandeliers », qui clôt l’acte II (acte IV, dans Sardou) et scelle la mise à mort de Scarpia par Tosca, on peut lire « Tosca allume deux cierges », « prend le Christ et le place sur la poitrine de Scarpia et les deux chandeliers de part et d’autre du cadavre », « en marchant lentement ». La fusion de la dimension sonore et visuelle lui était essentielle. 

Pour Ricordi aussi, l’efficacité scénique était centrale. Les documents des Archives historiques témoignent de l’attention portée à la gestion des masses. « L’ordre de marche » du grandiose et complexe Te Deum qui conclut le premier acte, par exemple, est le résultat d’une recherche minutieuse sur les processions religieuses du XIXe siècle et sur l’efficacité de leur rendu théâtral vraisemblable, quoique non philologique.


Dans Tosca, Rome assume le rôle de co-protagoniste, créant un lien indissociable entre l’action et le contexte. Ricordi et ses collaborateurs ont consacré une grande attention à restituer avec rigueur et force évocatrice le caractère romain du drame, un aspect considéré comme crucial en vue de la première mondiale au Teatro Costanzi. L’élaboration de la scénographie s’est appuyée sur une étude scrupuleuse des sources iconographiques, notamment des photographies de vues et d’intérieurs romains ici exposée.


La relation entre ces documents et les premiers croquis est claire. Ce fut Adolf Hohenstein, — collaborateur de l’éditeur depuis 1889, devenu plus tard directeur artistique de la Casa Ricordi, — qui créa les trois esquisses définitives : Sant’Andrea della Valle, dynamisée par un point de fuite décentralisé ; la chambre de Scarpia au Palais Farnèse, qui apparaît extrêmement profonde grâce à un jeu de perspective magistral et la terrasse du Château Saint-Ange, avec Saint-Pierre dominant le décor et la structure imposante du mausolée s’étendant idéalement au-delà des limites de la scène.


Représentation du 9 mai 2025

La reconstruction de la scénographie historique de 1900 est une réussite admirable, elle redonne parfaitement vie à l’opéra tel que Puccini le vit pour la première fois : on entend le son des matines que Giacomo Puccini venait entendre à l’aube pour noter l’intonation correcte à insérer dans la partition, on admire les intérieurs dorés de la basilique baroque Sant’Andrea della Valle, on s’émerveille devant les fastes et les rutilements de la grande procession qui clôture le premier acte ; au troisième acte, on admire les vues de Saint-Pierre dans l’aube romaine depuis la terrasse du Château Saint-Ange.

Si on ne l’a déjà faite, la reconstitution de la Tosca originale invite à faire une balade musicale sur les lieux de l'action : de Sant’Andrea della Valle, en marchant en direction du Campo de´ Fiori, on arrive sur la Piazza Farnese, dominée par le palais du même nom datant du XVIe siècle, théâtre du second acte ; derrière le Palais Farnèse, on atteint la promenade fluviale, d’où on arrive au Pont Saint-Ange, suggestif accès à l’imposant Château Saint-Ange, de l’autre côté du Tibre.


Anna Pirozzi donne une Tosca d’une maturité olympienne qu’elle dispense de son somptueux soprano dramatique doté d’une technique sans faille et qu’elle accompagne du talent théâtral d’une grande tragédienne. Elle joue la scène du meurtre et du pardon chrétien en suivant très exactement les indications de Puccini, les chandeliers de part et d’autre du corps, le crucifix déposé sur la poitrine du prédateur. Anna Pirozzi nous fait ressentir la puissance de la foi au moment même des pires ignominies, elle est puissante et magistrale, sa Tosca s’inscrit dans la lignée de celles de Maria Callas, de Raina Kabaivanska ou encore de Mirella Freni. Cette grande dame du chant d’opéra privilégie les mises en scène classiques et son engagement total dans le rôle laisse penser qu’elle est ravie de la reconstruction de la première scénographie et des costumes d’époque.


Romain et très fier de l’être (on le comprend sans peine), Luciano Ganci est aussi vaticanesque puisqu’il a fait ses premiers pas musicaux en rejoignant le Chœur de la Chapelle Sixtine. Il se montre lui aussi enchanté de cet opéra dont toute l’action se déroule dans la Rome de 1800. Dans une interview accordée il y a trois ans au Messagero, il avançait « Cavaradossi et moi [nous sommes] unis par un esprit romain authentique et rêveur ». Il se sent proche de son personnage, artiste comme lui, fidèle en amitié, fervent et spontané : ” [Caravadossi] se lance dans une bataille perdue d’avance. Il sait qu’il va mourir, mais il cache la réalité à Tosca, un peu comme le faisait Benigni dans La vita è bella quand, pour ne pas effrayer son fils, il lui faisait croire qu’ils gagneraient avec un char d’assaut ». Son chant est à l’aune de la montée dramatique de l’oeuvre, depuis la romance “Recondita armonia” du premier acte jusqu’au duo “Via pel mar!” avec Tosca du troisième acte. Luciano Ganci gagne en intensité au fil des scènes. En point d’orgue son “E lucevan le stelle” est des plus émouvants. Le mezzo voce d’une grande beauté et la puissance dans les aigus s’accompagnent d’une projection et d’un phrasé extrêmement soignés.


Ariunbaatar Ganbaatar prête la prestance de sa haute stature et son baryton-Verdi doté de graves impressionnants et d’un phrasé remarquable au baron Scarpia, dont il dessine parfaitement le tartuffisme sacerdotal et judiciaire*. En examinant ce Scarpia si bien défini en ces temps d’élection pontificale, on ne peut s’empêcher de penser qu’il a exactement le profil de ces soi-disant catholiques prêcheurs de vertu que le nouveau pape se prépare à affronter. Assurément un contre-rôle pour ce baryton originaire de Mongolie. Le seul regret à la fin du deuxième acte, c’est de savoir qu’il n’apparaîtra plus au troisième, sinon par les effets monstrueux de l’exécution ordonnée par son personnage. Tous les rôles secondaires sont de belle tenue.

Une soirée grandiose dûment saluée par les ovations d’un public ému, enthousiaste et ravi.

Luc-Henri ROGER
9 Mai 2025

Distribution

Musique Giacomo Puccini
Mélodrame en trois actes
Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica
D’après le drame homonyme de Victorien Sardou

Direction d’orchestre James Conlon
Mise en scène Alessandro Talevi
Chef de chœur Ciro Visco
Scénographie d’Adolf Hohenstein reconstituée par Carlo Savi
Costumes Adolf Hohenstein reconstitués par Anna Biagiotti
Lumières Vinicio Cheli

Floria Tosca Anna Pirozzi
Mario Cavaradossi Luciano Ganci
Baron Scarpia Ariunbaatar Ganbaatar
Cesare Angelotti Luciano Leoni
Sacristain Domenico Colaianni
Spoletta Matteo Mezzaro
Sciarrone Marco Severin
Un geôlier Carlo Alberto Gioja

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Rome
Avec la participation du Chœur d’Enfants de l’Opéra de Rome (maestro Alberto de Sanctis)

Crédit photographique © Opera de Rome/Ricordi pour les photos de l'exposition et © Fabrizio Sansoni-Teatro dell_Opera di Roma pour les photos de la production.

Source du texte des Tableaux d'une exposition.: panneaux explicatifs de l'exposition.

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